Et si la pédopsychiatrie sortait de la sinistrose ?

© Francis Carrier

C’était finalement une bonne idée : faire l’impasse sur la question de la crise et les moyens. Et imaginer tout simplement l’avenir de la pédopsychiatrie, cette discipline essentielle mais aujourd’hui sinistrée. C’est en tout cas l’idée du travail qu’a terminé Bruno Falissard, qui préside la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et des disciplines associées. Un rapport intitulé « Quelle pédopsychiatrie pour le second quart du XXIe siècle ? »

La crise et les plaintes ont souvent pour conséquences de tout obscurcir. On ne voit plus rien et on n’entend que des plaintes. Or, la pédopsychiatrie subit un bouleversement impressionnant, avec un nombre sans égal de postes vacants (30% des postes de psychiatres hospitaliers sont sans titulaire), près de 20 départements en France sans le moindre spécialiste, des listes d’attente interminables – de six mois en moyenne – dans les moindres lieux de consultation, et enfin, dans un contexte général d’une multiplication de pathologies psychiatriques chez les enfants et adolescents depuis le confinement.

Dans ce contexte, ce regard est important car il ouvre des pistes. Son auteur, Bruno Falissard, VIF le connaît bien. Bruno est à part. Ni pessimiste ni optimiste. C’est un clinicien, au parcours étonnant : polytechnicien, pédopsychiatre à la tête de la plus importante équipe de recherche en épidémiologie. Avec le temps, il est devenu une personnalité repère, mesuré et distant devant les violents conflits qui ont secoué sa discipline entre les tenants de la psychanalyse et les partisans des neuro-comportementalistes. « Mon rôle est de soulager les souffrances, insiste-t-il. Aujourd’hui, l’atmosphère est beaucoup plus détendue, les grandes querelles sont derrière nous. » Son rapport est conçu autour de cinq grands thèmes : la société, les savoirs, les soins, les soignants et l’organisation du système de soin.

Se servir de tout ce qui marche et soulage

D’abord, l’état de la société. « Tout le monde a joué le jeu, aussi bien les juges pour enfants, les psy, les associations de parents, le ministère aussi. Tout le monde a besoin de parler, d’échanger. » Les raisons ? « La société change, cela nous interpelle tous. Les adolescents ont des interrogations lourdes comme la question identitaire. Il y a les troubles neurologiques, la question de la neurodiversité. Et puis il y a les chocs inédits provoqués par le Covid, et nous avons au bout du compte la prise de conscience par tous que les ados ne vont pas bien et que c’est compliqué. » Que faire, alors ? Et surtout, comment faire ? « D’abord, au niveau des savoirs, insiste le chercheur dans son rapport. Il y a une tolérance qui émerge entre les différentes pratiques. »

Premier constat : « Concernant les neurosciences, bien qu’elles aient progressé de façon spectaculaire et qu’elles permettent de mieux comprendre certains processus pathologiques, elles n’ont encore que des applications pratiques limitées. » Et, de l’autre côté, « pendant longtemps, la psychanalyse a été une source quasi exclusive de savoir fondamental en pédopsychiatrie. Elle est aujourd’hui particulièrement critiquée. Par certains aspects avec raison. Certains psychanalystes ayant mis en cause de façon caricaturale, culpabilisante et erronée les parents dans la survenue des problèmes de leurs enfants. » Pour autant, « la psychanalyse peut aider certains à mieux comprendre les situations cliniques complexes et douloureuses auxquelles ils ou elles sont confrontées ». Bref, il faut marcher sur les deux jambes. Le maître-mot est l’ouverture à tous les savoirs, à tous les soins. Et « se servir de tout ce qui marche et soulage ».

Encore faut-il que, derrière, les formations des professionnels suivent… Or, ce n’est pas le cas. « Les formations des paramédicaux ne sont pas au niveau, de même que pour les orthophonistes, les infirmières. Pour les psychologues, il y a même un problème avec une trop grande hétérogénéité des formations, et pas assez de stages pratiques. Il y a une vraie urgence à mettre de la cohérence dans toutes ces formations. » Un consensus émerge sur la place des parents qui, aux yeux de tous, doivent être mieux inclus dans les soins. « En même temps, la question de l’implication des familles n’est pas simple », reconnaît Bruno Falissard. « Les violences et maltraitances intrafamiliales sont en effet l’un des principaux facteurs de risques de troubles psychiatriques chez l’enfant et l’adolescent. » L’équilibre est délicat.

Une demande ambiguë

Sur la question de l’organisation des soins, Bruno Falissard envisage, comme pour les maternités, une organisation à trois niveaux d’intervention. « Le premier est celui du médecin généraliste. Tout le monde est d’accord pour renforcer son rôle », note le rapport qui souligne aussi qu’il y a une véritable demande de « dépsychiatriser » le premier niveau d’intervention. En même temps, la demande sociétale est ambiguë. « Dans nos études, il ressort que le pédopsychiatre est perçu comme un gardien du savoir, avec une certaine autorité, en tout cas c’est l’image que l’on attend de nous. Le pédopsychiatre est ainsi regardé comme un médecin qui doit faire des diagnostics et qui propose des soins. Or, on le sait, nos diagnostics sont fragiles, mais on nous réclame quand même des diagnostics. »

Autre souci : « Le temps du pédopsy est précieux, il doit être préservé. Dans de nombreux pays, il est ainsi déchargé de toute une série de tâches administratives. » Bref, là comme ailleurs en médecine, il s’agit de redonner du temps médical. Ensuite, après le généraliste, on arrive au niveau 2 avec les centres de consultation, mais aussi la médecine libérale. C’est une progression logique, car c’est là où l’on suit les enfants et les ados. Enfin, le niveau 3 correspond aux centres experts, aux services de pédopsychiatrie dans les CHU, « ce niveau de soins devant être exclusivement réservé aux situations les plus complexes ».

Ce trépied est clair. Il relève du bon sens. « Bien sûr, l’e-santé doit faire son entrée dans le monde de la pédopsychiatrie », insiste le rapport. « Dans le second quart du XXIe siècle, un soin ne peut pas être pensé sans la notion d’e-santé. Il y a là un gisement considérable de progrès à attendre… Des thérapies assistées par support électronique ont d’ores et déjà fait la preuve de leur intérêt dans des études bien menées. Les téléconsultations peuvent être utiles à la fois pour le suivi des patients mais également pour promouvoir une clinique indirecte. Cette dernière consiste par exemple à conseiller des structures démédicalisées lors de consultations ou de réunions de synthèse réalisées à distance. »

Tout cela est parfait, dessinant un monde presque idéal, diront les sceptiques. Certes. Et Bruno Falissard d’insister, encore : « La liberté de penser, ne pas subir de dogmes idéologiques plus ou moins arbitraires dans les modalités de soins à prodiguer, ne pas être considéré comme un simple prestataire de service substituable à volonté, voilà ce qui permettrait de donner l’élan nécessaire pour dessiner les contours d’un système de soin pédopsychiatrique. »

Éric Favereau