La vieillesse, toute statufiée

C’est l’histoire d’une statue qui pourrait bien être la métaphore de l’histoire de la vieillesse depuis cent cinquante ans, celle de la sculpture « Le Bâton de vieillesse » de Jean Escoula (1851-1911).

Vous êtes-vous déjà demandé quel âge avaient les personnages des statues qui ornent nos jardins et nos carrefours ? Ils sont jeunes : les sujets féminins particulièrement car on a aimé, depuis l’Antiquité les montrer nues, et nudité et vieillesse ne font pas bon ménage en art. Les statues masculines sont aussi celles d’hommes encore vaillants, debout ou sur un cheval. Ne parlons pas des monuments aux morts dont les figures n’ont souvent que la vingtaine, l’âge des poilus décimés dans les tranchées.

On connaît l’histoire de « L’Âge mûr » de Camille Claudel. La sculptrice quitte en 1892 Auguste Rodin, son maître et amant, celui-ci refusant de l’épouser. Elle vit difficilement et finit par être internée en 1913. Elle reçoit alors une commande de l’État par le directeur des Beaux-Arts. Camille Claudel en achève le moule en 1895, « L’Âge mûr » en plâtre est exposé en 1899 au Salon des Beaux-Arts de la Société nationale des beaux-arts (SNBA). La sculptrice ne peut la fondre faute de moyen et ce n’est qu’après sa mort que la sculpture sera montrée au Musée Rodin, et une autre version bien plus tard au Musée d’Orsay. Mais disons-le cette sculpture n’a pas pour objet son titre, elle en porte d’ailleurs d’autres « Le Chemin de la vie », « La destinée » ou encore « La fatalité ». On y voit une jeune femme agenouillée qui a lâché la main d’un homme plus âgé debout qui est lui-même attiré par un troisième personnage une femme plus âgée. Si certains y ont vu l’allégorie des âges de la vie, et de la vieillesse, d’autres y lurent l’abandon par Auguste Rodin de Camille Claudel pour Rose Beuret, sa compagne. C’est cette lecture autobiographique qui domine, et ce n’est pas la représentation de la vieillesse qu’on y voit encore aujourd’hui. Double effacement.

Alors, quand on tombe par hasard sur l’existence d’une statue de ces mêmes années dont le titre est « Le Bâton de vieillesse », on se renseigne. Avant d’en voir une image, on en a une description dans le célèbre Magasin pittoresque : « Une mère chancelante, appuyée sur un bâton, ses pieds endoloris emmaillotés de laine, marche péniblement. Sa figure raconte toute une existence laborieuse et pénible. Courbée sous le fardeau de la vie, elle a besoin d’une aide et la trouve dans les bras d’une enfant gracieusement attentive. Les yeux levés vers sa grand’mère, la jeune fille mesure son pas à celui de la femme qu’elle soutient. »

On découvre que son artiste est Jean Escoula, apprenti chez son père marbrier jusqu’à 20 ans, dix-sept fois exposé au Salon des artistes français de 1876 à 1908, médaille d’or aux Expositions universelles 1889 et 1900, montré à la SNBA de 1892 à 1910. On découvre aussi qu’il fut praticien pour Rodin – de 1884 à 1900, il taille « La Danaïde », « Ève », et « L’Éternelle idole ». « Le Bâton de vieillesse » de Jean Escoula fut réalisé avant sa collaboration avec Rodin, sa version en terre cuite fut primée au Salon de 1882 et achetée par la ville de Paris… La sculpture en bronze est inaugurée en 1889, et vient enrichir le riche statuaire du parc… Montsouris où les promeneurs peuvent l’admirer un demi-siècle. Car « La vieillesse », c’est le nom qu’on lui donne, est fondue comme bon nombre d’autres sculptures urbaines sous le régime de Vichy.

Ne reste donc qu’une photographie de cette représentation, conservée au Musée Carnavalet. Une photographie ou presque car le musée d’Angers possède une version en terre cuite, datant de 1892, mais de petite taille : 85 cm de hauteur, 30 cm de largeur et 25 de profondeur.
Et si les activistes de la vieillesse considéraient comme d’autres que cet effacement, cette disparition des représentations d’eux dans l’espace public devaient être réparés, et s’ils demandaient alors que la ou le nouvel.le élu.e à la mairie de Paris redonne place à la statue de Jean Escoula qui n’imaginait pas que son œuvre fasse tant d’histoires !

Philippe Artières