Juriste et sociologue, Pierre Lascoumes était chercheur et enseignant à l’Institut d’études politiques. Pour VIF, il écrit, invente, raconte des histoires autour de la vieillesse. Et des fragilités humaines. Aujourd’hui, le deuxième épisode d’une série en trois moments.
À la recherche des vieux messieurs indignes (2)
Un dîner buissonnier
Il me fallut trois jours pour me décider sur la façon de remercier Héloïse pour son accueil si inattendu. Finalement je glissais sous sa porte une carte l’invitant pour le lendemain « à l’heure du thé ». Au verso, j’avais copié quelques vers de Constantin Cavafy, un poète grec : « Les jours futurs se dressent devant nous comme une file de petits cierges allumés, dorés, chauds et vifs. Les jours passés demeurent derrière nous, triste rangée éteinte. » J’avais fait quelques courses dans le centre et obtenu en cuisine un saladier de glaçons. À l’heure dite, avec les cinq minutes de retard de politesse, elle arriva. Quand j’ouvris la porte, aux éclairs de ses yeux, je sus que j’avais marqué un point. Elle entra solennellement, serra mon épaule de sa main droite et dit : « Je sentais bien que vous étiez une reine, mais là, Buckingham est enfoncé. » J’avais mis une nappe en tissu basque avec de petites assiettes assorties, deux flutes de champagne et au centre, un assortiment de petits fours salés – froids, hélas ! « J’ai pensé que, pour une fois, vous préfèreriez quelques bulles à l’eau tiède. » Je passais dans la salle de bains et revins avec une demi-bouteille de champagne qui avait rafraîchi dans le lavabo rempli de glaçons. Héloïse s’extasiait sur tout. Je lui dis d’ouvrir le petit paquet qui était à côté de son assiette. C’était un recueil de poèmes de Cavafy. J’ajoutais : « C’est pour préparer votre prochaine réincarnation. » Je sentis que quelque chose s’immobilisa en Héloïse. Elle feuilleta le livre et dit sur un ton modeste, inhabituel chez elle : « Je connais l’auteur, mais je ne l’ai jamais lu, pourtant c’est un Oriental. Grec, n’est-ce pas ? » Elle leva son visage, ses yeux étaient joyeusement mouillés. « Il y a si longtemps que je n’ai pas reçu de vrai cadeau, merci. » Elle saisit ma main et la serra vigoureusement.
Après cela, nous avons déballé nos vies, en vrac. Pas de biographies toilettées, mais une avalanche de flashs, d’épreuves et de bonheur. Je compris qu’Héloïse était d’origine syrienne, née au Liban. Ses parents, de riches commerçants, l’avaient envoyée à 7ans en Suisse, dans une pension chic accompagnée d’une nurse. À 16 ans, elle avait rejoint sa famille en Argentine où elle avait émigré. On lui avait présenté une théorie de possibles fiancés, plus affriolants et incultes les uns que les autres. Elle obtint de ses parents d’aller à Paris, sous la condition d’y épouser un diplomate ou un industriel. Ce fut un joueur de basson anarchiste. Pendant la guerre civile d’Espagne, elle partit avec lui. Il fut tué et elle resta infirmière. Réfugiée en France, elle s’installa à Sète où elle fut serveuse, dansant sur les tables, montant à l’occasion dans les étages et livrant des infos aux antifascistes. Des sbires de Franco étaient mêlés aux réfugiés. À la libération, elle s’installa à Toulouse où elle ouvrit sa Maison avec quelques filles encore plus égarées qu’elle mais qui avaient la même faim. Elle y rencontra un policier, puis le chef de celui-ci, un commissaire. Une période bourgeoise suivit, durant laquelle elle donna deux enfants à la patrie de son époux. Elle comprit peu à peu qu’il était proxénète à ses heures. Elle demanda le divorce et partit à Paris où elle créa une agence de traduction et d’interprétariat. Elle maîtrisait quatre langues et bidouillait dans trois autres. Lors d’une conférence, elle rencontra l’ambassadeur attendu. Plus âgé qu’elle, mais portant beau avec ses ailes de corbeau bleu-noir collées au-dessus de ses tempes. Il l’épousa, mourut, elle hérita, s’installa quelques années en Turquie. Puis craignant la montée islamiste, regagna la France, se fit voyante-tireuse de cartes. Un organisateur de croisière en Méditerranée l’engagea comme interprète et, à l’occasion, magicienne lors des soirées. À La Valette, elle succomba aux charmes d’un jeune réfugié syrien qui négocia ses charmes indéniables contre une invitation en France et l’aide à l’obtention d’un visa. À son deuxième séjour à Malte, après six mois d’une correspondance émouvante – Héloïse se demandait s’il était vraiment l’auteur de ces courriers touchants ou s’il avait trouvé un scribe ou un site sur internet –, elle accepta de l’accueillir. Il tint parfaitement pendant six mois le rôle du Money Boy. Galant, attentionné, curieux de la France et de Paris, séduisant ses amis juste ce qu’il fallait. Un jour, il annonça fièrement qu’il avait trouvé une place de serveur dans un restaurant arabe de standing. Elle craint qu’il eût à livrer des prestations complémentaires aux clients émiratis. Dix jours après ses débuts, il disparut, laissant la totalité de ses maigres affaires chez elle. Mais il avait emporté une liasse de billets et une poignée de bijoux dont la plupart sans valeur. Héloïse vida d’un coup sec le fond de sa coupe. Son regard se figea sur le jardin et, d’une voix glacée que je ne lui connaissais pas encore, murmura : « J’aurais préféré qu’il me viole une dernière fois et me tue. » Après un silence, elle se redressa ajoutant « La vie n’est qu’un collier de surprises en tous genres, des agates et des clous. On se laisse toujours avoir. »
Entre les tranches gourmandes de cette épopée, je parvins à glisser quelques lamelles de ma vie minuscule. À côté des siens, mes morceaux de bravoure n’étaient que confettis : à 13 ans, une fugue de cinq jours, un abus sexuel à 16 ans dans des toilettes, le froid et l’ennui du pensionnat, l’école normale d’institutrice, un premier poste en classe unique dans un village de la Sarthe, l’apprentissage de l’accordéon et le plaisir des bals de village, le cousin d’une collègue qui circulait en moto. Nos retrouvailles dans des hôtels minables à Tours. Des épousailles raisonnables. L’exaltation de la période de 1936, les séparations et les souffrances sous l’Occupation, etc. Il suffisait d’un mot, d’un nom, d’une image pour qu’Héloïse rebondisse et entame un nouvel épisode de sa saga.
L’heure avançait. À partir de 19 heures, je vis qu’elle regardait discrètement sa montre. Au quart, je glissais subrepticement entre deux de ses phrases « Bientôt, le repas ». Elle fit la grimace que j’attendais. Je me lançais : « Après la collation que nous venons de faire, je n’ai pas grand appétit. » Elle acquiesça. Je poursuivis ; « Si vous voulez, nous pouvons faire un dîner buissonnier. J’ai encore quelques provisions. » Elle s’adossa, leva ses deux bras comme si elle cédait à un braquage et dit : « Vous ? Vous feriez ça ? Vous êtes une vraie polissonne. » Elle se leva et appela la salle à manger pour prévenir de notre absence, prétendant que nous étions, l’une et l’autre, barbouillée. Elle eut du mal à dissuader l’interlocutrice d’envoyer une infirmière avec deux bols de bouillon de poireaux. Pendant ce temps, j’apportais une assiette de viande séchée, un morceau de parmesan, du pain suédois, un reste de petits fours et une seconde demi-bouteille de champagne plus fraîche que la première. Quand Héloïse découvrit ce buffet renouvelé, elle fit semblant d’avoir un malaise et se laissa tomber – très ancienne comédie française – dans son fauteuil, en disant la main sur le front : « Décidément, comme dirait Proust, vous êtes épastrouillante ! »
C’est à la suite de ce dîner buissonnier que nous sommes devenues copines : « Copin’coquine », disait-elle. Ce soir-là, elle testa sur moi l’idée qu’elle concoctait pour les festivités de fin d’année : une semaine sur le thème des « Vieilles dames indignes ». En ouverture, projection du film de René Alio La vielle dame indigne, avec la délicieuse Sylvie. Héloïse avait bossé son sujet. J’appris qu’il s’agissait au départ d’une nouvelle de Bertolt Brecht. Mais il ne fallait pas le dire, ça découragerait le public. Madame Berthe, dame âgée, récemment veuve, recherche ce qu’elle n’a jamais connu. Avec son regard pétillant, sa démarche fringante, elle est curieuse et l’aborde avec humour. Sous son petit chapeau noir, elle commence à profiter de la vie et se lie d’amitié avec Rosalie, une jeune femme aux mœurs légères. Un Alphonse, cordonnier truculent, entre aussi dans sa vie. Berthe s’émancipe, s’amuse de plus en plus, achète une 2 CV, et le trio découvre avec bonheur le monde. Héloïse, trouvait qu’il y avait trop de bons sentiments dans cette histoire, mais que ça pouvait donner à certaines pensionnaires le goût d’un peu de liberté.
Le lendemain, il y aurait la présentation d’extraits de la pièce de théâtre Les Grandes filles, de Stéphane Guérin. Héloïse l’avait vue il y avait plus de vingt ans au Petit Montparnasse avec un carré magique de comédiennes : Geneviève Fontanel, Judith Magre, Édith Scob… Elle avait oublié la quatrième et regrettait de ne pas avoir conservé le programme. Le texte publié par L’avant-scène devait pouvoir se trouver sur le site d’un bouquiniste spécialisé. Quatre vieilles dames en pleine forme, aussi tendres que mordantes, se confrontent durant une année découpée en douze tableaux. Ce sont des copines de longue date, très typées : Madame Khader, la kabyle ; Madame Xenia, la juive ; Madame Yvonne, la catholique et… lesbienne ; enfin, Madame Zakko, témoin de Jéhovah. Menées à fleurets mouchetés, leurs joutes sont permanentes et très politiquement incorrectes. Elles brocardent la famille et les religions, surjouent les clichés racistes, rient de tout. Elles parlent aussi bien de sexe que de problèmes de varice, la douleur de leurs amours perdues n’a d’égale que celle de leurs intestins. Les mauvais coups ne leur font pas peur, attaquant des enfants dans la rue en leur jetant des cailloux cachés dans des boulettes de pain… Les bons mots et les jolies formules abondent : « Un jour, je me suis rendu compte que j’étais beaucoup plus douée pour la sauce hollandaise que pour le bonheur. » Héloïse préparerait une sélection de scènes qui seraient jouées par quatre résidentes de l’atelier théâtre. Elle en avait parlé à leur animatrice qui était d’accord. Ce serait une jolie leçon sur la tolérance.
Le lendemain projection du film Harold et Maude, de Hal Ashby. La vielle dame a 80 ans. Autant par ironie que par désœuvrement, elle assite à l’enterrement de personnes qu’elle ne connaît pas. C’est ainsi qu’elle fait connaissance du jeune Harold, gentil mais maladroit et suicidaire, qui veut surtout emmerder son envahissante mère. Ils sympathisent et Harold s’installe dans l’heureuse vie de bohême que Maude mène dans un wagon abandonné. Leur amour scandaleux est pour eux un bonheur sans égal entre balades improbables et exercices de poésie. Cette ahurissante Love Story mêle l’humour noir, l’optimisme et l’inévitable tristesse de l’ultime séparation. Et vlan, conclut Héloïse, ce sera pour l’amour sans âge !
Plus risquée sera sans doute l’exposition des photographies et vidéos d’Esther Ferrer, une méchante espagnole ayant l’âge de Maude qui, depuis les années soixante-dix, crée des œuvres provocatrices et iconoclastes. Selon Héloïse, elle combine la dureté des femmes basques et la virulence des résistants aux dictatures. C’est une plasticienne autodidacte, pionnière en matière d’installations et de performances, radicale et féministe. Le plus souvent, ce sont son propre corps et son image qui lui fournissent la matière de ses œuvres. Dans la série, Intimo y Personal elle apparaît nue prenant les mesures de toutes les parties de son corps avec un mètre ruban de couturière. Dans Las Cosas, elle fait tenir des objets quotidiens en équilibre sur sa tête, du pain, un couteau, etc. Sur une photo célèbre, elle est coiffée d’une ventouse débouche-évier, sur son tee-shirt est écrit « une méthode pour déboucher vos idées aussi simplement que votre évier ». Une série d’autoportraits la montre vomissant les lettres de l’alphabet, et une autre des pièces d’or. Une série juxtapose deux parties de son visage pris à des âges très différents. Héloïse connaît la galerie qui expose cette artiste à Paris. Elle est persuadée que celle-ci donnera son accord pour un accrochage gratuit dans une maison de retraite. La direction de l’établissement sera sans doute plus difficile à convaincre. Héloïse présentera l’affaire sous son angle humoristique, faisant semblant d’ignorer la provocation féministe et politique des images. De plus, un vernissage en présence des médias locaux et, pourquoi pas, de l’artiste elle-même, ferait une excellente publicité à la maison. Elle a déjà le slogan : « Festival d’art aux Écureuils : le quatrième âge s’éclate ! »
D’autres idées restaient encore à préciser. Ainsi, un montage de textes de Simone de Beauvoir, Annie Ernaux, Virginia Woolf, Doris Lessing et Laure Adler sur le vieillissement et la liberté, que nous lirions Héloïse et moi. Il faudrait aussi trouver un enregistrement vidéo de Madeleine Renaud interprétant la vaillante Winnie de Oh, les beaux jours, de Samuel Beckett. Je trouvais toutes ces idées formidables et acceptais de l’aider. Soudain, une idée me vint : « Mais où sont les messieurs indignes ? »
Pierre Lascoumes
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