La grande cause nationale ? « C’est du flan, il ne s’est rien passé »

Pédopsychiatre, responsable d’une des plus grandes équipes de recherche en épidémiologie des troubles mentaux, Bruno Falissard intervient régulièrement dans VIF. Nous allons voulu savoir ce qu’il pensait, à mi-parcours, de cette grande cause nationale attribuée cette année à la santé mentale. Verre à moitié plein ?

On ne peut d’abord éviter de vous interroger sur les actes de violence dans l’enseignement secondaire et donc récemment, sur cette jeune femme tuée par un élève de 14 ans à l’entrée de son collège.
Que dire ? Ne parlons pas trop vite, on ne sait pas trop ce qui s’est passé ? Souvenez-vous, récemment un lycéen a tué une de ses camarades, les premières hypothèses se concentraient avec véhémence sur la violence des jeunes et il semble que l’on découvre peu à peu que la situation est plus complexe, la piste psychiatrique n’étant plus exclue. Comment généraliser ? Là, on ne sait pas, donc on ne peut rien dire. Mais j’inverserai aussi la question. Pourquoi cela a-t-il un tel impact ? Pourquoi certains ont envie d’y voir un changement de société ? C’est troublant. Comme si nous, les adultes, étions inquiets de ces changements société et que nous projetions cette anxiété sur nos jeunes.

Aucune retombée sur la psychiatrie, les difficultés se poursuivent

Alors, cette grande cause ?
Cela ne bouge pas vraiment, avec toujours ce confusionnisme entre santé mentale et psychiatrie. Et cette volonté de ne pas prononcer le mot psychiatrie. On est un peu dans le vide. On utilise le mot santé mentale, ce mot qui renvoie à deux choses, soit à l’épanouissement personnel, soit à des problèmes psychiatriques. Donc, on revient un peu au point de départ. Que veut dire une année de santé mentale ? En tout cas, au niveau politique, on ne peut qu’être perplexe ; c’est du flan, il ne s’est rien passé. Aucune retombée sur la psychiatrie, les difficultés se poursuivent. Les deux personnes qui sont chargées de coordonner cette « grande » cause n’ont pas l’air très intéressées par les patients psychiatriques les plus sévères, qui sont pourtant ceux qui ont les besoins les plus importants. Alors…

Après le meurtre de cette jeune surveillante scolaire, le ministre de la Santé a annoncé un nième plan d’urgence avec donc trois axes : d’abord, « un plan national de repérage et d’intervention précoce », puis « soigner, une psychiatrie de proximité, lisible et accessible », et enfin « reconstruire, renforcer la formation et la coordination ». Qu’en penser ?
Cela veut dire quoi ? C’est le nième plan et sur le terrain, il ne se passe rien et on sait qu’il ne se passera rien. Mais soyons positif sans être trop ironique, au moins cette fois-ci le mot « psychiatrie » a été prononcé. Le mot « CMP » (centre médicopsychologique) aussi, alors que ces derniers temps, la volonté politique était visiblement de les faire disparaître (au profit de centres ressources, de plateformes de coordination et d’orientation, de filières spécialisées dans le trauma ou les troubles du neurodéveloppement). Former plus de psychiatres est une bonne initiative en apparence, mais est-ce que ces postes seront choisis ?! S’intéresser à l’école, très bien, mais au même moment, la médecine scolaire est en déshérence…

Ces derniers mois, plusieurs personnalités ont témoigné pour faire état de leurs troubles mentaux. Faut-il en attendre quelque chose, et en particulier cette fin de la discrimination dont se plaignent tant les proches des malades ?
Je ne les connais pas, mais c’est exact, nous les avons entendus, il y avait une belle sincérité avec une forte authenticité. Les gens en témoignant acceptent d’en faire état. En l’occurrence, ce sont des hommes, des hommes qui acceptent de dire qu’ils sont faibles, qu’ils ont des failles. Non, c’est utile.

Certains ont pointé que ces personnes connues avaient eu droit à des prises en charge qui n’étaient pas celles du tout-venant.
Oui, mais ce n’est pas franchement une découverte. L’inégalité dans l’accès aux soins est une évidence. J’ai entendu l’ancien ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, parler de son cancer et du directeur de l’Institut Gustave Roussy… Forcément, il ne doit pas être soigné par n’importe qui et comment lui en vouloir ?
Ce qui m’a plus gêné, c’est que pour évoquer les difficultés dans l’accès aux soins, on a beaucoup parlé ces dernières semaines de la régulation de la médecine de ville, de la liberté ou pas d’installation, mais bizarrement, il n’y pas eu un mot sur les dépassements d’honoraires. Je vous donne un exemple : ma fille a été voir un neurologue, 250 euros la consultation… Les inégalités d’accès aux soins sont surtout là. Il y a deux secteurs d’exercice de la médecine en France, avec ou sans dépassement d’honoraires, étrange que l’on en parle si peu au moment où l’on se plaint d’un problème général d’accès aux soins.

Revenons à la psychiatrie. L’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) vient de demander la fin des pratiques de contention. Les choses ont-elles bougé sur ces pratiques brutales et douloureuses ?
Oui et non. Ce qui est clair, c’est que la nouvelle génération de psychiatres est gênée par la contention, c’est pour eux un problème. Ce qui n’était pas vraiment le cas de notre génération. Nous, on s’était habitué à ce genre de pratiques, cela faisait même partie de la thérapeutique. Aujourd’hui, il y a indéniablement une déconstruction de cela. C’est très positif. Mais on ne peut s’arrêter là : comment fait-on ? Ce n’est pas toujours simple. Certains nous disent que l’on peut faire sans contention. Oui, mais parfois j’aimerais bien voir comment on fait.

Les données sont claires, il se passe quelque chose

On s’est souvent interrogé avec vous sur l’état de santé des jeunes, car depuis le Covid, les médias mettent souvent en scène une situation de plus en plus catastrophique, mais qu’en est-il ? Que disent les études, les chiffres ?
Oui, ce n’est pas simple, et il y a beaucoup d’affirmations qui ne sont pas certaines. D’abord, remarquons que pendant le Covid, les données étaient difficiles à interpréter. Ensuite, il y a des types de données différentes, et de qualités différentes. Schématiquement, il y a quatre catégories. Il y a les données sur le suicide qui viennent du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), enregistrant tous les décès. Puis il y a la comptabilité des tentatives de suicide (TS) que l’on effectue à partir des données hospitalières ; ensuite, les consommations médicamenteuses, et enfin, le ressenti de la population construit à partir de questionnaires.
Sur la qualité de toutes ces données, d’abord le CépiDc renvoie à des statistiques sérieuses ; certains se posent des questions sur le recueil, mais ce que l’on voit en France est comparable à ce que l’on note dans des pays similaires. Pour les données hospitalières sur les tentatives de suicide, il peut y avoir parfois des sous-déclarations – car cela dépend des hôpitaux, de la situation – mais cela reste un bon indicateur à mes yeux. La consommation de médicaments ? C’est sur la base de l’Assurance maladie, c’est très fiable. Enfin, les études sur le ressenti. On oublie parfois que le ressenti est… un ressenti, cela ne traduit pas l’expression d’une souffrance psychique objective.

Après ce préalable, que peut-on en déduire ? Les suicides ont diminué dans toutes les tranches d’âge dans de nombreux pays dont la France et ce y compris chez les jeunes, sauf aux États-Unis et en Corée du Sud. C’est un fait robuste, les suicides diminuent globalement. Depuis 2017, le taux s’est stabilisé et chez les jeunes femmes, il aurait peut-être tendance à remonter. Par contre, pour les tentatives de suicide, c’est la donnée massue : elles diminuent pour tous, chez les jeunes à partir de 2000 jusqu’en 2017. Mais depuis peu, cela remonte de façon spectaculaire chez les adolescentes et les jeunes femmes. Les données sont claires, il se passe quelque chose.

Comment l’expliquer ?
Il y a à la fois un effet genre (filles plus touchées que les garçons) et âge (seuls les jeunes sont touchés). Je vois deux axes. Les réseaux sociaux sont quand même beaucoup plus nuisibles pour les jeunes femmes. L’image du corps y est souvent particulièrement normative, les phénomènes de harcèlement sont beaucoup plus fréquents à l’égard des jeunes filles. Autre élément, il y a la prise de conscience forte de toute les violences sexistes et sexuelles. Pour les jeunes filles commençant leur vie sexuelle, l’objet du désir est aussi décrit comme un objet dangereux. Est-ce que cela suffit pour expliquer cette hausse des TS ? Peut-être, mais ça n’est pas totalement convainquant.

Reste qu’il y a tout un ensemble. Regardez, on évoque souvent les examens gynécologiques comme des gestes agressifs, voire des viols, beaucoup de mes collègues sont interpellés sur ce sujet. Bien sûr, maintenant on demande explicitement le consentement des patientes pour réaliser chacune des étapes de ces examens, mais même s’il y a consentement, cela ne peut pas être perçu autrement que comme une intrusion, une pénétration que le corps ne devrait pas subir, bref, un viol. Sur le champ, ou plus souvent à distance, la jeune femme examinée peut réaliser subitement qu’elle a le vécu, la sensation d’avoir été violée. Et comme le viol est aujourd’hui une problématique sociétale de première importance dont on mesure toute la gravité sur un plan psychologique, cette jeune femme pourrait se sentir fragilisée dans sa vie psychique. La même chose pourrait arriver au décours d’un rapport sexuel avec un adolescent maladroit et inexpérimenté.  

Notre société est un peu barge

Diriez-vous que notre société va de plus en plus mal ?
Comment répondre, si ce n’est par un pas de côté. Notre société est un peu barge. Quand on prend le métro, on pourrait se croire dans un film de fiction, avec tous ces gens sur leur portable, scrollant sur TikTok, faisant des choses qui, franchement, ont l’air un peu débiles. Et puis, on veut tout et n’importe quoi. Regardez dans la santé, on réclame un accès gratuit, rapide, avec des soins parfaits. Barge, oui…