Directrice de recherche à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), Laurence Huc est jeune, en plein dans la vie. Son travail porte sur les effets des médicaments anticancéreux, de la toxicologie préclinique. Le lien entre environnement et santé est donc au cœur de ses recherches. Aujourd’hui, elle étudie la toxicité de tous les contaminants chimiques que l’on peut retrouver dans l’alimentation.
Dans cet entretien, elle alerte d’abord sur les insuffisances des cadres règlementaires en matière sanitaire, notamment sur la cancérogénicité, et sur la très grande difficulté à les faire évoluer. Elle questionne ensuite frontalement l’indépendance de la recherche, confrontée aux baisses de financements publics et aux risques des conflits d’intérêt. Et elle rappelle enfin l’intérêt de soutenir les acteurs de la société civile et le besoin majeur de valoriser la santé environnementale préventive.
Cancers et pesticides, un lien mais quel lien ?
Jean-François Corty : A-t-on aujourd’hui des certitudes sur le lien entre cancers et pesticides ?
Laurence Huc : Un constat, d’abord : parmi les produits chimiques de synthèse, on estime qu’on ne connaît que 10% de leur toxicité. Il y a donc 90% des substances pour lesquelles on ne sait rien. Il existe aujourd’hui en Europe environ 1 400 substances actives possiblement disponibles, 428 véritablement utilisées. Or, pour les pesticides, ce sont les firmes qui produisent les recherches qui alimentent leur dossier, dont une partie consiste à défendre l’intérêt de l’usage et l’efficacité de ces substances, l’autre consistant à démontrer qu’il n’y a pas de risque pour la santé humaine et la biodiversité. Pour cela, des tests sont exigés, sachant que la toxicité humaine est évaluée à partir d’expériences sur des rongeurs, des lapins, des chiens, et surtout, des souris et des rats. On évalue l’impact sur la reproduction, les effets cancérigènes et mutagènes mais de manière, de fait, très limitée. En plus donc, ces expériences sont faites par les firmes qui intègrent les résultats dans les dossiers que les agences de l’État examinent ensuite. D’abord, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), mais aussi l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), qui s’occupe de la cancérogénicité des substances. Des experts examinent ainsi les dossiers et donnent les autorisations de mise sur le marché (AMM) des substances actives. Puis à l’échelle nationale, en France, les autorisations sur les formulations sont délivrées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire (Anses). Au final, on arrive à des incohérences : par exemple, l’EFSA autorise le glyphosate, mais le Roundup, qui est un mélange contenant plusieurs adjuvants et produits dont le glyphosate, est validé par l’Anses. D’ailleurs, compte tenu du secret industriel, on ne connaît pas les adjuvants du Roundup dont on ne teste pas les effets toxicologiques.
Pourquoi si peu des 428 substances actives sont-elles documentées ? Est-ce un défaut de procédures ou est-ce volontaire ?
L. H. : Les agences répondent à un cahier des charges de tests de toxicologiques. D’un point de vue scientifique, ces tests sont largement insuffisants car de nombreux effets néfastes potentiels ne sont pas recherchés. Par ailleurs, on a accès aux résultats mais l’exercice de peer review (examen par les pairs) n’est pas autorisé. On ne peut donc pas juger de la fiabilité de la méthode, notamment certains effets des pesticides. Par exemple, l’effet perturbateur endocrinien (PE) n’est pas recherché, notamment l’impact à faible dose sur des périodes de vulnérabilité (la vie fœtale, par exemple) ainsi que sur les conséquences à long terme. Ainsi, faire le lien entre la présence de cette substance et l’existence de perturbation hormonale n’est pas exigé. De même, la cancérogénicité des substances n’est pas approfondie. En effet, on considère qu’une substance n’est cancérigène que lorsqu’elle abime l’ADN, ce qui ne représente qu’un dixième des mécanismes de cancérogénicité. Pourtant, les substances cancérigènes, sans modifier l’ADN, peuvent altérer d’autres processus comme la respiration cellulaire qui induit des cancers. Mais cela n’est pas un critère pris en compte. La cancérogénicité des pesticides n’est donc ni suffisamment ni franchement évaluée.
Son travail de toxicologue
« J’étudie les substances qu’on suspecte nocives dans l’alimentation, les hydrocarbures, les nutriments comme le fer. J’ai travaillé pendant sept ans sur les effets du fer sur le cancer du côlon en lien avec la consommation de viande rouge et de charcuterie. J’ai aussi développé un programme de recherche en 2017 sur les pesticides, notamment les liens avec le cancer, dont nombre de produits utilisés sont retrouvés dans l’alimentation. La difficulté est qu’on répertorie une grande variété de substances différentes et en quantité. De fait, nous sommes exposés de manière chronique, toute notre vie, à un cocktail de pesticides qu’on connaît peu. Et c’est pour cela que mes recherches diffèrent de la toxicologie classique qui étudie, elle, une dose forte sur un temps court. Je travaille ainsi sur des mélanges de substances sur un temps long et à faible dose, et j’essaie de savoir si dans notre alimentation se trouvent des produits contaminés qui peuvent induire des maladies chroniques. »
Ces critères d’évaluation font référence à des cadres règlementaires. Sont-ils régulièrement revisités, améliorés ? Et par qui ?
L. H. : Pas du tout. Les normes règlementaires sont figées depuis plus de trente ans concernant les PE et cinquante ans sur la cancérogénicité. De fait, les cadres règlementaires élaborés par les agences n’évoluent pas avec la production de connaissances faite par la recherche publique. Par exemple, dans le dernier rapport sur le glyphosate, on a pu observer la mise à l’écart d’un grand nombre de publications qui évoquaient des mécanismes non évalués par des critères règlementaires, je parle notamment des effets PE et épigénétiques. On pourrait s’attendre à ce que les connaissances produites en dehors des agences puissent être prises en compte mais dans les faits, elles sont ignorées, probablement par manque de volonté politique. Certaines substances toxiques ont pu être écartées par non-respect du cadre règlementaire, mais pas la plupart qui sont d’apparence moins toxique car ne tuant pas en un seul usage. Il faudra mesurer les effets à long terme mais la recherche scientifique publique n’a pas les moyens de tout investiguer. Concrètement, selon les procédures habituelles, les substances sont autorisées selon les critères actuels, mais la recherche académique ne se met en place qu’après exposition. De fait, on autorise des substances qui vont être utilisées en abondance pendant plusieurs années, parfois quinze à vingt ans, avant que la recherche puisse formuler de résultats sur les risques sur la santé humaine.
C’est donc en permanence une course contre la montre, ou plutôt, nous sommes toujours en retard…
L. H. : Oui. Il existe une forme de phyto-vigilance mise en place par l’Anses mais sur la base d’études épidémiologiques sur plusieurs années lorsqu’apparaissent des effets, notamment dans le champ des maladies professionnelles. Mais il est difficile de faire un lien entre un pesticide et une maladie quand, par exemple, un agriculteur en utilise plus d’une centaine par an, il s’agit d’usage global. On a pu faire le lien entre glyphosate et des cancers type lymphome malin non hodgkinien (LNH), car le glyphosate est massivement utilisé. Mais les liens entre cancer et un pesticide unique est indéterminable. On va donc « parier » qu’il n’y a pas d’effet délétère sur l’humain et la biodiversité, mais avec prise de risque importante.
De fait, du point de vue des agences et de leur mission de protection de la santé et de la biodiversité, il y aurait intérêt à avoir des cadres règlementaires plus élaborés à imposer car ce sont toujours les firmes qui font les expériences. Mais il y a une forte influence des industries dans l’élaboration- même des cadres de référence. Ceci a été rendu visible suite aux pressions subies par les agences au moment de la définition de la notion de perturbation endocrinienne. Clairement, une mission de la recherche publique est d’identifier les lacunes des cadres règlementaires et de faire des propositions d’évolution, mais il revient aux politiques d’acter, et les décisions se prennent manifestement souvent au-delà de la science.
Ses sujets de recherches
« Dans mon laboratoire de toxicologie alimentaire, je suis les contaminants qui me paraissent d’intérêt sur lesquels peu de monde travaille comme les polluants persistants, les hydrocarbures, les dioxines, et les pesticides. Je décide donc de la ligne de recherche selon mon expertise. Il arrive que les pouvoirs publics nous commandent des sujets, par exemple sur les nano-plastiques, il y a des appels d’offres et une incitation financière fléchée vers ces polluants. Mais en général, je conditionne mes choix à des hypothèses liées à des morbi-mortalités observationnelles en lien avec un ou plusieurs pesticides.
Et ce n’est pas simple à défendre et à financer si ce n’est pas une priorité politique. De fait, sur les pesticides, il y a peu de recherches et peu d’incitations alors que ce sujet mériterait d’être mieux financé. Par exemple, pour les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), il a fallu se battre pour qu’il y ait des appels à projet en santé environnementale mais les premiers soutiens sont venus de fondations d’intérêt public (ARC, Office français de la biodiversité). Celui de l’enseignement et de la recherche à travers l’Agence nationale de la recherche (ANR) n’est arrivé que l’année dernière. »
Les financements incertains de la recherche
Comment fonctionne la recherche dans ce domaine ? Y a-t-il des financements particuliers sur les pesticides ?
L. H. : Ce sont les entreprises qui financent les recherches sur leurs produits. En tant que scientifique académique, je conduis des tests de toxicité dans un cadre scientifique qui n’exclut aucune hypothèse, à la différence de ceux menés par les firmes dans le cadre normé.
Le problème est là : la recherche en toxicologie, compte tenu des enjeux sanitaires et économiques, devrait en théorie être la plus indépendante possible avec une majorité de fonds publics afin d’éviter toute influence et conflit d’intérêt. Mais il arrive que les industries elles-mêmes fassent appel à des équipes de chercheurs avec rémunération quand elles manquent de compétences internes. La frontière n’est donc pas si étanche.
Concernant mon travail et celui de mon équipe, nous avons comme ligne directrice de ne pas travailler avec les firmes. Nous réalisons donc nos expérimentations avec des fonds publics, ce qui n’est pas sans difficultés car le secteur est très compétitif dans un contexte où il y a de moins en moins d’argent public, obligeant parfois les scientifiques à se retourner vers le privé.
À quoi servent en réalité les recherches financées par les firmes ?
L. H. : Un scientifique doit publier, avoir des financements et encadrer des thèses dans sa carrière, même si ces travaux n’ont pas un impact sur la société, et un partenariat avec une firme est toujours valorisant au sein même des institutions académiques. De fait, les scientifiques vont produire de façon tout à fait consentie beaucoup de données peu impactantes, mais qui vont saturer l’espace du savoir et noyer les quelques études importantes. Il est de plus en plus difficile d’avoir des fonds institutionnels pour mener ces études à fort impact. Par exemple, j’ai dû répondre à une quinzaine d’appels d’offres pour mener certaines de mes études sur les pesticides.
On observe une baisse des financements institutionnels avec, en parallèle, une augmentation de mise sur le marché de nouveaux produits à évaluer et la puissance publique ne peut pas suivre. La recherche sur les maladies est très orientée sur le curatif et peu sur la prévention. Seuls trois laboratoires travaillent en France, grosso modo, sur la compréhension des causes des maladies, notamment en santé environnementale, quand on en comptabilise des centaines sur la production de traitements. De fait, les capacités du public ne suivent pas par rapport à la vitesse de production et d’expansion du privé.
On voit mal les firmes financer des recherches qui pourraient dévaloriser leurs produits et les mettre en difficulté.
L. H. : Les entreprises ont un intérêt à communiquer sur des partenariats avec des acteurs de la recherche publique, cela entretient une image positive avec plusieurs niveaux de collaboration possible. D’abord, mieux connaître son produit après sa mise sur le marché. Des travaux sont donc menés et financés par les industriels, mais ils ne sont pas forcément publiés. D’ailleurs, on ne sait pas ce que deviennent ces données mais l’enjeu majeur n’est pas de faire un produit plus sûr, il s’agit avant tout de le protéger économiquement.
La recherche préventive en souffrance
« Les recherches préventives ne sont pas particulièrement valorisées en France. Dans les pays anglo-saxons ou nordiques, ce n’est pas le cas. En France, le modèle met davantage en avant la découverte d’un médicament par exemple, car c’est une vitrine et une forme de reconnaissance dans une carrière. La prévention, elle, ne se voit pas ! »
S’engager beaucoup pour se faire entendre un peu
Vous avez bataillé pour que les SDHI deviennent une priorité de recherche publique au point de devoir publier une tribune dans Libération.
L. H. : Cette tribune n’avait pas comme objectif de mobiliser de la recherche mais bien d’interpeller nos agences sur ces substances. Fin 2017, avec Pierre Rustin, spécialiste de la mitochondrie (qui assure la respiration cellulaire), on travaillait sur des polluants et nous sommes tombés sur cette catégorie de pesticides qui nous a interpellés. Il était étonnant que ces pesticides soient vendus pour une rare fois pour leur propriété toxique, à savoir le blocage de cette enzyme responsable de la respiration de tous les êtres vivants. En rassemblant un groupe de scientifiques spécialistes de disciplines complémentaires, nous nous sommes demandé comment l’autorisation avait pu être donnée, sur quels critères, pour des substances qui ne sont pas spécifiques d’un agent pathogène, où tous les êtres vivants, du champignon en passant par l’abeille et les êtres humains, ont cette enzyme. Pourquoi une telle homologation ? Le lancement d’alerte est venu suite à un faible intérêt de l’Anses, qui n’a pas voulu entendre nos interrogations et inquiétudes sur le fait qu’il puisse y avoir des maladies chroniques type neuropathies et cancers liées au blocage enzymatique. Il y a eu de grandes difficultés au sein de l’Agence à prendre en compte notre alerte en tant que scientifiques, d’où notre tribune. Trois jours après sa sortie, l’Anses a mis en place un groupe d’experts pour travailler sur ces substances.
Comment expliquer qu’il faille autant se battre pour se faire entendre, même quand on est, comme vous, des chercheurs reconnus dans leur spécialité ?
L. H. : Des sociologues des sciences se pencheront un jour sur le sujet mais on a bien vu que l’Anses n’avait pas en son sein les compétences sur les maladies mitochondriales. Nous nous sommes sentis pris de haut, en nous rappelant l’existence du cadre règlementaire que les industriels avaient, selon eux, tout à fait respecté. La question est donc bien la remise en question des cadres règlementaires. On a d’ailleurs reçu les dossiers mais on leur a précisé l’absence d’examen de la fonction mitochondriale, car non exigé. L’Anses s’est sentie piquée au vif par rapport aux connaissances qu’on lui soumettait, affirmant qu’elle avait fait son travail. De fait, Il y a deux communautés différentes. Celle des règlementaires et celle des scientifiques. De plus, structurellement parlant, il existe au sein de l’Anses un pôle qui autorise les substances et un pôle qui fait la veille et qui peut potentiellement interdire les substances que l’autre pôle a autorisées. Mais ces deux pôles ne se dédisent jamais. Il y a donc un problème systémique institutionnel. Et il y a une inertie structurelle pour gérer les connaissances académiques produites en dehors des normes établies. Par ailleurs, les chercheur.e.s de notre groupe d’alerte, issu.e.s de différentes institutions (Inserm, CNRS et Inrae) ont alerté leur hiérarchie qui n’a pas réagi. Nous nous sommes donc exposés individuellement avec cette tribune. Nous avons a été auditionnés deux fois par l’Anses mais cela a été très douloureux. Nous avons été accusés d’être des marchands de peur, de vouloir faire du bruit pour rien, nos données scientifiques ont été dénigrées face à celles produites par les firmes dont on ne peut pas vérifier le protocole, un véritable affront.
Vous êtes membre de l’Atecopol, pouvez-vous nous en dire plus ?
L. H. : Ce collectif rassemble à Toulouse des scientifiques qui se sentent concernés par les enjeux globaux. Cela est basé sur le constat que la recherche académique dans laquelle nous travaillons sert un système destructif de l’environnement, du climat et de la santé. D’où la volonté de faire une autocritique de nos pratiques de la science, en partant du postulat suivant : arrêtons de produire des connaissances qui vont induire la destruction de notre planète et de nos vies. Nous avons, à Toulouse, beaucoup de chercheurs impliqués dans l’essor spatial et aérien. Dire qu’on continue à entretenir cette industrie telle quelle, alors qu’elle va contre la volonté théorique de réduire le réchauffement climatique, est dérangeant. Ces scientifiques posent la question du sens de leur travail. Ils ne veulent plus, par exemple, mobiliser leur savoir pour produire des avions plus performants, qui vont nous amener plus vite et plus loin car ce comportement nuit à notre espèce. Nous posons la question de l’orientation de la recherche publique, qui se positionne trop faiblement sur les solutions à apporter pour lutter contre le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité, les inégalités sociales ou le boum des maladies chroniques. À travers ce collectif, nous défendons la position que nos compétences soient au service du bien commun et de la préservation de la planète. Je m’y suis retrouvée car on assume une forme d’engagement dans nos recherches et on défend le service public.
Ce collectif permet de souder des chercheur.e.s qui ont des valeurs communes. Il a un rôle important dans la formation, dans la sensibilisation dans les universités et les écoles car on observe un désengagement des jeunes dans la science. Il y a un besoin de mettre du sens dans la recherche. L’idée à terme serait peut-être de mettre en place un laboratoire pour aborder ces questions.
Les résultats de vos travaux, alarmant notamment sur le péril climatique, la chute de la biodiversité et l’impact sur la santé, sont-ils pris au final en compte par les politiques ?
L. H. : Il est possible de produire des données scientifiques sans les porter à la connaissance des politiques, cela n’impactera pas votre carrière de chercheur. Mais pour moi, cela ne me paraît pas suffisant. Nos recherches, notamment sur les pesticides, doivent être présentées, expliquées aux décisionnaires politiques, surtout s’il existe un risque pour la santé des citoyen.ne.s. Certain.e.s parlent de militantisme inconcevable avec la « neutralité » nécessaire des scientifiques, alors qu’il s’agit simplement de mener un travail responsable jusqu’au bout. Notre objectif ne doit pas être de remplir des bibliothèques d’articles mais d’avoir un impact sur le vivant dans le monde réel. Lorsque j’observe dans mon laboratoire le caractère cancérigène d’une substance, je n’ai pas l’esprit tranquille si cette connaissance reste ignorée. Les résultats qualitatifs et quantitatifs de nos recherches sont censés faire évoluer régulièrement le cadre règlementaire. De fait, il s’agit de comprendre sur quels arguments se fondent les acteurs politiques quand ceux-ci sont, comme les scientifiques, mis en tension par les lobbies concernés et au cœur de conflits d’intérêts. C’est un problème de démocratie.
Vous êtes engagée sur le terrain auprès de collectifs de familles d’enfants atteints de cancers, à quel titre ?
L. H. : Je m’investis en tant que scientifique compétente et citoyenne, même si cela pourrait s’inscrire dans le cadre d’une recherche participative au sein de mon équipe. Lorsque j’ai commencé à faire des conférences grand public, j’ai reçu de nombreux appels de parents d’enfants malades désespérés qui me demandaient des informations sur des exposomes, bref, sur l’origine de la maladie de leur enfant. Je m’étonnais d’être un recours pour eux alors que je ne suis pas une interface entre la médecine clinique et la santé publique, je suis dans un laboratoire de recherche. Ainsi, je me suis penchée sur les mesures de santé publique prises dans le cadre des clusters d’enfants malades. La plupart du temps, les recherches sont portées par les familles elles-mêmes. Les structures de santé publique ne répondent pas et ne savent pas prendre pas en compte les causes environnementales, comme nous l’avons expliqué dernièrement dans une tribune.
On ne reconnait pas l’existence de notre environnement dégradé et la possibilité de limiter le nombre de maladies en l’améliorant. De fait, l’approche sous l’angle uniquement thérapeutique de ces alertes n’apporte pas de réponse de santé publique satisfaisante. Je mets donc mes compétences au service de ces collectifs qui font le travail que la puissance publique devrait faire.
N’est-ce pas une manière pour les chercheurs de laboratoire de se reconnecter avec les réalités de terrain et redécouvrir un pan de leurs activités qui a été occulté ?
L. H. : Les historien.ne.s des sciences nous rappellent que les précédentes générations de toxicologues allaient davantage au contact des malades mais leur activité a été recentrée sur l’expérimentation en laboratoire sur des rats et des souris, loin des enjeux de santé publique du terrain. De fait, je vois un intérêt à aller sur le terrain si cela aide à la résolution de situations sanitaires complexes, dans un contexte où la production de données ne suit pas l’augmentation importante de malades liés à des expositions. D’une certaine manière, ce partenariat avec les acteurs et actrices de la société civile, familles d’enfants malades et autres, nous aide à faire évoluer notre pratique et à nous rapprocher des malades.
Une chercheuse militante ?
« Je suis moins gênée par les reproches sur mes engagements que par le manque d’investissement de mes collègues sur ces causes urgentes. La production de « savoirs inconfortables », c’est comme cela que la sociologie les qualifie, implique d’être solide ! Il faut se battre quand tu trouves une substance dangereuse, s’opposer à de puissants lobbys et des institutions publiques inertes. J’ai pu constater que des scientifiques travaillant sur le glyphosate ont laissé tomber car la pression était forte. Ces derniers temps, je trouve que c’est de plus en plus difficile, et je ne sens pas suffisamment de protection dans nos institutions. Oui, je suis positionnée comme lanceuse d’alerte, mais est-ce que j’en suis une ? Je ne sais pas. Je produis des connaissances, j’en ai fait part à la communauté scientifique et à mes supérieurs hiérarchiques, je n’ai fait que mon travail, je défends une certaine éthique de la recherche, dans ses pratiques et ses effets, qui paraît, à mes yeux, inhérente à mon statut de fonctionnaire de l’État. Au fond, tout le monde devrait être lanceur d’alerte dans sa mission de service public, je n’ai rien fait d’exceptionnel. »
Recueilli par Jean-François Corty