Juriste et sociologue, Pierre Lascoumes était chercheur et enseignant à l’Institut d’études politiques. Pour VIF, il écrit, invente, raconte des histoires autour de la vieillesse. Et des fragilités humaines.
Un beau tueur (n°7)
Au bout de trois mois, j’étais prêt à rédiger un guide des piscines de Paris. Je procédais toujours de la même façon. Je changeais chaque fois d’arrondissement, puis j’agissais en deux temps. D’abord, une visite détaillée du quartier (pas de commissariat à proximité, station de métro proche) et du lieu de dépôt (pas de caméra de surveillance dans les vestiaires, casier à cadenas, proximité des douches). Puis huit à dix jours plus tard, le rendez-vous était fixé pour l’opération. Pour la livraison, je choisissais un café ordinaire ou un square. Le paquet était déposé sous un siège ou un banc dès que j’entrais dans le lieu. Puis je devais me rendre aussitôt à la piscine. Sans doute étais-je suivi. J’avais préparé un petit sketch au cas où un policier aurait repéré la manœuvre. Je jouerai la parfaite indignation : « Un colis suspect, risque de terrorisme, j’allais prévenir la police ! ». Par téléphone, je ne communiquais qu’avec Élise et en langage codé : pour la remise je donnais l’adresse d’un restaurant où j’étais censé avoir dîné ; pour la piscine, celle d’un nouveau magasin de vêtements. Huit à dix jours plus tard, elle me rappelait mon prochain rendez-vous médical ou sa visite à Paris avec le jour et l’heure. C’était simple et apparemment sans risque car je n’avais aucun contact direct avec les trafiquants.
Je m’étonnais moi-même de la facilité avec laquelle j’avais intégré le rôle de mule. Élise avait su me convaincre. Il s’agissait d’aider Stan en lui permettant de régler ses dettes. Il préparait tout avec beaucoup de sérieux et de prudence. Encore deux ou trois livraisons seraient nécessaires. Élise insistait car Stan était devenu une pièce maîtresse du projet de Nouveau Béguinage. Un jour où j’exprimais particulièrement mes réticences, elle sortit son joker : « Si tu refuses de continuer, je rentre à Paris et je te remplace. » De cela, il n’en était pas question. Stan était mon problème, point final.
Mais un jour tout bascula. Tout d’abord Jacob, mon meilleur partenaire de bridge des Écureuils, me prit à part après une partie : « Édouard, nous, on s’inquiète. Tu ne parles plus d’Élise et tu fais beaucoup d’escapades bizarres. J’espère que tu ne t’es pas fait mettre le grapin dessus par une autre bonne femme. » Ensuite, le lendemain, un policier de la brigade des mineurs est venu aux Écureuils. Il m’a cuisiné plus d’une heure dans le salon. À tour de rôle, tout le monde même la directrice, a passé la tête pour savoir ce qui se passait. La famille de Stan avait signalé sa disparition et porté plainte contre l’association de soutien scolaire. J’étais le dernier à l’avoir vu et je n’avais rien à dire. C’était suspect. Je pouvais être poursuivi pour détournement de mineur. Enfin, le lendemain, la dernière livraison se passa très mal. La commissionnaire était arrivée avec une heure de retard. Elle était hagarde et ne semblait pas trop savoir ce qu’elle avait à faire. Du coup, le rendez-vous à la piscine avait été totalement décalé. Je dus faire une douzaine d’allers-retours entre le casier et les douches avant que le paquet disparaisse. Mes manœuvres étaient tellement suspectes qu’un homme obèse qui se lavait nu me fit des avances de plus en plus explicites. Finalement, pour bien respecter le protocole, je fis deux longueurs de piscine avant de sortir. Au café près du métro, je commandais un double whisky et envoyais un texto à Élise lui annonçant mon arrivée pour le lendemain 17 heures. J’étais passé de l’autre côté du miroir. La mule était rentrée à l’écurie.
Élise me répondit le soir même : « Ne viens pas. Je rentre. Je te préviendrai. » Deux jours plus tard, l’arrivée d’Élise et Éloïse à la gare Montparnasse ressemblait à une fin de pèlerinage à Lourdes, la foi et les miracles en moins. Élise avait l’air grave, le front crispé, des cernes profonds sous les yeux. Surtout, elle soutenait une Éloïse méconnaissable derrière ses immenses lunettes de soleil. Elle avait perdu toute sa superbe, boitait en s’appuyant sur l’épaule d’Élise. Je pris leurs sacs et proposais de prendre un taxi. « Puis-je encore m’offrir cela ? », demanda Éloïse sur un ton tragique. Je compris qu’il valait mieux ne poser aucune question. Nous accompagnâmes Éloïse jusqu’aux Écureuils. À peine arrivée chez elle, Élise s’effondra sur un fauteuil et se mit à pleurer, d’abord doucement puis de façon de plus en plus violente. Je me plaçais derrière son dossier et lui massais doucement les épaules. Au bout d’un moment elle me dit : « Commande-toi une pizza, je ne pourrai rien avaler. » Elle ouvrit une bouteille de Montepulciano et en but beaucoup tout en me regardant mastiquer ma Napoli le plus discrètement possible malgré mon dentier de plus en plus mal ajusté. Finalement, elle me fit le récit du naufrage du Nouveau Béguinage. « Tout a commencé par une histoire d’argent. Un soir, Xavier brandit un chèque de 50 000 € qu’un de ses amis lui avait soi-disant envoyé pour acheter sa part de la SCI. Il nous a mis la pression : “Il y a des gens qui me font confiance. Et aucune de vous ne m’a encore rien versé.” Nicole osa demander si l’auteur du chèque était automatiquement intégré au Nouveau Béguinage. Xavier explosa, nous insultant, nous traitant de “vieilles biques radines”, de “nonagénaires irresponsables”, etc. Du coup, le lendemain matin Éloïse, Nicole et moi lui avons porté chacune un chèque de 50 000 € en lui demandant de ne pas les déposer trop vite, le temps que nous approvisionnions nos comptes. Stan lui a même remis une enveloppe avec 10 000 €, sans doute le fruit de ses trafics. Xavier nous a donné une semaine pour créditer les chèques. Éloïse piqua une crise de nerf car elle n’avait aucun argent disponible et devrait vendre ses bijoux. Furieux, Xavier empocha le tout sauta dans sa voiture et disparut. »
J’explosais : « Ce type est un escroc ! Il m’a tout de suite été antipathique. Je vais lui… »
Élise poussa un petit cri, mit une main devant ses yeux et de l’autre m’intima l’ordre de me taire. D’une voix étranglée, elle ajouta : « Il y a autre chose… Tu te souviens qu’avant de partir à Paris pour régler… les affaires de Stan, tu m’avais confié ton chéquier. Tu ne voulais pas le garder sur toi… Tu te souviens ? »
Je ne répondis pas, un silence épais et menaçant fondit sur nous. Élise reprit : « Le chéquier… eh bien… je l’ai utilisé… J’ai fait aussi un chèque de 50 000 € pour toi. »
Je bondis et me précipitais sur la fenêtre. Je tapais des deux mains sur les vitres qui vibrèrent au bord de l’éclatement. Je murmurais « 50 000, 50 000 € ». Élise sanglotait derrière moi : « Je suis désolée, tellement désolée. » Au bout d’un moment, elle ajouta entre deux hoquets :
« Et puis, il y a Stan… Il a une relation avec Christina.
– Une relation ?
– Ils sont amants. »
Je m’indignais : « Amants. Mais c’est un mineur !
– Et alors, aujourd’hui c’est comme ça. Ils ont eu un flash l’un pour l’autre !
– Un flash ! C’est elle qui s’est emparée de lui. Elle l’a dépucelé. Peut-être violé.
– Ce que tu peux être ringard.
– Ça te plaît, toi, de voir la vielle Cléopâtre se taper un impubère ?
– Le pire ce n’est pas ça. Deux jours après la crise des chèques, Xavier est revenu de nuit et il les a trouvés dans son lit. Ça a été horrible, il se sont battus, ils criaient et Éloïse qui dormait au même étage a entendu les coups. Finalement, il les a jetés dehors et nous n’avons plus revu ni Stan ni Christina avant notre départ. Xavier ne mangeait pas avec nous. Nous entendions seulement ses allées et venues en voiture. Le surlendemain, il nous a accompagnées à la gare sans un mot d’explication.
– Vous vous êtes faites avoir par des escrocs. Et pervers par-dessus le marché ! Il faudrait leur faire la peau.
– Ne dis pas n’importe quoi, la situation est déjà suffisamment horrible. »
L’insomnie n’est pas toujours bonne conseillère. J’envisageais la situation sous tous les angles possibles. Je n’avais pas été policier pour rien. Même si j’avais été soulagé de quitter ce métier stressant, j’avais quelques réflexes bien ancrés. J’avais aussi conservé un pistolet d’entraînement avec lequel je m’exerçais au cercle des flics retraités, surtout pour le plaisir de retrouver d’anciens collègues. Je me levais très tôt et sortis acheter de quoi préparer un petit déjeuner de luxe pour Élise qui n’avait pas dû manger depuis plusieurs jours : toasts au saumon, œufs Bénédicte, brioche, etc. Je fis aussi des repérages sur l’ordinateur. Je notais le téléphone d’Avis à Orléans et trouvais les coordonnées du petit hôtel-restaurant dans le village à quelques kilomètres du futur béguinage. Stan et Christina avaient dû y passer de bons moments en revenant de leurs courses.
Après une deuxième tasse de thé, j’estimais qu’Élise était prête à m’écouter. J’étais assez sûr de mon angle d’attaque : « Il faut sauver le soldat Stan. » Nous irions en train jusqu’à Orléans, je louerai une voiture et nous irions jusqu’au village près du béguinage. Je réserverai une chambre pour deux nuits. J’étais certain que Xavier était toujours là-bas en attendant de pouvoir encaisser les chèques.
Face au scepticisme d’Élise, je sortis mon joker. J’extirpais de mon portefeuille une carte professionnelle avec un bandeau tricolore. La photo datait de plus de trente ans, j’étais méconnaissable, mais le document plastifié était authentique. Élise faillit s’étrangler :
« Tu étais policier, tu m’avais dit que tu avais été fonctionnaire.
– En effet, fonctionnaire de police. Il ne faut jamais mettre ce titre en avant, les gens ne peuvent s’empêcher de dire des trivialités ou des conneries. Je mettrai ça sous le nez de Xavier et le menacerai d’appeler sur le champ la gendarmerie. Je suis sûr qu’il a un passé déjà chargé.
– Et s’il devient violent comme l’autre jour ? »
Je pris le temps de répondre en la regardant dans les yeux. Puis je tapotais le côté droit de mon veston. Elle se dressa horrifiée : « Ah non, pas ça !
– Nous avons été victimes d’un hold-up non ? Alors, légitime défense.
– On ne se fait jamais justice soi-même ! »
Elle demanda à réfléchir, mais après sa douche, elle me donna son accord. Nous partirions dans deux jours, le temps de tout mettre en place.
Notre plan fut bouleversé la nuit suivante quand le téléphone sonna à trois heures du matin. On appelait Élise depuis les Écureuils où Éloïse avait fait un malaise et réclamait sa présence. Une heure après elle était auprès de son amie et moi de retour dans ma chambre à tirer de nouveaux plans. Dans la nuit, les deux femmes partirent pour l’hôpital. Comme je disais toujours à mes équipes : « Il n’y a pas une seule solution, il y en a plusieurs. Remuez-vos méninges. »
Le lendemain matin, à l’heure où mon copain de bridge Jacob sortait pour sa promenade matinale et l’achat de Paris-Turf, je l’interpelais et partis avec lui. Là aussi, j’avais un bon angle d’attaque : « Tu avais raison, j’ai fait une connerie avec une autre bonne femme. Je dois aller régler ça. J’aimerais que tu m’accompagnes. » J’ajoutais que ça nous ferait une sortie sympathique entre garçons. C’est moi qui régalerai. Il fut ravi d’annuler un rendez-vous chez son dentiste et je partis acheter les billets de train puis faire les différentes réservations.
Jacob s’avéra un compagnon de voyage délicieux. Bien avant l’heure de départ convenue, il frappa à ma porte équipé d’une grande valise. Devant mon regard interloqué il répliqua rigolard : « Faut tout prévoir, le chaud, le froid et la déportation. » Je répliquais :
« Laisse ta kippa au placard, mais as-tu pris ton flingue ?
– À ce point-là ?
– Oui, la cliente est coriace. J’ai le mien, ça suffira. »
Durant tout le voyage, il fut excité comme un gosse. Cela faisait cinq ans qu’il n’avait pas pris le train. Tout le surprenait et l’enthousiasmait. Le TGV était une merveille absolue, il aurait bien fait un somme dans les fauteuils profonds de 1ère classe, mais nous avons passé la moitié du voyage à nous empiffrer d’expressos et de viennoiseries au wagon-bar. Pour chaque passager, il imaginait leur métier et leur vie privée. Il était particulièrement loquace sur les femmes qu’il notait de 1 à 5 selon un ensemble de critères confus où la sexualité avait autant de poids que son estimation de ses talents de cuisinière et son aptitude au bridge. À Orléans, il insista pour prendre le volant afin que je ne me fatigue pas. J’aurai, disait-il, besoin de toutes mes forces pour régler son compte à cette « bonne femme ». Il eut la gentillesse de ne pas me demander trop de détails. Mais pour éviter que nous nous endormions, je lui livrais un petit conte de Noël.
J’étais allé au Bon Marché pour acheter un cadeau pour Élise. Dans leur salon de thé, j’avais commandé un café Liégeois et lisais Le Monde du soir. Sur ma droite une femme élégante me demanda soudain si les nouvelles étaient bonnes. Préférait-elle l’Afghanistan, le cours de la bourse ou la grève chez Alsthom ? Elle répliqua en riant qu’elle s’intéressait surtout à la rubrique gastronomique. Elle ajouta comme en confidence : « Je suis une excellente cuisinière vous savez. » Je me tournais vers elle. Elle me fixait avec un regard insistant, ses lèvres très rouges étaient animées d’un petit mouvement de va-et-vient, comme si elle suçotait quelque chose. Elle me raconta qu’elle habitait en province et venait régulièrement à Paris pour faire des courses et se distraire un peu. Elle me montra plusieurs sacs de marque posés au sol à côté d’elle. Elle descendait toujours dans le même petit hôtel, chic et discret, rue Jacob. Elle se pencha vers moi et me dit à l’oreille : « C’est à peine à dix minutes d’ici. » Il me sembla qu’elle me donna un petit coup de langue sur le lobe. Je m’écartais vivement. « N’ayez pas peur comme ça, c’est gratuit et ça fait toujours du bien. » Je lui fis remarquer que j’étais un vieil homme. Ce qui la fit rire : « J’adore les hommes mûrs et si besoin… j’ai des pilules bleues. » Je pliais mon journal, laissais vingt euros sur la table et me levais. « On dit aurevoir aux dames quand on est galant », en me tendant une carte de visite, elle ajouta : « Je serai là jeudi prochain, disons vers 17 heures. » Je partis aussi choqué qu’interloqué. Durant toute la semaine, je ne pensais qu’à cette rencontre. Elle s’appelait Marie-Hélène et vivait dans la région d’Orléans. Le soir dans mon lit, j’avais de petites érections. J’essayais même une ou deux fois de me masturber en vain.
Le jeudi suivant, j’étais au rendez-vous. Elle ne me laissa même pas commander un café, elle me prit la main et me conduisit jusqu’à l’hôtel. Durant tout le trajet, elle babilla sans arrêt, commentant les vitrines, se moquant des passants, s’arrêtant pour regarder un nuage, me prenant par le bras. Elle était charmante. J’avais l’air d’un vieux même pas beau qu’une gamine enjouée tirait par la main. Arrivé dans la chambre, mon cœur battait tellement que j’en tremblais. Elle me serra contre elle puis m’embrassa goulument sur la bouche. De sa main droite, elle prit la température de mon entrejambe. Elle sortit alors de son sac un petit tube et me tendit une pilule : « Avale ça et douche-toi le temps que cela fasse effet. » Je m’exécutais le plus lentement possible. De retour dans la chambre, les rideaux avaient été tirés. Elle était nue allongée sur le dos, les jambes écartées. Je m’approchais doucement, je n’avais pas touché une femme depuis au moins quinze ans. Et des comme celle-là, jamais. Soudain, elle m’attrapa par un bras, me renversa, s’allongea sur moi et se mit à se tortiller fébrilement. « Ah, tu sens, s’écria-t-elle, ça vient, ça vient. » Je ne sentais rien si ce n’est une douleur et une crampe au bas ventre. Finalement, je poussais un cri de goret en éjaculant douloureusement : « Bravo mon chéri, c’était super », dit-elle. Elle s’allongea à côté de moi qui reprenais mon souffle. Elle prit ma main gauche et la posa sur un sein. Au bout d’un court moment, elle se dégagea d’un bond et disparut dans la salle de bain. Le bruit de la douche m’indiqua que l’heure du départ était venue. Je m’habillais rapidement et attendis assis sur un coin du lit qu’elle ait fini sa toilette. Elle me donna un bref baiser sur la bouche et ajouta avec un clin d’œil : « Maintenant, tu sais comment me joindre. »
« Formidable », s’écria Jacob. « À ton âge, tromper Élise avec une jeunesse, c’est une prouesse. Je n’aurais jamais cru ça de toi. Mais où est le problème ? »
« En arrivant au métro en cherchant mon passe Navigo, il me sembla que mon sac était en désordre. Sur le quai, je découvris qu’elle avait pris tous mes billets, ma carte bleue et mon carnet de chèques. » « La chienne, s’esclaffa Jacob, on va lui faire payer ! »
« Je lui ai donné rendez-vous pour régler cela, avant de prévenir la police. Elle m’a dit qu’elle avait eu un problème de dette au jeu. Nous verrons bien demain. » J’avais éteint mon téléphone et retiré la carte SIM. Pour donner le change, je fis semblant d’appeler Élise pour demander des nouvelles d’Éloïse et je confirmais notre rendez-vous à Marie-Hélène pour le jour suivant vers onze heures.
L’hôtel était très confortable. Pour être sûr que Jacob me laisse tranquille, je le fis beaucoup boire : coupes de Prosecco sur la terrasse, pour accompagner le menu gastronomique une bouteille de Saint-Pourçain, et encore une carafe sur le fromage et le dessert. Je l’aidais à regagner sa chambre et me couchais tout habillé sur mon lit. J’avais réglé le réveil sur quatre heures du matin. L’adrénaline compensait le trouble de l’alcool. Cinq heures de sommeil seraient bien suffisantes.
Bien évidemment, je me réveillais avec trois quarts d’heure d’avance. J’avais à peu près une heure de marche jusqu’au béguinage en déroute. L’air vif était un bon stimulant. J’avançais d’un bon pas en respirant profondément pour rester détendu. Au bout d’une demi-heure, je vis sur la gauche un bosquet de jeunes arbres. Je sortis mon arme, retirais la sécurité et chargeais le chien. Je n’avais pas été au stand de tir depuis deux mois. Je tirais deux coups de feu vers la cime. Le grésillement des feuilles tombant me rassura. J’avais toujours été un tireur moyen, il me fallait de l’entraînement.
Comme je le pensais, la voiture prétentieuse de Xavier était toujours là sur le côté de la maison. J’enfilais les gants de latex pris dans le local des infirmières. La porte de devant était fermée à clef. Je contournais le bâtiment et avec un tournevis à ailettes, je forçais sans difficulté la porte de la souillarde qui donnait sur la cuisine, puis dans la salle à manger. Tout était dans un état d’exode. Je n’eus aucun mal à localiser la cible. À l’étage, Xavier ronflait comme un diesel encrassé. Je montais doucement, son braillement était tel qu’il couvrait les craquements des marches. La porte de sa chambre était entrouverte. Je fus saisi par l’image et reculais d’un pas. Il était couché nu, sur le dos, jambes écartées dans la même position que celle que j’avais donné à Marie-Hélène dans mon conte. Mais il ne dégageait aucun érotisme. Je m’approchais, dégainais et tirais deux balles : l’une dans son cœur avide, l’autre sur une tempe vers son cerveau pervers. Il s’agita un peu, il y eut quelques gargouillis, quelques râles puis plus rien. Je commençais à fouiller la chambre. Dans sa veste, je pris les clefs du véhicule, son téléphone et son portefeuille. Je ne ramassais pas les douilles, les balles étaient vieilles donc très difficile à identifier. Si cela arrivait, les policiers verraient qu’il s’agissait de munitions utilisées par l’armée, ils laisseraient tomber. Mais je cherchais autre chose. Les deux chambres d’à côté étaient vides, l’une encore imprégnée des odeurs capiteuses d’Éloïse. Au deuxième étage, une chambre mansardée avait dû être celle de Stan. Le lit était défait, les draps maculés et à terre dans un coin, un tee-shirt en boule. Je l’emportais. J’espérais qu’il avait eu beaucoup de plaisir dans ce lieu. Je trouvais ce que je cherchais au rez-de-chaussée dans la petite pièce qui servait de bureau. À côté de l’ordinateur, se trouvait une sacoche à bandoulière en cuir. À l’intérieur, se trouvaient les six chèques et quelques billets de cent euros. Je déverrouillais la porte principale et sortis.
Le retour me sembla très court. J’essayais de ne pas courir pour ménager mon cœur. Les seules images qui me venaient à l’esprit étaient celles d’une descente que nous avions faite en Algérie pendant la guerre sur un petit groupe de maisons de terre minuscules censées servir de refuge à des fellaghas. Il n’y avait que des vieux, des femmes et des jeunes enfants. Nous les avions tous tués dans leur sommeil. En redescendant à grands pas vers notre campement, notre adjudant tentait de lancer des chansons de soldats. Deux ou trois l’accompagnaient mais les voix s’éteignaient vite. À côté de moi, un autre appelé s’étouffait comme s’il faisait une crise d’asthme. Je m’approchais et saisis son sac. Je vis qu’il avait les yeux mouillés.
De retour dans la chambre d’hôtel, je mis dans un sac plastique que j’avais apporté : le revolver, les cartouches de réserve, les gants, le tournevis, mes chaussures, les affaires de Xavier et les chèques après les avoir déchirés. Je jetterai tout cela plus tard. Je conservais le tee-shirt de Stan et son argent, il en aurait forcément besoin plus tard. Je m’allongeais et m’endormis aussitôt. Je fus réveillé par le soleil qui tapait sur le lit. Il était dix heures passées. Je pris une brève douche. Un quart d’heure après, je rejoignais Jacob sur la terrasse où avait été servi le petit déjeuner. Il n’y avait plus que nous. Jacob souriant s’esclaffa : « Sacré dormeur ! Aujourd’hui, c’est le grand jour, c’est bien que tu aies pris des forces. » Je le regardais d’un air ahuri : « Eh, réveille-toi ! Je vais recommander du café et des croissants. J’ai mangé ta part. »
« Tu as mangé mes croissants ? » Et j‘éclatais en sanglots.
Jacob sidéré me prit la main : « Que se passe-t-il ? » Comme je ne pouvais lui raconter ce qui avait eu lieu pendant la nuit, je repris mon conte amoureux : « Marie-Hélène m’a appelé cette nuit. Elle ne voulait plus que j’aille chez elle. Elle est venue en voiture me rapporter ma carte bancaire et mon carnet de chèques. Elle n’est pas descendue de sa bagnole et m’a demandé de ne plus jamais la contacter. Voilà tout est fini. » Et je pleurais un bon coup. Jacob, bien sûr, me consola : « Elle t’a laissé comme ça ? Même pas un dernier petit baiser. Sale allumeuse. N’aie pas de regret, cette histoire ne pouvait rien donner. » Nous avons repris la route pour Orléans. Pendant qu’il faisait le plein avant de rendre la voiture, je jetais le sac de déchets dans un container. Le soir, nous étions de retour à Paris.
À mon retour, Élise était tellement accaparée par la maladie puis par le décès d’Éloïse qu’elle ne me demanda aucun détail. Je me contentais de dire que tout c’était bien passé et que tout était réglé. Pour rassurer la quatrième victime, je l’autorisais à dire à Nicole que j’étais un ancien policier. J’avais prévenu la gendarmerie, Xavier avait été arrêté et les chèques récupérés. Ils étaient conservés comme pièces à convocation.
Trois semaines plus tard, un soir où je rejoignais Élise, elle me servit d’autorité un double scotch et me tendit sans rien dire quelques pages imprimées. Il s’agissait de la copie d’articles du journal La République du Centre. On y apprenait que « alertée par un facteur intrigué par une maison ouverte mais déserte depuis une dizaine de jours », la gendarmerie avait effectué une perquisition. Ils avaient trouvé le corps d’un homme tué par balles. Toutes ses affaires ayant disparu, il devait s’agir du crime d’un rodeur. Un second article revenait sur l’affaire : « Les gendarmes avaient été intrigués dans le jardin par une zone de terre fraîchement retournée. En creusant, ils découvrirent deux corps enveloppés dans des draps : une femme d’une cinquantaine d’années et un adolescent qui pouvait être son fils. L’un et l’autre avaient été étranglés. L’enchaînement des meurtres n’est pas évident. Des investigations sont en cours. »
Je posais les feuilles et essayais d’avaler un peu de whisky. Élise me regardait avec un mélange de réprobation et de tristesse. Je dis le plus calmement possible : « Je te l’avais dit, tout est réglé, je n’ai laissé aucune trace. C’est horrible pour Stan, bien sûr. » Je sortis de mon sac son tee-shirt : « C’était dans sa chambre. Voilà ce qui nous reste de lui. » Élise prit le vêtement et enfouit son visage dedans. Après quelques sanglots, elle dit : « C’est Xavier qui les a tués et enterrés ?
– Sans doute. De nuit, je n’avais rien remarqué. »
Élise nous resservit à boire puis enchaîna : « Et moi qui voulais une fin de vie bien tranquille, je me suis bien trompée sur moi-même.
– Tu n’es pas obligée d’aller jusqu’à fréquenter un assassin.
– Ne sois pas stupide, c’est moi qui ai déclenché tout ce bazar. Brillant résultat !
– Je ne me serais jamais cru capable de faire ça. Je n’ai jamais tiré sur un homme durant ma carrière. Mais avions-nous le choix ?
– On a toujours le choix. La vie sans un peu d’aventure est insipide. Mais il est hors de question que je revienne aux Écureuils. Viens m’embrasser mon beau tueur ! »
Pierre Lascoumes