C’est l’histoire d’un plancher, le plancher de Jeannot, longtemps installé à l’extérieur de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, le long de la clôture d’enceinte rue Cabanis1. Il était alors présenté en trois panneaux verticaux sous verre disposés côte à côte comme des totems géants, dans une démarche de l’établissement de montrer la psychiatrie hors les murs et de changer le regard des personnes sur la folie et la souffrance.
Pour le passant qui s’arrêtait pour la regarder, cette œuvre sur bois gravé apparaissait comme couvert d’un message difficile à déchiffrer dont le texte entier était reproduit sur des petits panneaux en lettres majuscules pour une meilleure lisibilité.
Jeannot, jeune paysan du Béarn mort à 33 ans
Ce plancher a été démonté et a fait l’objet d’une restauration minutieuse pendant quatre ans, qui a permis de le remettre dans un état sans doute même supérieur à son état originel lorsque Jeannot y grava son message énigmatique. Il est aujourd’hui montré au sein des locaux du Musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne (MAHHSA) consacré à la conservation, l’analyse, la restauration et l’exposition d’œuvres de patients psychiatriques, pour la plupart hospitalisés à l’hôpital Sainte-Anne. Installé au sous-sol d’un des bâtiments de l’hôpital, ce musée est unique en son genre à Paris. Et je vous conseille cette nouvelle exposition consacrée au Plancher de Jeannot que l’on peut découvrir jusqu’en avril 2025.
On y resitue bien sûr l’histoire de Jean Crampilh-Broucaret, dit Jeannot, jeune paysan du Béarn, d’une famille de cultivateurs de cinq enfants vivant sur une petite exploitation agricole dans un contexte rural de relatif isolement et dénuement progressif après la mort du père suicidé par pendaison en 1959 quand Jean, âgé de 20 ans, effectuait son service militaire en Algérie.
À l’exception de cette période algérienne, Jeannot passera toute son existence dans son petit village du pays de Vic-Bilh dont les élus locaux ont souhaité garder l’anonymat. Des témoignages décrivent son père comme un gros travailleur, « un bourreau de travail » comme le disent certains, brutal et alcoolique, que l’on peut imaginer aussi violent avec ses proches. Le terme « abus » qui se retrouve plusieurs fois écrit par Jean sur le plancher, interroge à cet égard.
Jean est très proche de sa sœur Paule, son aînée de douze années, avec laquelle il restera dans la ferme familiale jusqu’à sa mort à l’âge de 33 ans, en mai 1972. Paule mourra en 1993 à l’âge de 66 ans.
En 1959, Jean est conscrit et envoyé faire la guerre en Algérie. Comme bien d’autres, il en revient sûrement avec une expérience traumatisante et des images terribles dont on devine encore les traces dans le message laissé sur son plancher.
L’histoire d’un drame
L’histoire même du plancher de Jeannot est extraordinaire. Jeannot l’a vraisemblablement gravé pendant les mois qui ont suivi le décès de sa mère survenu en décembre 1971, à l’âge de 71 ans. Précisons qu’à la demande du maire de la commune qu’ils avaient sollicité, sa sœur et lui ont obtenu l’autorisation dérogatoire du préfet d’enterrer le corps de leur mère sous l’escalier de la maison. Ce choix de garder le corps enterré dans la maison sous l’escalier avec une bouteille de vin, un saucisson, de la laine et des aiguilles à tricoter, montre un rapport singulier des enfants à leur mère et à la mort, et interroge inévitablement sur leur santé mentale.
Jeannot aurait réalisé son travail de gravure sur son plancher avec une perceuse et un couteau à bois et dans un huis clos familial et un isolement psychologique total. Dans une démarche suicidaire, il s’est d’ailleurs laissé mourir d’inanition pendant les mois où il grave son plancher. On l’imagine réfugié à l’étage de la maison principale de la ferme, replié dans sa chambre, refusant la nourriture que lui propose sa sœur, et gravant avec bruit et fureur son plancher d’une suite de mots sans syntaxe mais sans faute d’orthographe, comme la traduction d’une mélopée assourdissante qu’il entendait dans sa tête.
Le plancher n’a été découvert que bien plus tard, après la mort de Jean, dont le corps lui-même fut paraît-il trouvé jeté dans des détritus, lors de la vente de la ferme familiale, en 1993. Son histoire est donc celle d’un drame, familial d’abord, psychologique ensuite, social enfin.
Le hasard voulut que ce soit la fille d’un médecin neuropsychiatre à Pau, brocanteuse de son état, qui découvrit le plancher lors de la vente des biens et de la ferme, et s’en porta acquéreuse pour son père, le Dr Guy Roux, dont elle savait l’intérêt manifeste pour les créations et expressions sous toutes ses formes de ses patients et des fous en général.
Le Dr Roux, qui fut président de la Société française de psychopathologie de l’expression (SFPE), récupéra la plancher en 1994 et étudia le texte de ses 67 lignes. Il en présenta plusieurs communications dans des congrès médicaux de psychiatrie2 avant d’en écrire un livre3. Il proposa aussi le plancher dans plusieurs expositions d’art brut, contribuant à le faire connaître aussi sur un plan artistique.
« L’art des fous »
L’histoire de Jeannot à laquelle s’est intéressé le Dr Roux indique qu’il n’a jamais été pris en charge par le système psychiatrique, malgré le comportement violent et étrange qu’il manifestait vis-à-vis des autres habitants de son village. On ne peut donc expliquer a posteriori son geste d’un point de vue clinique précis, en dehors d’hypothèses qu’ont pu faire le Dr Roux et d’autres de ses confrères sur la vraisemblance de troubles psychotiques ou de schizophrénie.
Le plancher intéressa ensuite la laboratoire pharmaceutique Bristol Myers Squibb qui l’acheta au Dr Roux en 2001 et contribua à le faire connaître au sein du milieu psychiatrique. À la demande du Pr Jean-Pierre Olié, le laboratoire le céda à l’hôpital Sainte-Anne en 2007 pour ses activités de recherche et d’histoire sur ce que certains appellent « l’art des fous », que Dubuffet a conceptualisé comme l’« Art brut ».
C’est ainsi que bien des années plus tard après sa réalisation, le plancher de Jeannot nous est proposé. Son histoire singulière inspira plusieurs œuvres artistiques, roman (Ingrid Thobois4), pièce de théâtre5, spectacle de danse6, et même musique contemporaine7.
Dans un passage de son roman, Ingrid Thobois donne voix à un échange imaginaire entre le frère et la sœur, que je ne résiste pas de vous partager :
« Qu’est-ce que tu as vu Jeannot, là-bas, en Algérie ?
– La jetée du large et son phare à l’endroit où l’eau est sans fond. La terre avant la terre, avant le blanc des pierres. La digue en approchant. En arrivant. Derrière la digue, le port. Derrière le port, la ville. Derrière la ville, le sable et au milieu du sable des villages aux maisons en terre, les murs moins hauts qu’un homme. Et quand tu regardais plus loin : plus rien sinon une ligne toute droite à travers le sable. Pas de route. La chaleur et le froid qui éclatent les pierres à force de se chasser l’un l’autre, et si ça fend la roche ça fend la tête aussi. »
Un texte qui ne peut laisser indifférent
Le texte de Jeannot est moins romanesque et son langage moins cohérent, plus brut, en faisant une œuvre unique, inclassable, intrigante, dérangeante.
« La religion a inventé des machines à commander le cerveau des gens et bêtes et avec une invention à voir notre vue à partir de rétine de l’image de l’œil abuse de nous santé idées de famille matériel biens pendant sommeil nous font toutes crapulerie l’Église après avoir fait tuer les juifs à Hitler a voulu inventer un procès type et diable afin prendre le pouvoir du monde et imposer la paix aux guerres l’Église a fait les crimes et abusant de nous par électronique nous faisant croire des histoires et par ce truquage abuser de nos idées innocentes religion a pu nous faire accuser en truquant postes écoute écrit et inventer toutes choses qu’ils ont voulu et depuis dix ans et abusant de nous par leur invention a commandé cerveau et à voir notre vue à partir image rétine de l’œil nous faire accuser de ce qu’il nous font à notre insu c’est la religion qui a fait tous les crimes et dégâts et crapulerie nous en a inventé un programme inconnu et par machine à commander cerveau et voir notre vue image rétine œil… nous faire accuser nous tous sommes innocents de tout crime tort à autrui nous Jean Paule sommes innocents nous n’avons ni tué ni détruit ni porté du tort à autrui c’est la religion qui a inventé un procès avec des machines électroniques à commander le cerveau sommeil pensées maladies bêtes travail toutes fonctions du cerveau nous fait accuser de crimes que nous n’avons pas commis la preuve les papes s’appellent Jean XXIII au lieu de XXIV pour moi et Paul VI pour Paule l’Église a voulu inventer un procès et couvrir les maquis des voisins avec machine à commander le cerveau du monde et à voir la vue image de l’œil fait tuer les juifs à Hitler ont inventé. »
On ne peut que ressentir une fascination devant ce plancher. Il nous projette dans un abîme de réflexions sur ce qu’a pu être la vie de ce garçon et sur le sens même du message qu’il a voulu laisser au monde comme un testament, alors qu’il se laissait mourir de faim volontairement.
Pascal Forcioli
1) Entre 2007 et 2022
2) Le plancher de Jeannot fut montré pour la première fois en 2000 lors d’un congrès international de psychiatrie à Paris au sein d’une exposition intitulée « 50 ans d’expression en milieu psychiatrique »
3) Histoire du plancher de Jeannot, Guy Dr Roux, Éd. Encre et Lumière
4) Le plancher de Jeannot, Éd. Buchet Chastel, collection Qui Vive, 2015
5) Le plancher de Jeannot – Adaptation et mise en scène de Sylvain Gaudu, d’après Le plancher de Jeannot de Ingrid Thobois
6) Chorégraphie de Chevi Muraday – Cie Losdedae – texte d’Ingrid Thobois, 2021
7) Le plancher de Jeannot, Sébastien Rivas, œuvre électronique, IRCAM, 2013