À l’occasion d’une rencontre, début mai à Montreuil, de trois collectifs sur la psychiatrie, le professeur Pierre Delion, figure historique de la pédopsychiatrie en France, s’est inquiété de la menace de régression « sans précédent » qui plane aujourd’hui sur la psychiatrie. Nous publions ici son intervention.
Depuis quelques temps, notamment à propos de l’affaire Sarah Halimi, les médias, les personnes interrogées, les politiques réutilisent larga manu le mot « fou » pour qualifier un individu qui a des problèmes psychiatriques graves et dont le comportement délinquant est difficilement accessible à la raison cartésienne.
Fous, malades mentaux, handicapés psychiques
Lorsqu’en 1873 Pinel libère les fous de leurs chaînes, il les fait entrer dans une branche de la médecine, alors appelée l’aliénisme, qui deviendra la psychiatrie. Avant lui, la plupart des fous étaient enfermés, lorsqu’ils étaient dangereux, dans divers lieux de relégation (hôpitaux, maisons de charité, culs-de-basse-fosse, prisons et autres formes de privations de liberté réglés par des lettres de cachet), et quand ils ne l’étaient pas, laissés au bon vouloir de quelques personnes généreuses ou à l’errance abandonnée (les idiots du village). Avec l’aide essentielle de Pussin, Pinel va, œuvrer pour inventer des lieux dédiés pour les « soumettre » au traitement moral. Ce sont Esquirol et ses collègues qui réussiront à obtenir la fameuse loi de 1838, créant dans chaque département français un asile d’aliéné destiné à transformer l’idée de Pinel. Mais ce projet deviendra très vite une des formes de l’enfer pour les humains qui y seront « internés ». Cette régression, qui donnera au mot « asile » sa connotation très péjorative, durera jusqu’en 1972, date à laquelle une révolution appelée psychiatrie de secteur, pensée par quelques psychiatres humanistes pendant la Seconde Guerre mondiale en réaction à la mort par inanition de 45 000 malades hospitalisés, commencera à changer radicalement les pratiques psychiatriques. De 1793 jusqu’à maintenant, le mot de fou avait progressivement diminué dans le vocabulaire pour quasiment disparaître avec les pratiques de secteur. Quelques personnes continuaient à l’utiliser, soit par provocation, soit par esthétisme désuet, mais globalement, la notion de maladie mentale avait remplacé ce vieux vocable. Plus récemment, sous l’impulsion de quelques associations familiales proches des malades mentaux, le terme de handicapé psychique a fait son apparition pour tenter de masquer l’aspect médical de la psychiatrie, et mettre en exergue les difficultés d’intégration que ces malades rencontraient dans leur vie quotidienne. Plus récemment encore, sous l’impulsion de psychiatres persuadés de la seule origine génétique et neurobiologique des pathologies psychiatriques, les maladies mentales étaient appelées à rentrer dans une forme de neurologie réactualisée à l’aide des IRM et autres recours à l’Intelligence artificielle, reléguant la psychiatrie classique à un monde d’avant, refusant les progrès extraordinaires des neurosciences.
Une régression sans précédent
Nous voilà donc devant une nouvelle conception de la psychiatrie. D’un côté, les malades violents voire criminels, reconnus acteurs de leur meurtre sont appelés des fous. De l’autre, les patients d’une maladie quasi-neurologique doivent se résoudre à devenir des patients comme les autres, accueillis par des médecins comme les autres, passant des bilans comme les autres, et suivant des protocoles de soins comme les autres.
Le problème qui se pose vient du fait que si la psychiatrie est une discipline médicale depuis Pinel, l’histoire nous démontre que son exercice a toujours fait l’objet de spécificités qui nécessitent de « compléter » la pratique médicale classique par une approche centrée sur l’humain, articulant les aspects biophysiologiques avec les aspects psychopathologiques et socio-anthropologiques. Si, pour certaines pathologies psychiatriques, les patients peuvent se considérer comme les autres, pour d’autres, notamment celles concernant les pathologies archaïques (autisme, psychose, schizophrénie), ils ne le pourraient absolument plus.
Commencer ou recommencer à introduire un clivage entre les premiers qui seraient de sympathiques clients d’un système de santé conçu pour les « Bisounours », en dehors de toute préoccupation sociétales, et dont les progrès attendus en matière de recherche neuroscientifique permettraient de répondre de façon médicale à leurs souffrances psychiques particulières, et les seconds dont les symptômes comportementaux seraient tellement éloignés de cette première catégorie qu’il faudrait bien les appeler pour ce qu’ils sont, des fous.
Et tout le monde sait que les fous sont potentiellement dangereux, et d’ailleurs, qu’ils usent de violence, tuent des personnes innocentes, remplissent un tiers des prisons avec leur folie. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que des voix s’élèvent et demandent aux politiques de modifier la loi, et à la Justice de cesser de ne pas les juger pour les crimes qu’ils ont commis, en les « irresponsabilisant » et les faisant ainsi échapper à la sanction pénale ordinaire. Pourtant, sur ce point, la loi est claire depuis 2008, puisque le crime est qualifié en chambre de l’instruction et l’irresponsabilité, totale ou partielle, n’est établie qu’après cette première opération symbolique essentielle.
Psychiatrie humaine en voie de disparition
Céder sur cette avancée démocratique serait une régression sans précédent. Elle aurait pour conséquence de revenir sur la globalité de la psychiatrie qui accueille les patients dans leur secteur, quels que soient leurs symptômes, quelles que soient leurs conditions sociales, quelle que soit la durée de leurs pathologies.
Elle risquerait de renforcer les réactions de rejet dont sont l’objet les « fous » et de les considérer à nouveau comme des personnes dangereuses à enfermer dans des structures de type carcéral, voire à emprisonner davantage encore. Inutile de dire que cela nuirait grandement à toute possibilité de les soigner de leur « folie ».
Mais en désignant ainsi ces boucs émissaires à la vindicte populaire, elle créerait de facto une autre catégorie de patients psychiatriques « médicalisables » pour laquelle il n’y aurait plus besoin de tenir compte de spécificités pour l’organisation de leurs soins puisqu’ils seraient désormais calqués sur ceux d’une médecine de spécialité ordinaire.
Les responsables politiques ne doivent pas s’imaginer que ce clivage, en passe de devenir réalité sous la houlette, à la fois de nos nouveaux penseurs d’une psychiatrie moderne et d’une post-démocratie d’opinions, nourrie au lait démagogique des résultats de sondages, sauvera ce qui reste d’une psychiatrie humaine dont les lambeaux disparaissent chaque jour davantage. Ils doivent adopter une vraie réforme de la psychiatrie qui repose sur le développement de la psychiatrie de secteur en lui donnant les moyens de ses ambitions. C’est la seule solution pour éviter une nouvelle catastrophe sociétale dont les malades mentaux feraient encore une fois les frais. Ils ont besoin d’autres choses que des seules molécules, de protocoles de rééducation et de murs pour les enfermer à nouveau.
Pierre Delion