Retour sur l’histoire militante et engagée d’un collectif de soignants et patients de la psychiatrie contre le tout sécuritaire voulu, à l’époque, par Nicolas Sarkozy.
Épisode 2 – Un 12 décembre pas comme les autres
Au centre de jour de Montfermeil, au nord de Paris, ce mardi 2 décembre 2008, la journée s’engage, un peu comme d’habitude. Le mardi, c’est la grande journée : réunion avec tous les patients, les soignants, fixation du programme de la journée, préparation du repas. Puis la reprise de l’atelier théâtre après le succès de la création publique à Pantin du mois dernier. Enfin, discussion libre. Tout sujet est le bienvenu. De l’autre côté de la région, à Antony, se prépare une tout autre réunion. Une rencontre qui va m’entraîner, mais je l’ignore encore, dans un engagement inédit jusque-là. Pourtant, toutes ces années passées en psychiatrie ont été riches en actions militantes. Et moi, je suis encore sur un petit nuage de joie : voilà trois jours, je suis devenu grand-père ! Alexandre, mon premier petit-fils, est né…
Une riposte unitaire
Le lendemain, mercredi 3, je reçois un premier mail de mon ami Yves Gigou qui m’informe du discours de Nicolas Sarkozy à l’hôpital psychiatrique d’Antony ! Le propos présidentiel me révolte immédiatement. J’ai certes la révolte facile, la réactivité coutumière, mais là, cela me paraît insensé. Une avalanche de mails me parvient de toutes parts. Et surtout, celui d’Hervé, « Alerte ! », qu’il a aussi adressé à douze autres collègues, psychiatres, infirmiers, internes, tous engagés syndicalement.
Hervé Bokobza est un ancien copain. Nous nous sommes connus en 1975, internes ensemble dans le même service à l’hôpital psychiatrique de Moisselles. Des connivences anciennes, malgré des positionnements politiques différents dans ces années post-68. Mais aussi un cheminement syndical dans des organisations de psychiatres proches. Il m’avait sollicité pour les États généraux de la psychiatrie en 2003, à Montpellier. Mais aussi et surtout, les traces d’un congrès mémorable en 2005, à Ghardaïa en Algérie.
Je réagis immédiatement dès la réception de son message. « Tout à fait d’accord avec toi, Hervé ! Je peux contacter d’autres collègues, le syndicat Sud de Ville-Evrard. Une riposte unitaire de l’ensemble des soignants, et pourquoi pas avec des familles et des ex-patients, est nécessaire, indispensable et urgente, ainsi que peut–être la construction d’un regroupement sur le mode d’une coordination, pourquoi pas ? »
Deux jours après, nous sommes déjà vingt-quatre dans la boucle, la plupart dans des organisations syndicales et des collectifs de soignants, lorsqu’Élie Winter annonce la date et l’heure de la réunion, vendredi 12 à 20 heures au local du syndicat des psychiatres privés. Message clair : « Pour se retrouver « comme au bon vieux temps » (comme dit Angelo (Poli), pour ne pas laisser passer n’importe quoi ! L’heure est à la réaction coordonnée ! Et ça urge ! Venez donc et invitez toute personne qui souhaiterait participer. »
Souiller la souffrance de nos patients
Un mois auparavant, une pétition « Non à la perpétuité sur ordonnance », à l’initiative de l’association Pratiques de la folie, avait réuni 5 600 signataires, pour protester contre la loi du 25 février 2008 instaurant la rétention de sûreté. Déjà la « dangerosité des malades », qui marquait une rupture dans notre Droit. Quelques jours après le discours présidentiel du 2 décembre, une tribune regroupant plusieurs organisations dénonce « La politique de la peur ». Est-ce le début d’une effervescence militante qui annonce un mouvement en devenir ?
19 heures, ce vendredi 12 décembre, dans ce local syndical, dans le XIIe arrondissement de Paris, je retrouve de nombreux copains, des gens aperçus, rencontrés dans des congrès ou des colloques. D’autres, dont je vais faire la connaissance. L’ambiance est particulière : un mélange de tension et de colère, mais aussi la satisfaction de nous retrouver aussi nombreux. L’importance du moment est palpable. La petite salle est en effet pleine à craquer. Des gens sont debout, Roland Gori, rencontré au hasard par Hervé à la gare de Lyon, a accepté de nous rejoindre. Michaël Guyader, psychiatre dans l’Essonne est là aussi : dès le 8, il a envoyé une lettre ouverte au président de la République, assez splendide, bien dans son style poétique et politique « Éluard écrit dans Souvenirs de la maison des fous « ma souffrance est souillée ». Après le meurtre de Grenoble, votre impatience à répondre dans l’instant à l’aspiration au pire, (..) et que vous avez, semble-t-il tant de difficulté à contenir, vous a amené dans votre discours du 2 décembre à l’hôpital Erasme d’Antony à souiller la souffrance de nos patients. »
Des collègues sont venus de province, de Blois, de Niort, de Reims, de Lille. Il y a là des soignants toutes professions confondues en psychiatrie, du public, du privé, du médicosocial. La dominante est plutôt masculine. La plupart des présents sont déjà bien engagés dans leurs carrières et leurs trajectoires professionnelles, et aussi dans divers syndicats et organisations. Nous avons tous autour des 50-60 ans… Mais un bon tiers sont plus jeunes, ce qui nous réjouit. Car l’inquiétude montait depuis quelques années sur la reprise de flambeau du côté de l’engagement militant en psychiatrie. Grâce au dynamisme d’un interne initiateur de l’association Utopsy, Mathieu Bellahsen, plusieurs internes sont là, et notamment plusieurs femmes, témoignant de la féminisation de la profession.
Contre la nuit sécuritaire
Trois heures de débats. Ils sont sérieux, empreints d’écoute, d’attention. Les oppositions, les rivalités, les narcissismes des petites différences, les désaccords sont laissés de côté face à l’importance du moment. Comme l’énonce Hervé, « nous sommes expropriés de notre fonction soignante ». Lui, l’initiateur de la réunion, assure les tours de parole, qui sont, chose étonnante et inhabituelle, particulièrement bien respectés ! Bien sûr, la parole circule entre celles et ceux qui sont habitués aux prises de parole des congrès et des réunions professionnelles, mais les jeunes et quelques autres plus silencieux sont tout de même sollicités à donner leur point de vue. Une certaine convivialité s’installe, qui va se traduire par nous retrouver à quelques-uns à l’issue de la réunion pour aller boire un pot au bistrot du coin, encore ouvert à 23h30.
Se passe-t-il quelque chose ? Comment en être certain ? Un projet d’action émerge, une cohérence se révèle malgré les différences des itinéraires, des pratiques, des références théoriques de chacun. Intérieurement je me demande s’il n’y a pas là, ce soir, la potentialité de la création de ce mouvement que j’espérais depuis longtemps. Tellement attentif, je constate que je me suis limité dans ma prise de notes, moi qui habituellement ne cesse dans la plupart des réunions de noircir mes carnets… Étonné aussi de ne pas me sentir irrité comme à l’accoutumée par des interventions, parfois pénibles. L’idée d’un Appel fait l’unanimité. Un acte public ? Cela paraît indispensable. Mais lequel ? Les propositions de sollicitation ou d’association avec les organisations politiques et les grandes centrales syndicales sont gentiment écartées, « pour le moment », au profit d’engagement et de signature individuelle de chacune et chacun des présents. Pour agir vite, il n’y a pas le temps d’obtenir les accords des bureaux nationaux des syndicats de psychiatres, de psychologues, et encore plus compliqués de grandes organisations politiques…
Une prochaine réunion est prévue rapidement pour organiser la suite. Présent à cette réunion,
Éric Favereau est d’accord pour publier l’Appel dans Libé. Il est réaffirmé que chacun signera en son nom. Cinq personnes, qui se connaissent assez peu, se proposent et parviennent à rédiger ce texte pendant le week-end. Nous nous comptons. Nous sommes trente-neuf ce soir-là. Ce sera l’Appel des 39 « Contre la nuit sécuritaire » :
« Le 2 décembre 2008, dans une enceinte psychiatrique hospitalière, se saisissant d’un crime pourtant très rare commis par un patient diagnostiqué comme schizophrène, le président Sarkozy a annoncé un plan pour la psychiatrie aux conséquences dévastatrices.
Dans ce discours, les fondements même de la psychiatrie ont été attaqués avec la plus grande brutalité, celle qui amadoue pour mieux exécuter.
Il aura suffi d’un fait divers dramatique pour relancer une politique de la peur dont le projet de centres de rétention de sûreté, tout comme les soins sans consentement en ambulatoire, sont le parachèvement.
En amalgamant la folie à une pure dangerosité sociale, en assimilant d’une façon calculée la maladie mentale à la délinquance, est justifié un plan de mesures sécuritaires inacceptables. »
Paul Machto
À suivre : Le meeting de Montreuil
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