La mort de Franck Chaumon

Un ami est parti.

Il nous a quittés, au soir du 10 février, atteint d’une mauvaise pathologie neurodégénérative contre laquelle il a lutté, résisté. Ce fut une grande tristesse et douleur de le voir ainsi frappé. Lui qui avait toujours eu une élégance de la pensée et dans sa façon d’être. Malicieux, drôle, aux éclats de rire généreux, avec l’amitié sincère et sans fard en bandoulière, d’une intelligence rare, de celle dont la simplicité et la modestie le rendait si agréable et dont on aimait le partage, car il a su, imperceptiblement, nous rendre intelligents.
Comme le dit Roger Ferreri, son compagnon de travail et de réflexion critique, « avec lui disparaît un regard sans compromission sur ce qui agite nos semblables. Un regard libre, qui ne doit rien à un quelconque parti politique, ni à une quelconque école psychanalytique ».

Psychiatre et psychanalyste, né en 1946, il s’est inscrit dès sa formation d’interne des hôpitaux psychiatriques dans le sillage de Lucien Bonnafé, inventeur de la politique de secteur psychiatrique et militant du désaliénisme. Le désaliénisme, pratique et combat toujours nécessaire, Franck Chaumon en avait proposé une éthique et une politique. Il n’avait de cesse de nouer folie, psychanalyse et politique, notamment à partir de ce moment où la psychanalyse a été si violemment attaquée, au nom de la « promotion ou défense » de l’autisme, « cette véritable bataille dans la langue visant à promouvoir certains noms et en proscrire d’autres. Dire qu’il s’agit là de folie, ou bien de trouble, ou de handicap est ainsi apparu au grand jour comme fait de discours et donc comme enjeu de territoires et de pouvoirs ».

Membre du parti communiste qu’il a quitté en 1977, également proche de Tony Lainé, il a effectué sa formation puis sa pratique dans l’Essonne, notamment à Corbeil et à Evry. Dans le cadre de la revue communiste, il avait participé à l’élaboration de la fameuse proposition bonnaféenne « Une psychiatrie différente, dites-vous ». Artisan de la fondation du Syndicat national des psychiatres en formation, j’y ai fait sa connaissance en 1974. Avec d’autres, nous avons transformé ce syndicat de jeunes internes en Syndicat de la psychiatrie en 1977, construit sur le modèle et en lien avec le Syndicat de la magistrature, qui s’élargira en Union syndicale de la psychiatrie (USP) en 1986.

Au début des années 1970, Franck Chaumon avait noué une belle relation politique et amicale avec Franco Basaglia et le mouvement italien Psichiatria Democratica. Faisant suite à ce que Franco Basaglia avait entrepris comme pratique anti-asilaire révolutionnaire à l’hôpital psychiatrique de Gorizia, ce mouvement avait abouti à la loi 180 qui a mis en œuvre une politique de transformation, sinon d’abolition, des asiles italiens.
Dans le cadre du Syndicat de la psychiatrie, les liens entre Basaglia et Franck nous ont permis de nous inspirer beaucoup du mouvement antipsychiatrique italien. Avec des effets très concrets dans la dynamique et les pratiques que nous avons pu initier dans les hôpitaux psychiatriques où nous étions impliqués. Cette dynamique nous avait permis de lancer, en juin 1981, avec le Syndicat de la psychiatrie un appel pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques dans une lettre ouverte à François Mitterrand, nouvellement élu à la présidence de la République. Lettre ouverte dont Franck Chaumon fut l’un des rédacteurs essentiels. Ce mouvement s’est trouvé fortement impliqué dans le rapport Demay remis à Jack Ralite, alors ministre de la Santé, qui s’était engagé dans le discours de Sotteville-lès-Rouen pour une transformation radicale de l’organisation des soins psychiatriques en France.

Mais c’est avec l’invention en 1992 de l’association Pratiques de la folie, en lien avec l’USP, qu’il a pu impulser une dynamique de confrontation théorique, pratique et politique inédite. Si Pratiques de la folie fut une création collective qui nous a liés, elle a été originale, féconde en ce sens que ce fut une association ouverte à tous, psychiatres, psychologues cliniciens, psychanalystes, philosophes, sociologues, écrivains, comédiens, artistes.
Cependant, Pratiques de la folie n’aurait jamais été ce qu’elle est devenue sans la touche de Franck. Il a réussi à en faire une mise au travail de quiconque voulait s’y impliquer, sans pour autant chercher à créer une foule d’adeptes.

Son style risque fort de nous manquer. Style qui nous empêchait de théoriser en rond pour proposer à chacun de s’aventurer sur les différentes rencontres avec ce qui nous est à la fois le plus proche et le plus lointain, notre altérité. Ce truc qui se joue au plus profond de notre intimité quand cette dernière se voit agitée, bousculée, renversée par l’incompréhensible de la folie.
Il a surtout milité pour que l’on s’écoute. Il était pour le débat, plutôt que de s’opposer, caché derrière des vérités de propagande. Il était loin de tout dogmatisme. Il n’oubliait pas que parler de la folie, c’était parler de nous-mêmes. Il avait ce talent de pouvoir intervenir à partir de ce petit pas en avant plutôt que de se cantonner à des certitudes, par des reconstructions du passé.
La folie est indissociable du scandale qui la nomme et la psychiatrie fait partie de ce scandale, ne cessait-il de proclamer. Comme il rappelait souvent la phrase qui condense la pensée de Lucien Bonnafé : « Pour autant qu’elle soit autre chose, la folie n’en est pas moins une juste protestation contre d’injustes contraintes. »

Franck Chaumon était quelqu’un de rare par son intelligence, son énergie et son intégrité. Il a su donner tout son sens au combat que nous partagions : un combat « pour la folie » et non pas contre la folie. Il faisait éminemment partie de cette génération qui héritait tout à la fois de Marx et de Freud et de Lacan, auxquels se sont ajoutés les apports de Claude Lefort et de Michel Foucault comme références essentielles. En 2006, il a été à l’initiative du Manifeste pour la psychanalyse, rédigé avec Sophie Aouillé, Michel Plon et Éric Porge, qui s’est inscrit contre toute forme de réglementation par l’État de la pratique psychanalytique.
Dans le droit fil de ses engagements, il a participé activement à la création du Collectif des 39 en décembre 2008, apportant ses contributions aux initiatives d’actions et aux débats contre le renfermement, la régression psychiatrique, l’isolement et la contention.

Laissons ses mots avec Roger Ferreri : « Le moindre des hommages qu’on puisse lui rendre consiste à garder son livre ouvert. Promettons-nous de nous y essayer sans retenue. Le spectacle de la folie du monde qui se profile nous l’impose. »

Paul Machto

« Le personnage du psychiatre, une utopie ? » À propos de l’article de Lucien Bonnafé, article essentiel publié en 1947, qu’il a enrichi constamment au fil des ans jusqu’en 1993.
(loeil-avise.com/Dominique Lemaire/Gilles Lebault)