Juriste et sociologue, Pierre Lascoumes était chercheur et enseignant à l’Insitut d’études politiques. Pour VIF, il écrit, invente, raconte des histoires autour de la vieillesse. Et des fragilités humaines.
Le plus difficile (3)
Le plus difficile ne fut pas d’arroser une dernière fois le papyrus sur le balcon, ni de fermer la croisée aux rideaux de batiste jaunis, ni de tirer la tenture de cretonne à la doublure de velours passé obscurcissant la pièce. Le plus difficile ne fut pas de bloquer le verrou, ni de retendre, une fois de plus, la nappe de Vichy bleu et blanc, après s’être assurée à nouveau que l’enveloppe, sur le dessous-de-plat en fer forgé, était bien centrée sur celui-ci.
Le plus difficile ne fut pas de résister à l’envie de s’asseoir, comme toujours, sur la chaise au coussin jaune près du radiocassette prêt à fonctionner, ni à celle de rectifier sur le front la mèche molle, fraîchement mise en plis. Le plus difficile ne fut pas de saisir la serpillière trempant dans le bac de l’évier, ni de l’essorer, ni de la tasser au bas de la porte.
Le plus difficile ne fut pas d’aller vers la cuisinière, d’ouvrir la porte du four, ni de tourner le bouton du gaz. Le plus difficile ne fut pas, enfin, de ne pas céder aux larmes en engageant la cassette de Vivaldi aux sons fanés, ni d’aller sur la banquette, ni en s’allongeant de poser un regard sur les photos encadrées de métal posées sur le haut du bahut, ni d’entendre presque trop fort l’insistance du sifflement, ni de sentir l’irritation croissante à l’intérieur des narines. Le plus difficile fut d’écarter l’idée que le téléphone put alors se mettre à sonner.
Pierre Lascoumes