Je suis pédopsychiatre, enseignant de santé publique à la faculté de médecine Paris-Saclay et je m’occupe d’un centre de recherche en santé publique. J’ai présidé pendant quatre ans l’Association internationale de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, ce qui m’a permis de voyager dans beaucoup de pays et de voir que la manière dont les sociétés s’approprient la question de la psychiatrie n’est réglée nulle part. C’est surprenant et spectaculaire que tout le monde n’ait que le mot santé mentale à la bouche, évitant celui de psychiatrie.
I – La santé mentale, un concept confus
En pratique, le système de soins psychiatriques est catastrophique dans la quasi-totalité des pays du monde, à l’exception de la Suisse (et encore), de l’Australie, voire des pays scandinaves mais je n’en suis même pas sûr. Si cela marche aussi mal, c’est que l’on a aussi un problème de concept, personne ne sachant trop de quoi on parle. Il est même difficile de prononcer le mot psychiatrie. Même les psychiatres hésitent aujourd’hui à le prononcer.
Lors d’une récente réunion du Conseil national de la psychiatrie sur la manière de communiquer et de déstigmatiser, un responsable Santé mentale de Santé publique France nous a expliqué qu’il y avait un continuum entre santé mentale et psychiatrie, et que l’objectif était un objectif de prévention, de psychologie positive. « Il faut aller mieux, il faut être capable de verbaliser le fait qu’on va mal, et qu’il faut en parler, et c’est en parlant qu’on va désamorcer les problèmes et on va ainsi réduire la survenue de pathologie psychiatrique avérée », a-t-il dit.
Les excès de la psychologie positive
Nul ne conteste que la prévention en psychiatrie soit un enjeu majeur. On connaît les facteurs de risques évitables des pathologies psychiatriques que sont les violences, le stress chronique, les violences infantiles, les violences sexuelles infantiles, etc. Néanmoins, le discours de Santé publique France est que, pour que les gens ne soient pas malheureux, il faut les rendre heureux. Et ça, c’est une grosse erreur, car ce n’est pas vrai.
La santé, c’est quoi ? C’est le bien-être, selon la définition de l’OMS. Bref, il faut que les gens soient heureux et qu’ils se réalisent dans leur vie. Eh bien non… D’abord, le bonheur, on ne sait pas trop ce que c’est, et un de mes amis ironisait en disant que la définition de l’OMS correspond au moment qui suit un shoot d’héroïne ou à un orgasme. Un moment qui n’est pas vivable plus de cinq minutes car ensuite, on est complètement épuisé.
Bref, tout cela ne tient pas la route et renvoie aux excès de la psychologie positive. Dans la réalité de chacun, il y a foule de gens qui se réalisent dans leur vie dans l’effort. Un musicien devient un grand musicien mais il y arrive en souffrant… Certes, ne pas trop souffrir, mais souffrir un peu. Un marathonien est heureux et pourtant, ce marathon, ça a été très dur. Une foule de textes de philosophes racontent parfaitement cela. Donc ne pas être malheureux, c’est très différent d’être heureux. La santé mentale n’a du coup rien à voir avec la psychiatrie, sauf pour la prévention. Prévenir les violences va effectivement empêcher certains d’avoir des maladies psychiatriques, et ils seront en outre moins malheureux. Et peut-être qu’en plus, ils seront heureux. Peut-être.
Bref, la santé mentale est un constat déroutant.
II – La fascination pour les neurosciences
Je vais vous raconter une histoire. Depuis un an, j’assure l’intérim de la chefferie de service d’un gros service de pédopsychiatrie en banlieue parisienne. Et l’on a une visite de l’Agence régionale de santé (ARS), pour « une mission de suivi ». Il s’agit de nous mettre… dans le droit chemin.
L’ARS a deux repères : 1) Les situations de crises et 2) Les troubles du neurodéveloppement (TND). C’est extrêmement symptomatique de la façon dont les politiques considèrent aujourd’hui la psychiatrie. La psychiatrie aujourd’hui, c’est en premier lieu les gens qui arrivent aux urgences. Le problème n’est pas qu’ils aient des pathologies psychiatriques, mais qu’ils arrivent aux urgences et que cela met le désordre. Il faut répondre à une demande qui est une demande de crise ; ils sont là et en général, ce sont des tentatives de suicide. Et il faut s’en occuper.
Le deuxième point, ce sont les TND, comme l’autisme, l’hyperactivité et les troubles des apprentissages. Comme vous le voyez, dans ce groupe, il n’y a pas le mot psychiatrie. Il y a le mot neurologie, mais il n’y a pas les troubles qui ont le plus d’impact de morbi-mortalité que sont les troubles anxiodépressifs et les troubles de la personnalité. Donc, pour résumer : d’un côté il y a la santé mentale, concept foireux, et de l’autre, quand les autorités de santé doivent travailler sur la psychiatrie, le mot psychiatrie disparaît de leur langage et on met à la place des mots très neurologiques parce que c’est à la mode pour expliquer les maladies mentales.
Un concept à la mode
Le concept de TND est aujourd’hui très à la mode. L’autisme est un TND, tout est TND. À partir des années 2005-2010, les psychiatres VIP ont reconceptualisé les maladies psychiatriques en adoptant un courant très antipsychanalytique. La psychiatrie ayant été très psychanalytique – avec excès, bien sûr – dans les années 1960-70, il y a eu un effet balancier et on arrive aujourd’hui à ce que les maladies mentales, la schizophrénie comme l’autisme, soient décrites comme une anomalie du développement du système nerveux central qui conduit à un fonctionnement mental déviant. J’utilise les mots exacts, traduits en français, du manuel de Michael Rutter, pour définir les troubles neurodéveloppementaux.
Or, figurez-vous qu’aujourd’hui, la société est devenue complètement incompatible avec ces concepts-là. Un exemple ? Celui de Greta Thunberg. Elle est autiste, c’est elle même qui le dit, et elle a raison. Greta Thunberg a donc une « anomalie du développement du système nerveux central qui conduit à un fonctionnement mental déviant ». C’est absurde de dire cela, parce que c’est la personne qui va peut-être faire que la planète aille mieux dans les dix, cinquante, cent ans qui vont arriver. Encore une fois, les psychiatres racontent un peu n’importe quoi sur les gens qui sont différents dans leur tête.
Restons sur l’autisme. Dans les formes modérées, les autistes sont différents et cette différence peut les mettre en grande difficulté dans la vie. Aujourd’hui, on sait qu’il ne faut pas soigner l’autisme, il faut soigner la souffrance qui est en lien avec l’autisme. C’est une évidence. Ce n’est pas le TND qui compte, c’est la différence et la souffrance générée par cette différence. Les formes profondes, lourdes, d’autisme, sans langage, avec de l’automutilation, sont, elles, une maladie psychiatrique qu’il faut prendre en charge. Quand un être humain ne parle pas, qu’il se scarifie ou se tape la tête contre les murs n’est pas acceptable. La différence est beaucoup trop importante, et c’est une maladie psychiatrique qu’il faut traiter en tant que telle.
Qui ne sert à rien pour les patients…
Aux USA, le National Institute of Mental Health (NIMH) – une sorte d’Inserm qui ne ferait que de la psychiatrie – dispose d’un budget de 1,3 milliard par an. Thomas Insel, qui en a été son directeur de 2006 à 2018, a expliqué qu’il avait dépensé 20 milliards d’euros pour faire de la recherche, en neurosciences exclusivement. Il vient d’écrire un livre. Interrogé par le New York Times, il dit : « J’ai dépensé 20 milliards, on a trouvé des petites choses, mais en fait cela ne sert à rien pour les patients. Et donc, il faut faire complètement différemment. » Il dit qu’il s’en est rendu compte le jour où des parents de patients schizophrènes sont venus le voir et lui ont dit : « Vos neurosciences, c’est très bien mais, vous savez, la maison brûle et vous êtes en train de réfléchir à la couleur de la peinture. Cela n’a aucun intérêt. » Il s’est dit qu’ils avaient raison.
En somme, la recherche en neurosciences est certes conceptuellement fascinante, mais on ne peut s’empêcher de faire un bilan et de noter que depuis les trente dernières années où l’on a beaucoup investi dans ces recherches, les résultats pour les patients psychiatriques sont proches de zéro. Pour autant, on continue. Les neurosciences fascinent. On parle de troubles du neurodéveloppement, mais on ne parle plus de psychiatrie. Alors quand l’ARS vient ausculter notre travail, on lui parle des gens qui viennent, qui ont fait une tentative de suicide (TS), et on lui dit que derrière cette TS, il y a plein de choses très compliquées : il y a une famille, un stress, du Covid, du chômage, il y a plein de choses, et qu’il nous faut du temps… Et qu’en somme, ce n’est pas seulement une question de gestion de crise, mais une question médicosociale, de société. Mais lorsqu’on dit cela, on est inaudible.
… ni pour les traitements
Les neurosciences ont conduit à essayer de trouver des molécules parfaitement ciblées sur des sous-récepteurs et aujourd’hui, on note que cela marche… très médiocrement. Ce n’est pas un échec total, mais ce n’est certainement pas un succès. En Commission de la transparence, lors de l’évaluation des médicaments en vue de leur remboursement, on voit clairement que les nouveaux médicaments en psychiatrie présentent une amélioration thérapeutique minime alors que le prix demandé est largement supérieur.
Utiles pour certains sous-groupes
Il y a des exceptions. Comme la stimulation cérébrale profonde dans les formes gravissimes de trouble obsessionnel compulsif, où l’on enfonce une électrode dans les noyaux gris centraux. Pour des patients gravissimes, cela semble profitable. Mais cela représente à peine dix patients par an.
Reste que là où les neurosciences ont aidé, c’est à changer notre regard sur la psychopathologie. Des études de neurosciences ont par exemple montré que les patients autistes ne regardent pas dans les yeux. Ils regardent la bouche, des boutons de manchette, une alliance qui brille. On réalise du coup que si un petit humain naît et que toute sa vie, il ne regarde pas les yeux mais la bouche ou des boutons de manchette, son rapport à l’autre, à l’intersubjectivité, à la réalité va être complètement différent. Cela nous aide à mieux comprendre les patients. Les neurosciences ont servi… un peu, mais au regard de l’investissement dont elles ont bénéficié, c’est très peu.
Est-ce que l’on peut conclure que la messe est dite pour les neurosciences ? Je ne crois pas. Avant, j’étais très antineurosciences, je le suis moins. Il est possible, plausible que cela soit utile pour des sous-catégories de patients. Beaucoup de travaux ont par exemple été menés sur le duo inflammation et psychiatrie, sujet très à la mode. Tous les essais thérapeutiques d’anti-inflammatoires menés, notamment dans la dépression, ont donné des résultats nuls : si c’était de l’inflammation, les anti-inflammatoires devraient marcher, ce n’est pas le cas. Pour autant, il est possible que, pour 5% des patients déprimés, qui ont des dépressions résistantes, il y ait un mécanisme inflammatoire. Et peut-être qu’on arrivera, avec l’imagerie ou des prélèvements sanguins, à repérer cette sous-population de patients et à mieux les traiter. Je crois que les neurosciences seront utiles pour traiter un sous-groupe de patients qui ont des pathologies psychiatriques avec un rationnel biologique très fort.
Elles ont capté tous les moyens
Les neurosciences ont capté tous les moyens, car elles ont surfé sur ce que les éthiciens de mon laboratoire appellent « l’éthique de la promesse » : « Vous allez voir, on vous promet qu’un jour, cela va marcher ».
Pour les patients, cela a été un double espoir : « Je ne suis pas fou, c’est mon cerveau ». Pour beaucoup de collègues, les études du neurodéveloppement auraient ainsi au moins permis de déculpabiliser les familles.
Mais est-ce si sûr ? C’est comme avec un antalgique quand on a mal aux dents. Cela calme cinq minutes mais après, le mal revient. C’est quand même nettement mieux que le discours culpabilisateur des psychanalystes dans l’autisme, mais bon… Je vois beaucoup de familles et des parents à qui on a dit : « Ça n’est pas votre faute, ce que vous avez fait avec votre enfant, c’est bien, vous avez fait ce que tout le monde fait avec ses enfants. » Or, ces familles ne nous croient pas, elles restent persuadées que c’est à cause d’elles que leur enfant ne va pas bien. Certes, le discours neurologique aide à dire : « Ah mais quand même, on a montré que, par imagerie… » Mais ce n’est pas un argument honnête, parce qu’un viol ou un inceste modifie aussi le cerveau. Ce discours déculpabilisant est donc à moitié honnête. Et lorsque l’on a des arguments à moitié honnêtes, on joue avec le feu.
Un problème de complexité
Les neurosciences souffrent avant tout d’un problème de complexité. Elles n’ont pas l’outil conceptuel pour gérer cette complexité, et je pense que les progrès des neurosciences viendront davantage des ingénieurs de chez Google ou Facebook qui font des réseaux de neurones profonds et qui trouvent des choses absolument extraordinaires sur ce que sont par exemple les images mentales, que chez les neuroscientifiques. Parce que ces ingénieurs sont des mathématiciens et qu’ils ont les outils pour capturer la complexité du fonctionnement d’un cerveau, mais c’est un point de vue.
III – La psychiatrie aujourd’hui
Le manque de moyens
On manque de moyens, oui, qui le nie ? C’est la réalité et si je travaille sur les concepts, c’est parce que je me demande pourquoi les politiques ne mettent pas de moyens alors qu’il y en a tant, par exemple, pour les traitements du cancer. Pourquoi dépenser jusqu’à 3 millions d’euros pour une injection d’une thérapie cellulaire qui a moyennement fait ses preuves et ne pas rembourser une psychomotricienne installée en libéral ?
Il y a des niches, il y a des modes. Il y a les traumatismes, le suicide, les étudiants, les troubles du neurodéveloppement, et on pose des rustines. Pour les traumas, on fait des centres et des structures, mais tout le monde ne fait pas un traumatisme. Que fait-on des facteurs de risque ? Tout cela est laissé de côté.
Si les politiques n’investissent pas dans la psychiatrie, c’est parce que ce n’est pas porteur politiquement et si cela ne l’est pas, c’est aussi à cause de nous tous. C’est pour cela que je travaille sur les concepts, parce que je pense qu’il y a un quiproquo.
La psychiatrie est la discipline médicale qui s’occupe des humains en rupture dans leur vie du fait d’une souffrance dans leur intériorité.
Qu’est-ce qu’un malade ?
Je reviens aux fondamentaux : qu’est-ce qu’un malade ? Canguilhem le définit comme celui qui sonne à la porte d’un médecin. Quand on a un rhume, on dit qu’on a la crève et on n’est pas malade. Pour le Covid, c’est la même chose. Il y a des Covid légers, et des Covid où l’on ne peut plus respirer. Quand on ne peut plus respirer, on voit un médecin. C’est ce qu’on appelle une rupture phénoménologique : on n’est plus un humain en équilibre dans sa vie, on est quelque chose de différent où tout à coup, on se rend compte qu’on est mortel, que l’on a un corps, que l’on est malade.
Les humains ont, en plus, un corps qui est d’ailleurs un mystère. Nous avons une intériorité et par moments, nous souffrons dans notre intériorité et seulement dans notre intériorité, ou avant tout dans notre intériorité. Quand on se casse une jambe, on a ainsi mal à la jambe, quand on a une colique néphrétique, on a mal aux reins et on sait que c’est le rein qui fait mal. Quand on est anxieux, on respire bien sûr un peu plus vite, mais on est en souffrance à l’intérieur de nous-mêmes. La psychiatrie est la discipline médicale qui s’occupe des humains en rupture dans leur vie du fait d’une souffrance dans leur intériorité.
On me dit que les malades psychiatriques peuvent parfois être malades sans pour autant aller sonner à la porte d’un médecin. C’est exact, mais est-ce vraiment une différence ? Ce ne sont pas les seuls à nier, il y a plein de malades somatiques qui sont dans le déni de leur maladie, plein de malades qu’on accueille aux urgences et qui veulent rentrer chez eux sans être soignés. Des personnes âgées de 80 ans avec une insuffisance cardiaque, à qui on dit : « Vous n’allez pas rentrer chez vous, ce n’est pas raisonnable, vous ne pouvez pas monter les escaliers. On va vous hospitaliser. » Et elles disent qu’elles ne veulent pas.
L’immense majorité des patients psychiatriques ont une totale conscience de leur souffrance. Mais effectivement, il y a des patients délirants, c’est une toute petite partie. La plupart des patients schizophrènes ne sont pas délirants ou le sont seulement par moments. Ils ont parfaitement conscience de leur trouble. Selon la loi, il n’y a qu’en psychiatrie que l’on a le droit de soigner quelqu’un contre son gré ; en médecine somatique, en principe, on ne l’a pas. Comme c’est dans la loi, on a l’impression que c’est une différence consubstantielle mais en fait, cela est inexact.
On aurait à gagner à entendre plus de schizophrènes
La schizophrénie, problème n°1
La schizophrénie, c’est le problème numéro un. Il y a d’abord une surstigmatisation. Deux collègues nous racontaient un entretien avec un jeune patient à qui l’on a annoncé le diagnostic et qui a vertement réagi : « Mais non, ce n’est pas possible, je ne peux pas être schizophrène, je n’ai tué personne. »
L’intériorisation de la stigmatisation autour de la schizophrénie est énorme, avec une baisse de l’estime de soi, etc. Il leur est du coup très difficile d’en parler, voire de s’exposer dans les médias.
Il y a eu quand même Antonin Artaud, qui était vraisemblablement schizophrène. À une époque, les médias faisaient des reportages complètement azimutés, comme lors d’une émission avec Antonin Artaud qui délirait complètement, c’est extraordinaire à écouter (ici).
On aurait à gagner à entendre plus de schizophrènes, parce que leur rapport à la réalité est tellement décapant alors que nous sommes complètement encroutés dans une réalité digitale qui devient une espèce de carcan dont on ne se sort plus… Eux, quand ils vont bien, ils ont une incroyable liberté de penser… C’est pour cela que les psychiatres adorent les schizophrènes. Ils peuvent être éblouissants… Il y aurait un travail à faire, il y a d’ailleurs des gens, des artistes, des acteurs de théâtre, qui travaillent avec des schizophrènes
Il y a une individuation mais pas d’individualisme
Des jeunes en détresse
On assiste à une épidémie de tentatives de suicide. Elle touche beaucoup nos jeunes concitoyens : des adolescents et des jeunes adultes, en particulier des femmes. Ce sont des données épidémiologiques fortes, et cela nous a beaucoup interpellés car on a du mal à comprendre. Bien sûr, il y a des explications basiques : ils sont jeunes, donc ils ont moins d’argent, ils construisent leur socialisation mais, hélas, on les en a empêchés, ils sont plus inquiets pour l’avenir à cause du climat, du chômage, etc. Tout cela est vrai, mais cela ne peut tout expliquer. Vous avez certainement entendu que les internes, les jeunes infirmiers, infirmières, sont eux aussi, disent-ils, en grande détresse en ce moment. C’est quelque chose de réel. Cela nous interroge parce que nous, médecins, avons vécu à leur âge des choses équivalentes, et nous n’avons pas réagi pas de la même façon.
Mon interprétation est qu’il y a eu un changement générationnel dans le fonctionnement psychique des jeunes occidentaux et que ce changement s’est fait en bien mais aussi en moins bien. Leur vie ne s’est pas du tout construite de la même façon que la nôtre, en grande partie à cause des réseaux sociaux, mais aussi parce qu’ils ont vécu dans un environnement nettement moins violent que nous globalement. Ils ont eu une enfance plus préservée pour la plupart d’entre eux, mais ils ont aussi vécu dans un développement des liens sociaux extrêmement sophistiqué du fait des réseaux sociaux. La plupart des jeunes qui ont aujourd’hui entre 17 et 30 ans ont ainsi acquis une intelligence sociale beaucoup plus développée que nous. On dit qu’ils sont individualistes mais c’est inexact : il y a une individuation mais pas d’individualisme, la plupart d’entre eux font beaucoup de cas des autres. Leur inquiétude pour le climat vient de là. Et du coup, pour eux, les agressions qui nous semblent faire partie de la vie – le côté un peu rugueux des relations humaines – deviennent une agression qui conduit à un stress et à une souffrance psychique. Et nous ne le voyons pas parce que pour nous, tout ce qui se passe est à peu près normal.
Il faut beaucoup de soignants pour garder un patient qui va mal en service ouvert
La contention
La contention concerne une toute petite partie de la psychiatrie parce qu’heureusement, la privation de liberté ne touche que quelques petits pourcents des patients psychiatriques. Son extension actuelle vient du fait que notre société a beaucoup de mal à accepter que l’on ne se contrôle pas complètement. Nous le voyons avec les enfants atteints d’hyperactivité avec un déficit de l’attention, qui sont donc impulsifs. Cette impulsivité est vécue comme intolérable. Et de plus en plus. Jusqu’à ce que, comme aux États-Unis, on arrive à ce que 10% des garçons de 10 ans prennent des stimulants amphétaminiques contre l’impulsivité. C’est une forme de contention.
Les sociétés enferment le sujet pour des raisons psychiatriques parce qu’il ne se contrôle pas. Il faut parfois enfermer les gens parce qu’ils veulent se défenestrer ou parce qu’ils veulent tuer quelqu’un. C’est nécessaire, mais cela a clairement augmenté dans les dernières années du fait, en particulier, de la baisse des moyens. Parce qu’il faut beaucoup de soignants pour garder un patient qui va mal en service ouvert. Du coup on l’enferme.
IV – Mais cela bouge
• Les représentations sociales que l’on a de l’autisme ont complètement changé, il n’y a plus de stigmatisation sociale de l’autisme. En vingt ans, cela a été une révolution complète. Certes, il y a encore du travail dans la schizophrénie, où cela reste très dur avec une énorme stigmatisation de la schizophrénie que l’on colle à la violence.
• L’implication des patients est aussi extraordinaire. Cela fait trente ans que je suis psychiatre et chaque fois que je les entends, j’apprends. Je ne dis pas cela pour être politiquement correct. Nous, cliniciens, sommes biaisés. Nous avons tendance à ne voir chez les patients que ce qui se passe mal. Ils nous apprennent aussi ce qui se passe de bien chez eux. Pour l’autisme le message est passé. On commence également à en prendre note pour les hyperactifs, et cela vient d’eux, notamment grâce aux blogs qu’ils tiennent.
• Dans la jeune génération de psychiatres, beaucoup sont ouverts, et ne sont plus clivés entre les psychanalystes et les neurobiologistes. Ils ont beaucoup d’appétit pour la clinique. Ils sont intéressés par la phénoménologie psychiatrique, par la psychiatrie institutionnelle, par les discours différents.
Le problème se situe au niveau des « Key Opinion Leaders ». Aujourd’hui, ceux qui parlent et qui sont en contact avec les politiques sont les professeurs d’université qui ne sont pas de cette génération. Et pour être professeur, il faut avoir écrit des foules d’articles dans des revues internationales à comité de lecture. Quand on discute le soir avec des collègues, même à l’international, il est très intéressant de voir le clivage qu’il y a entre les savants psychiatres et les collègues cliniciens de terrain qui s’autorisent à parler autour d’un verre de vin. C’est fascinant.
• Pour autant, au niveau des politiques comme des administratifs, cela reste dur. Ils savent que la situation est mauvaise, même l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) le constate. Mais comment faire pour lutter contre ça ? Faute de réponse, les collègues se sont neuroscientifisés, avec le fantasme que la science améliore tout…
En même temps, je trouve que les psychiatres sont un peu coupables de cette tendance. L’ancien rédacteur en chef de la revue américaine de pédopsychiatrie a fait un coming-out en disant qu’il y avait trop de neurosciences dans la revue et qu’il fallait faire des sciences humaines et sociales, avec des études qualitatives, pour vraiment savoir ce qui importait pour les patients, pour déterminer ce qui fait que les soins marchent. Par exemple, on n’évalue pas une psychothérapie comme on évalue un médicament et du coup, on n’investit pas dans les psychothérapies mais on investit dans les médicaments parce qu’on dit que les psychothérapies sont mal évaluées. Le monde académique a aussi ses responsabilités.
• Restent enfin l’opinion, les journalistes. Avec un bilan mitigé, comme on l’a vu avec ce qui s’est passé à Toulouse. Un drame absolu pour les Toulousains avec des patients qui se sont enfuis de l’HP, et cela a été présenté comme si l’hôpital devait être une prison à surveiller. Le personnel de l’hôpital nous a raconté que cela faisait dix ans qu’ils travaillaient pour l’image de leur hôpital psychiatrique et que cela marchait. Et là, un désastre. L’hôpital était une passoire.
Des soins dignes
La société française de pédopsychiatrie a rédigé un petit texte à l’adresse de tous les candidats à la présidentielle pour qu’ils travaillent dessus. Le texte tourne autour des soins dignes : on ne peut pas soigner tout le monde, c’est juste impossible, nous n’avons pas assez de soignants, et l’on ne peut pas soigner tout le monde comme il le faudrait. Il faut d’abord le réaliser et le dire. Mais pour autant, il faut proposer des soins dignes aux gens qui sont le plus en souffrance. Mais qui sont ces gens les plus en souffrance ? Et qu’est-ce qu’un soin digne ?
Bruno Falissard