À Cuba, les médicaments, de la santé à la survie
Mami est la mère et grand-mère de ma famille d’accueil à Cuba, et je la connais depuis presque quinze ans. Elle a 84 ans, et elle est mariée à Omar, 86 ans. Elle vit dans un minuscule appartement doté d’une mezzanine, dans un long passage étroit appelé solar. Les solares ou cuidadelas ont été aménagés pour loger des travailleurs dans les quartiers ouvriers des villes cubaines, ce qui est le cas de Cayo Hueso, une des circonscriptions administratives de Centro Habana, une municipalité populaire et très dégradée de la capitale dans laquelle j’ai conduit la majeure partie de mon travail de terrain depuis quinze ans.
Au cours d’une de mes visites, en novembre 2024, elle me dit : « Ici, tomber malade est un luxe, il n’y a rien. Si tu dois te faire opérer, il faut apporter jusqu’à l’alcool pour désinfecter, les seringues, les compresses, tout. Pour se faire faire une analyse de sang, un voisin a payé 500 pesos1, simplement pour qu’on prenne sa demande en considération, sinon il devait attendre des semaines. Imagine, il a besoin d’une prise de sang, ce n’est pas pour attendre six mois ! Si je devais me faire réparer les dents [elle ouvre la bouche pour me prendre à témoin], je devrais payer 20 000 pesos. Le dentiste a commencé à pelotear, c’est-à-dire à me prendre à témoin pour que je comprenne sa situation [elle fait le geste de me caresser le bras] en me disant qu’il n’y a pas ceci et qu’il manque de cela. Mais si tu commences à parler d’argent, alors tout apparaît. »
« Je coupe les comprimés en 4 »
Mami fouille dans son sac, et en sort une boîte de médicaments. « Regarde, me dit-elle, c’est de l’Énalapril®, je dois en prendre un comprimé par jour pour contrôler ma tension. J’ai une prescription médicale, et normalement je dois recevoir trois boîtes par mois, et les payer 5 pesos à la pharmacie. Mais à chaque fois que j’y vais, soit il n’y en a plus, soit elle n’est pas arrivée. Parfois la pharmacienne nous dit qu’elle vient d’arriver, et qu’elle sera mise en vente le lendemain. Et le lendemain, quand tu arrives, il y a déjà une très longue file d’attente, il y a des gens qui ont dormi devant la pharmacie, ou qui sont venus “marquer”2 dès la veille, quand la file a commencé à se former, et quand vient ton tour, il n’y a plus rien. Pourtant, c’est un médicament cubain, on devrait nous approvisionner, il n’y a pas de problème de devises pour l’importer ni rien de cela. » Je lui demande ce qu’elle fait alors, et d’où elle sort cette boîte. Elle m’explique : « Moi, pour les économiser, je coupe les comprimés en quatre, et je prends un quart de comprimé tous les jours. Mais il y a des gens qui les vendent dans la rue, ou même qui passent dans les maisons, qui frappent à la porte et proposent des médicaments. Ils les vendent 350 pesos la plaquette de dix comprimés, tu te rends compte, alors qu’on devrait recevoir trois boîtes de trois plaquettes pour 5 pesos ! » Je fais un calcul rapide : trois boîtes contiennent donc neuf plaquettes de dix comprimés chacune, soit trois fois ce dont Mami a besoin pour absorber un comprimé par jour. J’essaie de comprendre : « Mais Mami, que fais-tu avec tous ces comprimés, tu en as beaucoup trop ? » Elle m’explique sa stratégie de gestion de l’incertitude : « D’abord, comme je t’ai expliqué, l’Énalapril® n’arrive pas tous les mois. Donc la doctoresse m’en prescrit trois boîtes par mois, mais parfois il n’y en a pas du tout, parfois on m’en donne deux boîtes seulement. Ensuite, quand j’en ai trop, j’en donne à Adelina [sa sœur âgée de 89 ans], pour elle c’est plus compliqué parce qu’elle ne peut pas faire la queue longtemps, et que ses enfants ne l’aident pas [i.e. financièrement] et elle ne peut pas en acheter dans la rue. »
« Medicamentos, pomadas ! »
Je dois me rendre dans un petit parc qui sert de terminal pour plusieurs lignes de taxis collectifs, et j’en profite pour explorer les environs. Le parc est encombré par des gens qui prennent l’air, d’autres qui attendent un transport, et de nombreuses personnes âgées qui vendent à même le sol des bricoles récupérées et très usagées, dont je me demande qui pourrait bien les acheter. La misère se donne à voir dans les postures des corps, les vêtements, les sacs gisant à leurs côtés. Sous les arcades d’un tronçon de rue qui font face à la ruine d’un édifice écroulé, comme on en voit de nombreux dans les quartiers centraux de La Havane, des dizaines de femmes, surtout, sont assises au sol ou sur une marche devant un étalage hétéroclite d’objets récupérés, d’autres serrent leur sac contre elles, l’entrouvrant pour montrer leurs marchandises : pour beaucoup, des cigarettes. En marchant lentement, je me fais interpeller : « Medicamentos, pomadas ! ». À l’une d’entre elles, je demande si elle a de l’Énalapril®. Elle fouille dans sa poche, sort deux plaquettes qu’elle m’annonce vendre pour 300 pesos chacune. Je dis que je vais réfléchir, et remercie. Je répète l’exercice plusieurs fois, ce médicament est apparemment tout à fait courant parmi ces vendeuses à la sauvette. Est-ce le surplus de prescriptions qui est ainsi écoulé ? Des gens qui, comme Mami, réduisent leur dosage et peuvent ainsi économiser sur leur consommation pour écouler le reste sur ce marché por la izquierda ? Un peu plus loin, une vieille dame marchant péniblement appuyée sur une canne m’appelle : « Tu n’aurais pas des médicaments, amie ? » Médicaments – cherche-t-elle des marchandises à revendre ou des remèdes pour se soigner ? Je ne le saurai jamais.
Mami m’explique : « Ici, il y a des pénuries de tout, mais surtout d’argent. Quand arrivent les approvisionnements de médicaments à la pharmacie ou à l’hôpital, ils deviennent un moyen d’acheter des avocats, du riz, des bananes, pour nourrir ta famille. Un moyen pour survivre, y compris pour les travailleurs de santé. » Et alors, je lui demande, pourquoi ne pas offrir directement à la pharmacienne de la payer « sous la table » ? Elle s’offusque presque : « Non, parce qu’elle a peur que tu la dénonces. Une personne de la rue, personne ne la connaît, mais la pharmacienne si ! » Mais du coup, il y a des punitions, de vrais risques ? « Non, déplore-t-elle, c’est devenu naturel, la normalité, c’est généré par les pénuries, tout le monde doit se débrouiller. »
Les risques d’avant la révolution
« J’étais toujours d’accord avec ce système, s’offusque-t-elle, mais maintenant je vois qu’il n’y a pas d’issue. On est en train de revenir en arrière, on retourne aux risques de santé comme avant la révolution. Les enfants sont encore vaccinés, mais ils sont sous-alimentés. Jusqu’à récemment, les enfants recevaient une ration de lait par la libreta3 jusqu’à sept ans, puis ils l’ont réduit à cinq ans, et maintenant c’est deux ans seulement. Nous, les personnes âgées, on avait aussi droit à du lait, écrémé ou complet selon notre condition de santé, mais cela fait longtemps qu’on ne nous en donne plus. Alors Telma [sa fille aînée qui a un bon niveau de vie grâce à son entreprise privée] m’en achète, mais tu devrais voir ce que c’est : ils mettent de la farine de blé dedans, ce n’est pas du lait ! » Je lui demande d’où vient ce lait : « C’est la voisine de Tania qui le vend, elle a trois enfants, les deux plus grands ne reçoivent plus de lait, mais le petit si. Alors elle vend le lait de son enfant, enfin le lait mélangé à de la farine. » Et donc, le petit ne prend pas de lait ? « Non, forcément, si elle le vend ! Mais elle doit payer 20 pesos pour obtenir sa ration de lait avec la libreta, et elle le vend 1 600 pesos la livre, tu imagines ! Je ne sais pas comme le petit grandit, il doit être dénutri ! »
Mon amie Alma elle-même, fervente révolutionnaire, me fait le récit de ses derniers incidents de santé. Elle doit désormais prendre un traitement d’antihistaminiques pendant un mois, complété par des vitamines B. Et tu as trouvé tout cela, je lui demande ? « Mais oui, à côté de chez moi il y a une dame, elle est bien connue dans le quartier, elle a une énorme caisse de médicaments, tu trouves presque tout ce que tu veux. Et la vitamine B, c’est une amie de Marta qui me l’a envoyée de Miami. » D’où proviennent ces médicaments de sa pseudo-pharmacienne de voisine ? « Beaucoup de l’extérieur, les gens les revendent, ou bien c’est elle qui les fait apporter exprès. » Et les médicaments cubains ? « Ah, je ne sais pas, mais en tout cas les pharmacies sont vides. » C’est un constat évident : les portes et vitrines des pharmacies exhibent des étagères pratiquement vides, à l’exception du rayon « médecine de plantes » où des fioles emplies de liquide sombre affichent des étiquettes « pour la toux », « pour les infections urinaires » ou autres.
Je me demande comment les malades psychiatriques vivent cette pénurie. Plusieurs conversations, et deux articles publiés dans des médias indépendants, apportent des réponses : la situation est terrible, une dame atteinte de « retard mental » qui prend soin seule de sa sœur très handicapée, prostrée sur un sommier métallique, nue et rasée, toutes les deux d’environ soixante ans, me dit qu’elles sont très agitées, parce qu’il n’y a plus de médicaments. « Cela fait des mois, ma sœur va mourir si elle ne prend pas ses comprimés, elle crie toute la journée, et moi je n’arrive pas à dormir. » Alors que je constate que beaucoup plus de gens, dans la rue, semblent désorientées, agités, je reçois la même réponse : manque de médicaments, les gens internés dans l’hôpital psychiatrique s’échappent parce qu’ils n’y reçoivent que très peu de nourriture, et que les psychiatres manquent pour prendre soin d’eux. Lorsque je lui pose la question, Lidia, dont la mère est atteinte d’un syndrome bipolaire depuis ses quarante ans, me dit qu’elle passe un temps considérable à chercher les médicaments, à se les faire apporter de l’étranger, ou à les chercher sur les réseaux sociaux, « qui sont comme des pharmacies, qui te vendent tout ce que tu veux », à des prix équivalents à la moitié de son salaire pour dix comprimés. « Et si je n’y arrive pas, tu devrais voir comment elle s’agite, elle crie, elle tombe de son lit, c’est vraiment difficile. »
Un système catastrophique
Au fil de mes rencontres, me viennent d’autres échos de l’état du système de santé, dont le grand récit catastrophique s’alimente d’anecdotes désolantes. J’ai apporté plusieurs paires de lunettes confiées par des amis et proches. Faute d’énergie nécessaire pour les apporter à un atelier d’optique établi dans un centre d’accueil pour personnes âgées, je les propose aux travailleurs de mon hébergement. Lorsque je reviens, tous et toutes ont un air ravi : « J’avais des lunettes achetées dans la rue, avec lesquelles je ne voyais pas bien, et dans ton sac j’ai trouvé exactement ce qui me convient », se réjouit Daniel. Et Pablo, un technicien militaire retraité septuagénaire qui continue à travailler pour pouvoir joindre les deux bouts : « Les miennes dataient d’au moins quinze ans, et elles ne me convenaient plus du tout, merci vraiment. » « Moi, c’est pour ma nièce », me dit la cuisinière femme de chambre, « cela fait longtemps qu’elle se rend compte qu’elle ne voit plus à l’école ». Pourquoi ne pas avoir remplacé vos lunettes plus tôt ? « Cela ne vaut pas la peine, tu vas chez l’ophtalmologue, il te fait une prescription, mais quand tu arrives chez l’opticien, il te dit qu’il n’y a rien. »
Les ambulances sont devenues d’autant plus rares que les véhicules sont vieux, que les pièces pour les entretenir n’entrent que difficilement à Cuba, qu’ils sont probablement utilisés à d’autres fins que le transport de malades et que l’essence est devenue un produit rare. Comment, alors, se rendre à l’hôpital4 ? En utilisant des transports privés (les autobus publics sont trop aléatoires en cas d’urgence ou de mauvais états de santé), qui vont du taxi collectif, dans le meilleur des cas, si l’itinéraire est direct et les points de collecte et de dépôt vraiment bien agencés, au taxi privé, dont presque la moindre course coutera entre la moitié et le double d’une pension de base (et une bonne partie d’un salaire public). Marta a ainsi payé l’équivalent de sa pension pour payer un ingénieur retraité propriétaire d’une voiture pour l’emmener en urgence à l’hôpital, cette dépense pèse de plus en plus dans la décision d’aller consulter ou non. Surtout que, comme évoqué plus haut, les coûts inférés par une prescription ou une orientation pèseront encore plus sur le budget.
Je traverse un des hôpitaux les plus réputés de La Havane, de très nombreux personnels soignants reconnaissables à leur blouse blanche – portée comme un vêtement d’extérieur – semblent dépasser les soixante-dix ans, voire plus. « Oui, ils ont rappelé les médecins qui avaient pris leur retraite, de nombreux services sont presque paralysés faute de personnels, et des médecins spécialisés assurent à la fois des consultations et interventions dans plusieurs spécialisations proches de la leur, pour ne pas fermer les services », me confie un médecin. Lui-même, un gériatre, ne voit pas la fin de sa carrière : « Cela me plaît bien de continuer, mais j’aimerais alléger mon service [il a plus de 80 ans]. Maintenant, on n’est plus que quatre médecins ici [dans un service spécialisé de gériatrie], on a dû fermer des lits, alors on fait tous des gardes, même la direction du service. »
Une annonce circule par WhatsApp : une entreprise privée5 « cherche du personnel de nettoyage des hôpitaux et offre des salaires supérieurs à ceux des médecins à Cuba ». Selon le niveau de responsabilité, les salaires proposés vont d’une fois et demie à trois fois celui de mon ami Edouardo, docteur en science et professeur des universités hors classe titulaire de chaire. Les réseaux sociaux s’offusquent, les médecins se sentent humiliés : « Bon, je vais aller travailler comme personnel de nettoyage dans mon hôpital », ironise Edouardo.
Une déroute malheureuse
La boucle est bouclée : les personnels relativement mal rémunérés quittent le service public de santé pour émigrer ou rejoindre des entreprises privées, surtout de soins à domicile6, au sein desquelles ils et elles sont souvent sollicités pour effectuer des gestes infirmiers ou médicaux qui leur sont pourtant interdits en dehors des espaces de la santé publique. L’exercice privé des professions de santé est toujours strictement prohibé et ce dogme de la révolution fait régulièrement l’objet de fermes déclarations officielles. Ceux et celles qui restent employés du ministère de la Santé se paupérisent toujours plus, et tentent de profiter de leur position pour survivre dignement. L’on peut soupçonner que les circulations de médicaments sous le manteau et les matériels qui « apparaissent » quand on commence à parler d’argent font partie de ces stratégies. Finalement, l’éthique de l’accès universel, démarchandisé et gratuit aux biens et services de santé promue et mise en œuvre par la révolution cubaine semble subir une déroute malheureuse. Face à l’incapacité de maintenir cette ambition remarquable, la marchandisation rampante et illégale des services de santé progresse et devient de plus en plus visible et normalisée. Alors que de nombreuses personnes souffrent de ne pas pouvoir accéder aux produits pharmaceutiques nécessaires pour des traitements vitaux, dont les prix au marché noir sont inaccessibles pour leurs revenus, les médicaments tendent ainsi à devenir de simples marchandises, détournées et revendues pour permettre à des pauvres de survivre. Les mêmes, souvent, qui se privent de leur traitement pour récupérer quelques pesos.
Blandine Destremau
1) C’est formellement l’équivalent d’environ un euro et demi, au taux de change « de la rue », c’est-à-dire hors du circuit officiel. Mais cela représente un tiers du montant de la pension de base, qui s’établit à 1 581 pesos en novembre 2024.
2) « Marquer » est la pratique de gestion des files d’attente, qui peuvent durer jusqu’à plusieurs jours selon les périodes et les biens ou services demandés (par exemple, pour obtenir un rendez-vous dans un consulat, de l’essence ou du poulet). Celui ou celle qui arrive demande « qui est le dernier ? » et se positionne derrière lui ou elle, en attendant que vienne une autre personne qui deviendra le dernier. On dit « prendre soin de la file ». Quand vient un autre dernier, la personne peut quitter la file, ayant « marqué » sa place, en restant vigilant sur la durée attendue d’écoulement de la file, pour revenir à temps reprendre sa place et obtenir le service.
3) Carnet de rationnement délivré par ménage, et qui tient compte de ses particularités, et des allocations spécifiques données aux enfants, malades, personnes âgées, etc.
4) Le maillage des services médicaux de premier niveau (médecin généraliste, infirmières et certains spécialistes) est encore assez dense et s’y rendre ne requiert généralement que de marcher quelques centaines de mètres.
5) Sous l’acronyme MiPyME, « Entreprises micro, petites ou moyennes », elles ont été récemment approuvées à Cuba, et se développent dans divers secteurs.
6) La santé privée n’existe pas légalement à Cuba.