L’érotisme des vieillards

Les médecins de la fin du XIXe siècle avaient le goût de l’histoire et des grands hommes. Le célèbre Alexandre Lacassagne, né en 1843 et mort en 1924, qui fonda à Lyon l’école française d’anthropologie criminelle où il enseigna la médecine légale, avait cette passion ; il ne limita pas ses publications à des dizaines d’expertises ni à des traités et autres manuels de médecine, il consacra un long article à Jean-Jacques Rousseau, entreprit un long manuscrit sur La Médecine de l’histoire dans lequel il revenait avec son savoir sur les pathologies des grandes figures de l’histoire (de l’Antiquité à la Révolution). Après avoir pris sa retraite, alors qu’il versait ses archives à la bibliothèque de Lyon où elles sont aujourd’hui consultables, il publia un ultime livre sur la vieillesse. Paru en 1920, il rend compte de la littérature médicale contemporaine pour traiter tous les aspects de la vie des personnes âgées dont il est alors. Au chapitre VIII qu’il consacre à la psychologie des vieillards (« L’esprit, le cœur et le caractère »), il s’intéresse en bon médecin légiste – il avait notamment publié son expertise sur Joseph Vaché, le tueur « sadique » de bergers – à la sexualité des vieux. Dans les pages que nous reproduisons, son regard porte sur certains grands hommes de lettres et leur érotisme…
Cet essai témoigne à la fois de l’intérêt de certains médecins pour tous les aspects du vieillissement mais aussi de l’association très souvent faite à travers la figure du génie entre la grandeur de son œuvre et la longévité de ses « exploits » sexuels. Les lignes sur Victor Hugo sont à cet égard exemplaires. On lira donc ces lignes avec distance… Et on ne manquera pas de relever que pour Lacassagne importe peu le sort des jeunes femmes qui partageaient la couche de ces vieux messieurs hétérosexuels…

Alexandre Lacassagne

L’érotisme des hommes âgés est-il fréquent ?

« On a cité des exemples historiques, et, au dernier siècle, les cas de Goethe, de Victor Hugo, d’Ibsen. Nous connaissons le fait d’un médecin aliéniste distingué, auteur de travaux remarquables, marié et père de famille, a soixante-dix ans, devenu amoureux d’une de ses infirmières dont il eut des enfants qui lui ressemblaient. Il est mort à quatre-vingts ans.
Balzac, « ce docteur en médecine sociale », comme il s’appelait, s’est occupé de l’amour des vieillards. Dans La Cousine Bette, il y a le baron Hulot, intendant général, directeur au ministère de la Guerre, etc., etc. Il eut huit maîtresses successives ; la dernière, avec laquelle il se maria, après la mort de sa femme, fut Agathe Piquetard, sa fille de cuisine et le rebut de l’office : cette histoire est documentée, elle a la précision d’une observation clinique. La deuxième partie de
Splendeurs et misères des courtisanes a pour titre : « À combien l’amour revient aux vieillards ». Le baron Frédéric de Nucingen cesse brusquement d’avoir une danseuse attitrée et s’amourache d’Esther van Gobseck. Sa conduite inquiète son médecin Horace Bianchon.
Molière avait d’ailleurs ridiculisé le quadragénaire amoureux dans
L’École des femmes : Arnolphe, ou M. de la Souche, est le jouet d’Agnès avec la complicité d’Horace. Rappelons que Buffon, âgé de quarante-cinq ans, épousa par amour une jeune fille pauvre dont il était aimé. Il mourut à quatre-vingt-un ans. Le calme et la sérénité ne le quittèrent pas à ses derniers moments. Dans la plupart des cas cités, on peut dire que, chez ces vieillards, ce sont des amours de tête, la puissance génitale est affaiblie.
Quand il en est autrement, les particularités observées ont un caractère nettement pathologique.On a constaté chez de nombreux centenaires la persistance des fonctions sexuelles. L’activité de celles-ci donne une longévité marquée.
Rappelons que les eunuques, ce troisième sexe, d’après Balzac, vieillissent rapidement, quel que soit le sexe : la peau est vite ridée, il y a surcharge graisseuse. Matignon a très bien décrit ce qui se passe chez les eunuques chinois, Pélican a fait de même pour les Skoptzy ou châtrés russes. On n’a pas observé d’eunuques ayant atteint un âge avancé.
 »

Activité sexuelle et longévité

« C’est le contraire pour les hommes à appétit sexuel très marqué. Thomas Parr, à cent deux ans, fut poursuivi et condamné pour attentat aux mœurs. Il se remaria à cent vingt ans et mourut à cent cinquante-deux ans. Un Danois, nommé Drakenberg, mort à cent quarante-six ans, se maria à l’âge de cent six ans ; devenu veuf à cent trente ans, il devint amoureux d’une jeune fille qui refusa de l’épouser. Ces hommes très âgés ont eu de nombreux enfants après quatre-vingts ans. La plupart se sont mariés plusieurs fois, ont contracté trois et quatre mariages. De nombreux exemples ont été cités par [le médecin prussien (1762-1836)] Christoph Wilhelm Hufeland (L’Art de prolonger la vie), et montrent l’importance du mariage dans la prolongation de l’existence.
Les autopsies de ces longévités ont montré que les testicules étaient volumineux et lourds.
Malgré une vie débauchée, Tibère est mort à soixante-dix-huit ans, et Louis XV à soixante-cinq. Goethe avait une intelligence vive quand il mourut à quatre-vingt-trois ans. Un an avant, il finissait le second Faust. Le zoologiste, bactériologiste et immunologiste russe Elie Metchnikoff dit : « 
C’est l’amour qui fut le plus grand stimulant du génie de Goethe. » Rappelons qu’à soixante-quatorze ans, il fut éperdument amoureux d’Ulrike Sophie von Levetzow [1804-1899] qui n’avait pas atteint sa vingtième année. Il aimait à danser avec elle, et écrivait à son fils qu’il se trouvait tout à fait dispo et d’esprit et de corps. Le grand-duc de Saxe-Weimar demanda, pour Goethe, la main d’Ulrike : la mère de celle-ci refusa et, dit Eckermann, Goethe, désappointé, fut sérieusement malade. […] Jusqu’à sa mort, il témoigne une admiration marquée pour les femmes. Le dernier jour de sa vie, il s’écrie dans son délire : « Regardez, cette belle tête de femme, avec ses boucles sombres sur un fond noir ! »
[Le dramaturge norvégien Henrik Johan] Ibsen est mort à soixante-dix-huit ans ; il tomba amoureux d’une jeune femme qu’il avait connue à Marienbad, et lui écrivait peu de temps avant des lettres enflammées.
Sur les portraits de tous ces vieillards « vigoureux », on remarque la conservation et l’épaisseur des sourcils. J.-J. Rousseau, lui- même, comme conséquence de ses pertes séminales provoquées, est aussi très sourcilleux. Quelques exemples, mais plus rares, chez la femme. Ninon de Lenclos, septuagénaire, était encore assez belle pour inspirer un fol amour à un jeune abbé : elle mourut à quatre-vingt-dix ans.
Des dangers de l’exagération sexuelle et de l’abstinence totaleIl suffit d’abord de signaler les conséquences sévères de la syphilis et de la blennorragie.Les anciens Hindous recommandaient de s’abstenir de temps en temps des rapports sexuels, estimant qu’il y avait avantage à la résorption de la sécrétion testiculaire. Pensaient-ils à l’effet utile des sécrétions internes ? Les grands législateurs, Solon, Socrate, Moïse, Zoroastre, Mahomet, Luther, ont fixé la fréquence des rapports sexuels. De même, d’après le Talmud, les cohabitations sont quotidiennes pour les hommes jeunes et vigoureux. Les excitations sexuelles sont nuisibles, tels, dit-on, le coït interrompu, la masturbation, la musique et la danse chez certaines jeunes filles.Ce n’est pas l’avis de Freud. L’abstinence complète sexuelle peut avoir des effets nuisibles. Regaud (
Comptes rendus de l’Association des Anatomistes, 1903) a montré que chez les cobayes mâles, privés de tout rapport sexuel, les testicules dégénèrent. D’où cette conclusion : « La continence forcée peut avoir pour conséquence des modifications importantes de l’épithélium séminal. » [Le neurologue italien Giovanni] Mingazzini [1859-1929] a fait en 1893 les mêmes observations sur les femelles d’animaux tenues enfermées et privées de tout rapport sexuel. Notre ami, le Dr Arthur Armaingaud [1842-1935], le 27 mai dernier, communique à l’Académie de Médecine : Les Amours des vieillards, au point de vue médical et social. Il a observé, pendant une pratique de trente-cinq ans à Bordeaux, de nombreux vieillards, vigoureux et bien portants ; mais d’autres, retirés des affaires « après fortune faite », présentaient des signes d’affaiblissement moral et physique : on apprenait qu’ils avaient une maîtresse de vingt à trente-cinq ans, d’où des excès génésiques et décès après apoplexie, ramollissement, affection du cœur. Ces vieillards dînaient souvent en ville et rentraient tard : ils réalisaient ce double danger : un bon cuisinier et une jeune femme. Armaingaud a résumé les observations faites sur trente-huit vieillards. Il nous paraît que les excès de table ont ajouté une gravité spéciale aux manœuvres ou tentatives génésiques, le plus souvent ratées, malgré le nombre et la variété des excitants. Armaingaud rappelle les amours de César, à cinquante-six ans, pour la jeune Cléopâtre, et l’affection extravagante de Henri IV, âgé de cinquante-sept ans, se travestissant en palefrenier pour voir Charlotte de Montmorency, âgée de seize ans. »

Le cas Victor Hugo

« Tous ces vieillards, retirés des affaires, riches, ou grands capitaines, ayant forcé leur talent, n’ont dû rien faire avec grâce. M. Louis Barthou [1862-1934], dans Les Amours d’un poète (1918), nous a donné des documents inédits sur Victor Hugo. Nous allons exposer les particularités authentiques pour notre étude. Dans l’appréciation du poète, il faut, sans doute, avoir connaissance de ses œuvres, mais il est aussi nécessaire d’être documenté sur la nature de l’homme, ses habitudes, ses passions et ses amours. « L’amour, de quelque façon d’ailleurs que l’on entende ce mot complexe, a joué dans la vie de Victor Hugo un rôle auquel, seule, son ambition fut comparable. Sa jeunesse fut exceptionnellement chaste, mais, à partir de trente-et-un ans, la femme ne cessa d’occuper son âme et ses sens – plutôt ses sens – jusqu’au jour où, dans son extrême vieillesse, la nature lui imposa un renoncement dont il ne s’accommoda pas volontiers. Le mariage lui donna huit ans d’un bonheur sans mélange. Heureux et confiant, il fut fidèle, sans qu’une tentation pût lui mériter un reproche ou même un soupçon.
L’amour qu’il eut pour la mère de ses quatre enfants fut l’amour le plus pur de sa vie. Quandil douta, il souffrit cruellement, mais Juliette Drouet, sa première maîtresse, vint à point pour atténuer sa torture, et leur union dura près de cinquante ans. » En 1872, à soixante-dix ans, il devient amoureux de Blanche, la femme de chambre de Juliette Drouet, « une belle fille de vingt-trois ans, aux yeux vifs, à taille élancée ». Le vieux grand Homme, avec l’imprudence du graphomane, relatait sur un carnet les étapes de ses bonnes fortunes, en latin ou en espagnol. Blanche s’appelait Alba dans cette comptabilité amoureuse, de septembre 1872 à juillet 1873. Blanche quitta le service de Mlle Drouet, et en août, à Paris, elle rencontra Victor Hugo.« Le carnet laisse entendre qu’ils payèrent de nombreux plaisirs la peine de leur absence. » Juliette Drouet s’apercevait que Victor Hugo, malgré son âge, avait des émotions de tendresse exclusivement provoquées par ses petits-enfants, mais était d’une complexion amoureuse qui cherchait souvent à s’épancher. Le grand Homme recevait des visites d’actrices ou d’autres femmes de lettres, et les entretiens étaient trop prolongés. Juliette en surprit et menaça Victor Hugo de le quitter. Alors « il puisait dans son génie qui, lui non plus, n’avait pas vieilli, le moyen de l’apaiser et de la retenir ». Il écrivait : À une Immortelle et Le livre de l’Anniversaire ; il aimait toujours « sa vraie épouse », « sa compagne éternelle », mais il ne lui fut pas fidèle. « Blanche était restée dans sa vie, à l’état de maîtresse entretenue, et d’autres femmes y étaient entrées. Son tempérament défiait l’âge et, à soixante-quinze ans, redoutait qu’un excès de chasteté nuisît à sa santé ! » Il eut quelques troubles cérébraux, et son médecin, le professeur Germain Sée, lui conseilla de cesser les prouesses amoureuses. Victor Hugo, après un moment de réflexion, répondit : « C’est bien, docteur, j’obéirai. Mais, tout de même, la nature devrait avertir. » Il avait eu cependant un avertissement prémonitoire ; la contrainte par corps s’effectua le 28 mars 1878, à la suite d’une attaque avec paralysie. Mme Juliette Drouet surprit une lettre de Blanche : elle menaça alors Victor Hugo de l’abandonner, fit une courte absence, revint et lui dit : « Ta gloire qui éblouit le monde éclaire aussi ta vie. Ton aube est pure, il faut que ton crépuscule soit vénérable et sacré. Je voudrais, au prix de ce qui me reste à vivre, te préserver de certaines fautes indignes de la majesté de ton génie et de ton âge. » Ces paroles sont dignes de l’intelligence et du cœur de cette grande amoureuse. En août 1880, il semble que Victor Hugo n’a pas renoncé à « ses habitudes dangereuses, à tous les plaisirs funestes ». M. Barthou dit que cet aveu donne à réfléchir ! « Il y avait dans ce très grand homme un peu plus qu’un homme. Il était supérieur ou étranger aux conditions normales de la vie. » Mme Drouet, atteinte d’un cancer, supporta stoïquement son mal et mourut le 11 mai 1883 : elle fut enterrée dans le cimetière de Saint-Mandé, près de sa fille Claire. « Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau », avait ainsi désigné la place où repose Juliette Drouet, l’amante qui reçut ce billet : « Je t’aime, cinquante ans d’amour, c’est le plus beau mariage. » Il lui a survécu deux ans.
Auguste Comte (1898-1857) peut aussi être inscrit sur la liste de vieillards amoureux et mystiques. Dans un des derniers numéros de La Revue positiviste internationale, M. Émile Corra, président du Comité positif occidental, s’exprime ainsi dans un article consacré à la naissance du génie d’Auguste Comte : « Malgré son amour de l’élude, Auguste Comte était, en effet, très différent d’un ascète ; il avait, de son propre aveu, la passion des femmes, et cette passion, qui devait lui inspirer, à la fin, l’amour idyllique et mystique de Clotilde de Vaux, auquel il dut une béatitude paradisiaque, le poussait volontiers à des folies. Elle le rendit peu scrupuleux sur le choix de ses objets ; elle lui fit entretenir avec une femme mariée des relations clandestines d’où naquit un enfant qui mourut du croup dans sa neuvième année, et, plus tard, elle le poussa à contracter un mariage insensé qui empoisonna la plus grande partie de sa vie. » A. Comte est mort dans sa soixantième année, après avoir organisé un véritable culte en souvenir de Clotilde de Vaux. Selon les instructions qu’il avait données, le corps du fondateur du positivisme, raconte le Dr Robinet, fut placé dans son cercueil, la main droite sur son cœur et tenant embrasse le médaillon que Clotilde de Vaux lui avait offert, garni de ses cheveux, en l’appelant le don du cœur.
[…] »

Philippe Artières

La verte vieillesse, Alexandre Lacassagne,
Lyon, impr. de A. Rey, 1920 (pp. 266 et suiv.)