L’aide médicale d’État (AME) est un dispositif créé en 1999 à visée à la fois humanitaire, inclusive et de protection de la santé, destiné à assurer des droits à la santé pour les personnes en situation irrégulière. Certains politiques tentent aujourd’hui de le remettre en cause en l’accusant d’être trop généreux avec les étrangers, coûteux en termes de dépenses de santé, d’encourager les filières mafieuses de migration et de générer un « appel d’air » pour l’immigration clandestine.
Certains veulent sa suppression pure et simple, d’autres sa limitation aux seules prises en charge en urgence des personnes en situation irrégulière aujourd’hui bénéficiaires de l’AME. En mars 2023, un sénateur a déposé une proposition de loi en ce sens pour restreindre le champ de l’AME à une seule aide médicale d’urgence.
Récemment, au sein du gouvernement même, les ministres Gérald Darmanin et Olivier Véran ont pris des positions publiques opposées sur le sujet, et la Première ministre a annoncé le 8 octobre dernier qu’elle allait confier une mission d’expertise et de propositions à Claude Evin et Patrick Stéfanini « pour faire le point sur ce dispositif et voir si, le cas échéant, des adaptations sont nécessaires ».
Dans le contexte de tension au niveau international, de menace terroriste sur notre territoire, de paupérisation d’une frange de la population, de flux migratoires croissants en Europe et chez nous, le sujet est inflammable et peut donner lieu à polémiques et manipulations.
De quoi parle-t-on ?
En général, le grand public ne le sait pas. L’information sur le sujet est donc capitale pour lutter contre des idées reçues et a priori ou désinformations orientées.
En 2020, selon les déclarations du ministre de la Santé de l’époque, Olivier Véran, l’AME a concerné 383 000 personnes. Elle représentait une dépense de 1 milliard d’euros dans le budget de la Sécurité sociale pour 2022 – sur 236 milliards dans la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022 (soit 0,4%). Dans un rapport commun de 2019, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale des finances (IGF) qualifiaient cette dépense comme « le milliard le plus scruté de la dépense publique ».
Pour mémoire, la dépense en 2009 était de 540 millions d’euros pour 210 000 bénéficiaires. Cette évolution financière est à mettre en regard de l’évolution du poids de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) dans le produit intérieur brut, qui était d’un peu plus de 8% en 2009 et de 9,6% en 2022 en lien avec la compensation des surcoûts Covid (épidémie qui a bien sûr touché aussi les personnes en situation irrégulière) et les mesures du Ségur de la santé.
Premier constat, le coût de l’AME dans le budget de la Sécurité sociale est donc limité.
Du point de vue économique et de la dépense publique, le sujet est donc à relativiser. Pour les hôpitaux qui soignent les personnes en situation irrégulière, l’AME est un dispositif de financement qui les garantit contre des créances irrécouvrables qui ne manqueraient pas de croître en cas de suppression ou réduction du champ de l’AME. En leur sein, les travailleurs sociaux des hôpitaux s’attachent à l’ouverture des droits des patients qu’ils prennent en charge.
Deuxième constat, l’AME garantit aux hôpitaux publics le financement des soins délivrés aux personnes en situation irrégulière.
S’agissant des bénéficiaires, ceux-ci doivent remplir deux conditions : être résident établi depuis au moins trois mois et ne pas dépasser un certain plafond de revenus fixé selon la situation familiale et différent pour la Métropole et l’Outre-Mer (hors Mayotte non concernée par l’AME).
L’AME est accordée à la demande des intéressés par l’Assurance maladie. Ce sont les caisses primaires qui instruisent les demandes. Les trois caisses présentant les plus grands nombres de demandes et bénéficiaires sont celles de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Paris et Marseille, que la Caisse nationale d’Assurance maladie a depuis quelques années chargées de gérer l’ensemble de l’AME pour tout le territoire.
Le droit à l’AME est ouvert pour une période d’un an et reconsidéré chaque année en lien avec la situation de la personne. L’AME cesse dès que la personne est en situation régulière ou quitte le territoire. Elle est ouverte aux ayant-droits du bénéficiaire, conjoint-e et enfants mineurs, sous réserve de leur résidence.
Troisième constat, l’AME n’est pas automatique, mais elle constitue un droit d’accès à la prévention et aux soins et une protection sociale spécifique pour les personnes étrangères en situation irrégulière exclues du régime général d’Assurance maladie et de la couverture maladie universelle. Ce droit et cette protection participent à la fois d’une politique de lutte contre les exclusions et d’une politique de santé publique qui vise à réduire le risque de propagation de certaines maladies « importées », comme le retour de la tuberculose.
En 2009, la dépense annuelle d’AME par bénéficiaire était de 2 571 euros et de 2 610 euros en 2020, soit 1,5% de plus. Par comparaison, la dépense moyenne de santé par habitant était de 3 100 euros en 2020 et 3 475 euros en 2022. Le rapport IGAS-IGF estime d’ailleurs que la population ciblée par l’AME renonce à certains soins du fait de ses conditions de vie.
Quatrième constat, la dépense de santé par bénéficiaire de l’AME est inférieure à la dépense moyenne par habitant couverte par l’Assurance maladie.
Au plan international, la dépense de santé par habitant dans les 35 pays de l’OCDE s’établissait En moyenne à 4 003 US dollars – dépense publique et reste à charge compris. Par comparaison, la dépense publique aux États-Unis (Medicare, Medicaid) s’établissait à 4 800 dollars, et à 5 000 dollars pour le privé.
Du point de vue de la santé publique, l’AME concourt à protéger la santé de la population générale en permettant à des personnes d’accéder à la prévention et aux soins pas seulement urgents mais aussi programmés. L’AME bénéficie à une population de personnes vulnérables souvent surexposées aux maladies infectieuses transmissibles, aux maladies chroniques non transmissibles et à la souffrance psychique, notamment en lien avec leurs conditions et parcours de migration et de vie.
Cinquième constat : la prise en charge des patients par notre système de soins avec la couverture de l’AME contribue de manière indirecte à lutter contre la propagation de certaines maladies infectieuses et virales et à améliorer la santé psychique des personnes.
La suppression de l’AME présenterait un certain nombre de risques au plan de la santé :
Risque de recrudescence des maladies infectieuses, propagation des épidémies (ex : recrudescence de la tuberculose) ;
• Nomadisme médical contraint pour le malade (ex : dialyses d’urgence) ;
• Développement de pathologies psychiatriques ;
• Impact du renoncement aux soins sur le système de santé ou les passages aux urgences ;
• Risque d’aggravation d’une maltraitance institutionnelle ;
• Rupture déontologique ;
• Aggravation des inégalités sociales en santé.
Dans son rapport de 2019, l’IGAS estimait que « ne pas assurer un accès aux soins primaires à des personnes, particulièrement celles en situation de précarité cumulant les handicaps sanitaires et sociaux, peut conduire in fine la société à devoir assumer des dépenses plus importantes, notamment des dépenses hospitalières. La démonstration en a été faite par la littérature scientifique a minima pour le VIH et les affections cardiovasculaires ».
L’IGAS estime que « refuser à une partie de la population un suivi médical standard conduirait à favoriser le développement de maladies graves et/ou de résistances aux traitements, mettant en danger la santé de tous et compromettant ainsi l’efficacité générale de la politique de santé publique ».
La restriction de l’AME aux seules urgences nécessiterait aussi de définir les critères d’évaluation et de contrôle des situations d’urgence, comme l’exprimait François Braun, l’ancien ministre de la Santé et de la Prévention.
Sixième constat, au plan du droit, l’AME s’inscrit en cohérence avec les principes fondamentaux du droit définis par la Constitution (alinéa 11 du Préambule de 1946) et la Convention européenne des droits de l’homme, et développés par la jurisprudence qui sont de nature supra législative. La remise en cause de l’AME par le législateur pourrait donc conduire à ce que soit soulevée l’inconstitutionnalité de la loi ou posée une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par des citoyens ou des acteurs de l’humanitaire.
Devant le débat qui s’ouvre aujourd’hui, ne cédons pas à l’angélisme. L’AME donne lieu à des abus et des fraudes, comme l’a montré le rapport IGAS-IGF de 2019. Des organisations mafieuses s’appuient sur ce dispositif solidaire, dont notre pays devrait être fier, pour organiser des filières migratoires et faire du merchandising avec la santé, contrairement à notre éthique républicaine et aux valeurs des professionnels du système de santé. Disposant de données sur les filières de soins, les prises en charge, les soins aux personnes bénéficiaires de l’AME et ayant repéré certaines situations qui interrogent, l’Assurance maladie doit contribuer au débat.
S’interroger après vingt-trois ans de fonctionnement sur le dispositif de l’AME est légitime dans un contexte où l’État demande à toutes ses administrations la recherche d’économies sur la dépense publique. Même si l’AME ne pèse qu’un peu plus de 1 milliard d’euros, la légitimité de la dépense peut être posée alors que l’État ponctionne par exemple 1 milliard d’euros sur les réserves du régime de retraite Agirc-Arrco. Mais gardons-nous cependant d’instrumentaliser la question et de faire de la protection sociale des étrangers un outil de la nouvelle politique migratoire de notre pays.
Pascal Forcioli
(Directeur honoraire d’hôpital)