
Nicolas Demorand a déchiré le voile. Ou effectué « son coming out ». À ce qui m’était d’abord apparu comme un geste important, utile dans la perspective de cette fameuse déstigmatisation des maladies psychiques que l’on ne cesse d’évoquer depuis des années, objet essentiel voulu par le gouvernement avec cette année 2025 de la santé mentale, la lecture de son livre m’a cependant peu à peu plongé dans un malaise.
Dans le premier chapitre, il insiste : « Je suis malade mental », ce qui trouble quelque peu. Quel est l’objet de cette déclaration répétitive ? Serait-ce une identité revendiquée ? L’intention de lutter contre cette honte qu’il va évoquer plus loin en nous disant à juste titre combien elle est pesante vis-à-vis des autres, source de souffrance psychique intense ? Cette identité affirmée ne risque-t-elle pas aussi d’être préjudiciable ultérieurement à son auteur ?
L’absence d’évocation d’éléments déclencheurs à ses épisodes dépressifs, de mise en perspective de difficultés dans ses relations personnelles ou professionnelles, de facteurs favorisant des difficultés émotionnelles, des troubles intérieurs, pose question. Serait-ce par pudeur ou pour préserver son entourage ? J’ai été surpris de l’absence de contextualisation de l’émergence de ses souffrances morales, psychiques, de la part de quelqu’un dont le métier est de penser, analyser, susciter des interrogations. Dès lors, il n’est peut-être pas étonnant que Nicolas Demorand expose sa déception de ses rencontres… rapides avec des psychanalystes. Lorsque l’on connaît la pratique analytique, et ce quels que soient les courants des associations analytiques, celles et ceux qu’il a consultés, me semblent pour le moins très particuliers : la première qu’il évoque lui propose dès la première séance de s’allonger sur le divan ! Le deuxième lui demande d’emblée de lui faire une présentation de sa généalogie… Il existe, certes en petit nombre, des analystes très singuliers, aux méthodes curieuses et peu habituelles, loin des précautions d’usage partagées par la plupart des analystes. On dira alors que Nicolas Demorand a particulièrement manqué de chance ou n’a pas été bien conseillé… D’ailleurs, lorsqu’il relate sa rencontre avec François Roustang, qui lui a été présenté comme le « maître de la psychanalyse en séance unique » (!), les détracteurs militants de la psychanalyse ne peuvent qu’être ravis.
L’alpha et l’oméga du diagnostic
Plus sérieusement, ce qui mérite d’être interrogé est l’importance donnée au diagnostic. Cette importance est d’époque. Elle est devenue l’alpha et l’oméga du discours actuel : une pensée médicale avancée par certains psychiatres, le plus souvent hospitalo-universitaires, qui prône un développement de centres experts pour établir un diagnostic « le plus précoce possible ». Pour ses tenants qui ont le vent en poupe et l’oreille de responsables ministériels, et sont souvent proches de grands groupes pharmaceutiques, il s’agit d’une conception des pathologies mentales comme des « maladies comme les autres », comme un diabète, une pathologie de l’organe. Le psychisme, la psyché, est relégué derrière le cerveau, les molécules, voire les gènes. Les soins se réduisent dès lors à un jeu minutieux de prescriptions de psychotropes, la relation thérapeutique, le lien avec le thérapeute n’étant alors qu’accessoire, très technique. La relation humaine, le travail psychique, l’élaboration d’une pensée autour de son existence, les questionnements à propos de ses liens, de son tissu relationnel, ou pour le dire autrement « en quoi j’y suis pour quelque chose dans ce qui m’arrive », tout ceci ne peut en rien apporter de soulagement, une thérapeutique.
Aussi, Nicolas Demorand relate « la gifle du diagnostic », lorsqu’un psychiatre parle de dépressif chronique… alors qu’il traverse de multiples épisodes dépressifs depuis des années. Son « sauveur » sera un grand patron de l’hôpital Sainte-Anne qui déclare qu’il souffre d’une maladie bipolaire de type 2, du fait de l’alternance d’épisodes dépressifs et d’états d’excitation maniaque ou hypomaniaque. La « révélation » de la maladie bipolaire agit comme une prise de conscience salutaire pour lui. Il faut rapeller qu’un glissement sémantique s’est opéré au cours des années : il fut un temps où les psychiatres parlaient de psychose maniaco-dépressive. Pathologie qui pouvait prendre des formes gravissimes. La cyclothymie était réservée à des alternances d’épisodes dépressifs et d’épisodes d’excitation sans présenter de risques alarmants. Nous pouvons alors évoquer une sorte d’effet de mode : il y a des décennies, on parlait très facilement d’hystérie, surtout pour les femmes, qui d’ailleurs consultaient plus facilement que les hommes. Puis il y eut comme une épidémie de dépression. Nous en sommes actuellement à l’époque de la bipolarité, maladie qui est très largement évoquée. Parallèlement, on peut noter que la thérapeutique médicamenteuse a peu évolué. Les antidépresseurs récents ont certes beaucoup moins d’effets secondaires pénibles, mais les régulateurs de l’humeur ne sont guère différents qu’il y a deux ou trois décennies…
Préjudiciable à l’engagement personnel
Au final, que dire ? S’il est salutaire que des personnalités déclarent publiquement leurs difficultés existentielles, leurs traversées de moments douloureux, dramatiques – comme ce fut le cas récemment d’athlètes, de comédiens, d’autres personnalités –, présenter pour autant le diagnostic comme fondamental me semble douteux, préjudiciable à un engagement personnel dans ses soins, à se considérer comme sujet dans une démarche thérapeutique. S’agit-il d’être « objet » d’un parcours de soins ou d’être acteur de sa ou ses thérapeutiques ?
Dans la présentation que fait Nicolas Demorand de son cheminement, on note l’exclusivité d’une approche médicalisante où le psychiatre pose son diagnostic et prescrit un traitement psychotrope adapté, qui doit être peu à peu affiné. Un projet thérapeutique associant un traitement médicamenteux et une démarche psychothérapique ne se pose plus. La question d’un lien, d’une relation au long cours avec un psychothérapeute ou un psychanalyste est totalement évacuée. Plus question d’interrogation sur son existence et ses accrocs, ses failles. La dimension humaine de la souffrance psychique, l’importance de penser, de se penser, sont évacuées. Il s’agit de suivre des prescriptions médicales, ou pour le dire en forçant le trait, « d’obéir à l’ordonnance »… Est-ce si bon signe ?
Paul Machto