« La crise de la psychiatrie s’aggrave »

Pierre Sadoul

Comme tous les ans, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) rend son rapport annuel. Alors que les pouvoirs publics ont fait de la santé mentale une grande cause nationale et que, début juin, ils ont nommé le judoka Teddy Riner comme ambassadeur de ladite cause, nous publions des extraits du rapport 2024 de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté.

« Les visites du CGLPL mettent en lumière les difficultés que rencontrent les hôpitaux pour recruter leur personnel médical et paramédical. Dans 20 des 30 établissements de santé mentale contrôlés en 2024, le nombre de psychiatres était inférieur aux effectifs prévus, les postes d’infirmiers non pourvus se comptent par dizaines. Un hôpital a connu une baisse de 75% de son effectif de psychiatres depuis la précédente visite du CGLPL en 2011, dans un autre ce sont 30% des effectifs de psychiatres qui manquent. Dans de nombreux cas, l’âge moyen du personnel est source de fortes inquiétudes sur la capacité à remplacer prochainement des départs massifs en retraite. En pareilles circonstances, la tentation de fermer des lits est forte. Elle permet de rétablir un fonctionnement normal dans les services mais revient souvent à reporter les difficultés sur l’environnement de l’hôpital. Dans l’un des services visités, la capacité d’accueil a baissé d’un tiers en dix ans, dans un autre les lits d’addictologie ont été fermés, comme ailleurs ceux de pédopsychiatrie. Dès lors, l’organisation de la permanence des soins psychiatriques révèle une grande fragilité, reposant sur l’investissement et la conscience professionnelle des médecins et soignants, mais qui appelle parfois des rythmes épuisants. La tension capacitaire permanente préjudicie directement aux droits des patients. On observe parfois des durées d’attente aux urgences de plus de quatre jours, pendant lesquels les conditions d’accueil sont précaires, voire indignes, et les droits ignorés. Le parcours des patients se trouve grandement fragilisé par cette tension, qui conduit notamment à mêler des patients en soins sans consentement et des patients en soins libres dans des unités fermées ou à hospitaliser des mineurs dans des services pour adultes.

Les mesures illégales ne sont pas rares
La liberté d’aller et venir au sein des établissements demeure un sujet d’attention pour le CGLPL. Aucune disposition légale ou réglementaire n’impose d’héberger des patients en soins sans consentement dans un service fermé, en revanche rien n’autorise à enfermer des patients en soins libres. Dans de nombreux établissements, des patients en soins libres demeurent pourtant enfermés et doivent parfois obtenir une autorisation médicale pour sortir de l’unité. Dans la plupart des cas, l’accueil en soins sans consentement n’est possible qu’en unité fermée. Les visites du CGLPL en 2024 montrent en revanche que les restrictions dans la vie quotidienne (tabac, téléphone, ordinateurs portables, etc.) tendent à s’alléger et sont le plus souvent individualisées. Le port obligatoire du pyjama est une mesure assez rare mais des usages humiliants en sont encore faits.

Dans de trop nombreux cas, l’absence de réflexion institutionnelle sur la politique de réduction de l’isolement et la contention est encore totale. Conformément à la loi, l’isolement et la contention sont des mesures de dernier recours destinées à prévenir des risques immédiats pour le patient ou autrui. Chaque établissement doit établir un rapport annuel sur l’usage de ces mesures et la politique pour en limiter le recours. Si des établissements s’engagent dans des politiques « zéro contention » et de réduction de l’isolement, le plus souvent la notion de dernier recours n’est pas intégrée, les professionnels sont persuadés de faire de l’isolement thérapeutique et les dispositions législatives sont perçues comme une gêne dans la démarche de soins. Les mesures illégales telles que l’isolement décidé « si besoin », l’isolement du patient dans sa chambre hôtelière ou autres lieux inadaptés (chambres sécurisées, fausses chambres d’apaisement), l’isolement systématique des détenus ou la prolongation informelle des mesures, l’isolement de patients en soins libres ne sont pas rares. Des mesures de contention sont souvent mises en œuvre aux urgences en dehors de tout cadre légal et sans traçabilité. Les mesures d’isolement et de contention sont fréquemment mises en œuvre dans des conditions inappropriées. Dans la plupart des cas, les chambres d’isolement ne sont pas respectueuses de la dignité des patients et ne répondent pas aux exigences de la loi : manque de boutons d’appel, pas d’accès à l’air libre, impossibilité d’actionner la chasse d’eau des toilettes, absence de protection de l’intimité, etc. Dans quelques établissements les chambres d’isolement sont en outre vétustes ou dégradées : la régulation de la température ne fonctionne pas, l’électricité n’est pas sécurisée, murs et plafonds sont dégradés et parfois souillés, l’éclairage est défectueux ou insuffisant.

Le symptôme de l’échec de la prévention
Les unités de soins intensifs en psychiatrie (USIP) sont des unités fermées décrites comme un cadre contenant pour des patients en crise ou présentant des troubles majeurs du comportement ou une dangerosité envers eux-mêmes. Contrairement aux unités pour malades difficiles (UMD), le fonctionnement des USIP demeure dépourvu de tout cadre juridique et résulte de la seule volonté des établissements confrontés à la gestion de patients « dangereux ». Le cadre juridique des USIP et leur vocation sont flous : elles n’ont pas de procédure normée d’admission ni de règles sur le statut et les droits des patients. La plupart n’accueillent que des patients en soins sans consentement mais certaines accueillent des patients en soins libres. La durée théorique de séjour est brève (2 mois) mais renouvelable sans limite ni contrôle. Les USIP intériorisent des prescriptions de sécurité dans le système de soins : elles sont systématiquement fermées et leur lien avec la prise en charge de proximité des détenus est assez obscur. Pour les équipes « classiques » de secteur, elles sont la cause – ou peut-être la conséquence – d’une perte de technicité dans la gestion de la crise. Réponse à la crise du secteur psychiatrique et de la démographie médicale, les USIP peuvent être regardées comme le symptôme de l’échec de la prévention, voire comme la renonciation à cette politique.

Assimilant l’intensité des soins au soin contraint, les USIP sont le cadre de nombreuses restrictions de la vie courante et d’une organisation quasi carcérale. Elles imposent des règles de vie strictes : interdiction générale d’aller et venir ou d’accéder aux espaces extérieurs, privation des objets personnels ou port obligatoire du pyjama. Elles restreignent les relations extérieures des patients par un contrôle des visiteurs, la surveillance du courrier, le retrait des téléphones. Les atteintes à l’intimité y sont constantes. La pratique de l’isolement y est si intensive que l’on arrive à le confondre avec l’hébergement puisque dans certaines USIP, la chambre d’isolement constitue le mode d’hébergement de base, ou que dans d’autres on pratique l’isolement en chambre hôtelière. Les USIP regroupent trois notions : soin, contrainte, intensité. Au regard des visites effectuées par le CGLPL, ce qui est intensif dans les USIP, ce n’est pas tant le soin que la contrainte, dont l’usage implique nécessairement du droit, des recours et le contrôle d’un juge. »