Le suicide d’un paralysé en 1911, folie ou lucidité ?

Le Dr Pinel, médecin en chef de la Salpêtrière, délivrant les aliénés de leurs chaînes

C’est un article comme il en paraît des centaines en ce début de vingtième siècle, dans les multiples journaux médicaux que publient les sociétés cliniques. S’il a attiré mon attention, ce n’est pas en raison des célèbres aliénistes qui soignent le patient (Magnan, Clérambault…) mais plutôt par la formule utilisée par son auteur, le Dr Vigouroux, dans le titre de sa présentation d’un cas : « conscient de sa situation ».

Un jeune homme atteint d’une paralysie générale suite à une syphilis se donne la mort. L’intérêt premier du clinicien est pour l’histologie, le mien est autre. En 1911, il y avait bien sûr des suicides de malades mais la question qui travaillait leurs médecins était déjà celle de savoir quelles étaient les causes de cette mort volontaire. Pourquoi on se pend quand on souffre de paralysie générale ? Pour nous, c’est évident : ils se donnent la mort car ils ne veulent pas souffrir comme les autres patients qui sont dans le service. Pour ces praticiens, la question n’est pas encore tranchée : une fois éliminées « les prédispositions héréditaires », ce passage à l’acte ne résulte-t-il pas d’un accès dépressif lié à la paralysie générale ? Autrement dit, ce jeune homme s’est-il volontairement donné la mort ou bien a-t-il été victime de sa maladie ? Entre les lignes, avec la brutalité des psychiatres d’alors, c’est ce qu’y s’énonce dans l’étude de ce cas de 1911 : a-t-on laissé ce patient se suicider ou sa mort résulte-t-elle de sa maladie ? La dernière hypothèse étant évidemment la plus acceptable alors.

Soudain, je repense à ces arguments entendus ces dernières semaines dans le cadre des débats sur la fin de vie : j’ai dit plus haut que pour nous, c’était une évidence, mais est-ce vraiment le cas ? La question n’est-elle pas toujours d’actualité ? Pour certains médecins et surtout certaines familles, quand on est atteint d’une maladie incurable et que notre état de santé n’est pas encore dégradé, émettre l’idée de se suicider génère parfois la prescription d’antidépresseur. Le suicide est-il encore aussi tabou qu’en 1911 ? Tout se passe parfois comme si on ne pouvait pas préméditer sa mort, comme si se donner la mort ne pouvait pas être un acte « en pleine conscience ».

M. A. Vigouroux, « Suicide d’un paralytique général conscient de sa situation. Présentation de préparations histologiques » in Société clinique de médecine mentale, Bulletin de la Société clinique de médecine mentale, Paris, Doin, 1911 : p. 164 et suivantes (extraits)

« Les préparations histologiques, que je soumets à votre examen, sont celles d’un paralytique général, de 26 ans, qui s’est suicidé en se pendant.
L’examen histologique montre l’existence d’une méningo-encéphalite diffuse des plus caractérisées ; or, le malade présentait très peu de signes cliniques : son intelligence était très peu touchée, la conscience de sa situation était assez claire pour qu’il ait préféré la mort à l’avenir qu’il prévoyait, et sa volonté a été suffisante pour lui permettre de mettre son projet à exécution. La discordance entre l’intensité des lésions et le peu de netteté des signes cliniques m’a paru rendre l’observation intéressante.

M***, âgé de 26 ans, n’avait pas d’antécédents héréditaires : son père, sa mère, sa sœur âgée de 20 ans, sont tous bien portants. Il n’a pas eu de maladie grave de l’enfance. Il était d’une intelligence moyenne et il fit des études suffisantes au lycée Charlemagne jusqu’à 18 ans.
À l’âge de 16 ans, il contracta la syphilis ; il n’en fit pas l’aveu à ses parents et ne se traita ni sérieusement ni régulièrement. Dès sa sortie du lycée, et pendant son service militaire qu’il fit pendant trois ans à Chaumont, il fut normal, mais d’après son père, il manifesta des tendances à « faire la noce ». Il aimait les femmes, se complaisait en parties fines etc.
À son retour du régiment, en 1908, il fut d’abord employé chez son père ; puis celui-ci, espérant le rendre plus sérieux en lui donnant une occupation, lui céda son commerce en l’associant avec un autre employé. Pendant les premiers mois, il tint à peu près sa maison et fit prospérer les affaires. Cependant il dépensait beaucoup, fréquentait les théâtres et avait des liaisons coûteuses. Vers juin 1910, les dépenses s’exagérèrent dans de grandes proportions : il fit des dettes et commit des indélicatesses vis-à-vis de son associé. En juillet, ses dépenses furent excessives (2 000 fr en 10 ou 15 jours) et ses excentricités furent telles qu’il fut arrêté à Neuilly. Réclamé par son père, il fut placé pendant un mois dans une maison de santé comme neurasthénique.

À sa sortie de cette maison, il avoua à son père qu’il était syphilitique et il fut confié aux soins du Dr Milian. Une ponction lombaire montra une lymphocytose des plus nettes : 46 lymphoc. par millimètre cube. La réaction de Wassermann fut positive.
Il avait à ce moment des maux de tête, et des troubles du caractère : irritabilité, impatience, etc. Le Dr Milian porte le diagnostic de paralysie générale et lui fit, à 15 jours d’intervalle, une injection intra-musculaire et une injection intra-veineuse de 606.
Ce traitement eut pour résultat de faire tomber le chiffre des lymphocytes du liquide céphalorachidien de 46 à 15 par millimètre cube, et de rendre la réaction de Wassermann positive partielle au lieu de positive totale.
Les troubles du caractère ne furent pas modifiés : soigné dans sa famille, le malade était d’une irritabilité excessive, il entrait en de violentes colères sans motif sérieux, menaçait les uns et les autres, cherchait à leur faire du mal et tenta, un jour, de se suicider en se jetant dans la Marne.

Son internement fut décidé.
À l’infirmerie spéciale, le docteur de Clérambault note son irascibilité extrême, la conscience réelle qu’il a de sa maladie avec hésitation de la parole, la conservation des réactions pupillaires. Il conclut à la présomption d’une syphilis cérébrale ou d’une paralysie générale, 22 janvier 1911.
Le lendemain, le docteur Magnan signale de la lenteur dans les idées, quelques lacunes dans la mémoire, des accrocs dans la parole de la paresse et de l’inégalité pupillaire.
Quinze jours plus tard, à son arrivée dans mon service, Men… ne présente plus les symptômes relevés par mes deux collègues. Les pupilles sont égales, elles réagissent un peu moins vivement qu’à l’état normal, mais réagissent à la lumière et à l’accommodation ; la langue n’est pas trémulante ; la parole n’est pas hésitante et il n’y a pas d’accrocs à l’épreuve des mots ordinaires. Les réflexes patellaires sont vifs, les plantaires en flexion, etc.

Au point de vue mental, il est très calme et paraît très conscient de sa situation, il nous dit qu’il se sait menacé de syphilis cérébrale, mais qu’il a grand espoir dans le traitement par le 606 et il s’inquiète de savoir s’il pourra continuer son traitement ici-même. Il nous donne sur l’évolution de sa maladie, sur les différentes phases de son traitement, des détails dont la précision nous a été confirmée par son père et par le docteur Milian lui-même et nous ne constatons dans sa mémoire aucune lacune. Il reconnaît qu’il a eu une période d’excitation et des troubles de l’humeur et montre un grand regret des impatiences et de l’irritabilité qu’il manifestait dans sa famille. Il accuse également des sentiments très affectueux vis à-vis des siens, soit lors de leurs visites, soit en parlant d’eux.
Après quelques jours d’observation très attentive, j’étais arrivé à penser que le diagnostic de P. G. avait été porté à tort, ou que, sous l’influence de l’arsénobenzol, les signes cliniques sur lesquels avait été fait le diagnostic avaient disparu.
Cependant M***… se montrait parfois triste, anxieux même, il disait s’ennuyer beaucoup, entouré de malades, et à la visite il me demandait avec insistance de lui affirmer qu’il guérirait.

Huit jours après son entrée, on le trouve pendu dans la cage de l’escalier. Les infirmiers coupent la corde, font la respiration artificielle et le ramènent à la vie, M. Fourmaud, interne du service, appelé aussitôt, arrive alors que Men… commence à respirer et il assiste à une véritable crise convulsive d’hystérie. À peine revenu à lui, il manifeste le plus grand regret de l’acte qu’il a commis et déclare être très heureux d’avoir été sauvé. Il déclare avoir agi dans un accès de désespoir, causé par ce fait : qu’ayant vu sur une ordonnance lui appartenant les lettres P. G, il avait compris qu’il était atteint de paralysie générale et que dans l’infirmerie de l’asile, s’étant rendu compte de ce que devenait un paralytique général, il avait préféré mourir.
En fait, son suicide était prémédité. La ficelle dont il s’était servi, avait été apportée par son père trois jours avant et il l’avait cachée avec soin ; la boucle en fer à laquelle il avait attaché la ficelle était très haut placée et très dissimulée.

Le 19 février, dans mon certificat de quinzaine, je porte le diagnostic de mélancolie avec émotivité pathologique et je signale l’absence de tout signe physique de méningo-encéphalite diffuse. Il était convenu que nous devions lui faire deux nouvelles injections intra-veineuses de 606.
Tout en s’ennuyant dans le milieu de l’Asile et en manifestant de temps en temps ses craintes angoissantes de ne pas guérir, M*** se montrait calme et raisonnable, si bien que je l’autorisai à aller travailler au jardin (4 mars).
Le changement de milieu et d’occupation ne lui réussit pas ; au jardin, il se montra plus triste et plus mélancolique. Je le fis rentrer à l’infirmerie pour qu’il soit soumis à une surveillance plus stricte (7 mars).
Le 9 mars, pendant que son père était dans mon cabinet et me demandait de ses nouvelles, il allait dans les water-closets de la cour de l’infirmerie, s’entourait le cou d’une chaînette qui servait, depuis des années, à mettre en marche la chasse d’eau, et, pliant les jambes, il se pendit. Quelques minutes après, quand l’infirmier qui le surveillait le trouva, il était mort. […]

Discussion

M. LEROY. Les suicides des paralytiques généraux, quand ils s’observent, ne dépendent pas généralement directement de la méningo-encéphalite ; ils sont le plus souvent la conséquence d’un délire surajouté, ayant sa source dans l’hérédité psychopathique du sujet, se révélant à l’occasion de l’encéphalite. C’est ordinairement sous l’influence de délires mélancoliques ou hypochondriaques que le paralytique accuse des idées de suicide. Celles-ci ne présentent aucune fixité ; absurdes, niaises, contradictoires, elles paraissent et disparaissent avec la même facilité. Chez le paralytique général, l’acte est presque irréfléchi et généralement absurde.
Le malade subit pour ainsi dire une impulsion ; il fait sa tentative aussitôt que l’idée triste est conçue, l’interrompant même quelque fois pour s’abandonner à une idée nouvelle.
Si ces cas sont rares, les suicides commis sous l’influence d’idées de persécution sont encore plus exceptionnels. Je me rappelle, à ce propos, le cas d’un paralytique général, qui se suicida un beau jour à l’asile d’Évreux, sans que rien n’ait pu faire prévoir un pareil dénouement. Laissé seul dans un dortoir, le malade avait attaché sa ceinture à la barre d’un lit et, passant la tête dans le nœud coulant formé avec la boucle, il s’était laissé glisser par terre, les jambes allongées sous le lit. Ce P. G. était fils d’une mère morte dans un asile d’aliénés à la suite d’un délire mélancolique. Il présentait des idées hypochondriaques, qui furent peu à peu remplacées par des idées de persécution avec hallucinations de l’ouïe. Ce délire ne s’accompagnait pas d’une conviction profonde ; on pouvait facilement en détourner le malade qui pensait à autre chose. Il n’avait jamais manifesté l’intention de se suicider, et cet acte subit, non prémédité, semble avoir été le résultat d’une impulsion, due peut-être à un paroxysme hallucinatoire. […]

M. BRIAND. Quoi qu’on ait dit de l’inconscience des paralytiques généraux, il faut, au début, éviter de leur laisser soupçonner le diagnostic auquel il donne lieu. Quelques-uns de ceux qui le connaissent se suicident.

M. BONNET. – Tel fut, je crois, le cas d’un professeur, que j’ai connu, et qui après avoir interprété des propos médicaux apprit qu’il était atteint de paralysie générale : il mourut subitement quelques heures après avoir fait ses adieux à des amis. Il est infiniment probable qu’il a mis fin à ses jours. […]

M. CONSO. Je me rappelle deux tentatives de suicide exécutées avec une logique suffisante par un paralytique général en pleine évolution. Lors de la première de ces tentatives, le malade voulait se jeter à l’eau et voulait même entraîner sa femme à
mourir avec lui. »

Philippe Artières