Ehpad ou pas Ehpad ?

C’était il y a deux mois. Apprenant la construction d’un Ehpad de plus de 300 lits dans le nord de la France en pleine explosion du scandale Orpea, nous avons été pour le moins perplexes. Ce que Francis Carrier, de GreyPride, exprimait avec force dans VIF : « Toujours plus, toujours mieux : voilà que va surgir un Ehpad de 320 lits à Saint-Amand-les-Eaux. Mieux pour qui ? Tous les élus et l’Agence régionale de santé (ARS) se congratulent pour la pose de la première pierre de cet Ehpad gigantesque. Des emplois pour la commune, une construction qui répond aux dernières normes, un projet modèle ! Des économies en termes de gestion : les contrôleurs de gestion sont heureux…
Comment imaginer que regrouper les vieux dépendants soit une bonne idée ?… Ce dont nous avons besoin, ce sont des petites structures à taille humaine, dans lesquelles les résidents peuvent continuer à vivre comme chez eux, à leur rythme, entourés des objets qui leur rappellent leur vie, des lieux dans lesquels on peut continuer à avoir une vie la plus normale possible et créer des liens. »

Nous avons voulu aller voir. Et interroger les premiers intéressés, ou plus exactement les décideurs, à savoir le directeur de l’hôpital de Saint-Amand-les-Eaux, et futur directeur de cet Ehpad. Et l’architecte. Leurs réponses sont claires, pointant des avantages évidents. Nous avons demandé à Françis Carrier de réagir. Propos reccueillis.

Michel Thumerelle, le futur directeur

Michel Thumerelle, directeur de l’hôpital de Saint-Amand-les-Eaux, et de ce fait futur directeur d’un des plus gros Ehpad français en cours de construction avec plus de 300 lits, est un homme pressé. Mille choses à régler. Il court, nous répond avec chaleur.
« Avec l’hôpital, vous savez, on traverse une époque très difficile, avec des patients très nombreux. Nous sommes à la peine, en grandes difficultés, avec un personnel de soins qui est épuisé. Cela fait plus de deux ans maintenant, on essaye de recruter, c’est très difficile, infirmiers comme médecins. »

Le directeur parle facilement, ce qui n’est pas le cas de bon nombre directeurs d’hôpitaux qui semblent avoir peur de leur ombre. Et répond sans gêne. Pourquoi regrouper trois Ehpad ? Est-ce de la folie ? « Il y a plusieurs raisons. D’abord, le premier grand principe est un principe de sécurité », nous explique-t-il. « Quand vous n’avez pas les moyens d’avoir assez d’infirmières, et que vous pouvez mutualiser, il devient possible, par exemple, d’avoir du personnel soignant la nuit. C’est une sécurité réelle que je n’aurais pas autrement. Nous avions un Ehpad très touché par la crise du Covid, profondément. Cela nous a marqués profondément. Le fait d’avoir du personnel bientôt, cela change tout, on va pouvoir faire face. »
Et de prendre l’exemple de l’oxygène. « Vous savez, cela fait de années que l’on a construit des Ephad sans oxygène pour des résidents qui en auraient besoin. Là, on en aura alors qu’au départ du chantier, ce n’était pas prévu, comme dans aucun des Ehpad maintenant. 56 chambres en seront équipées. La sécurité sera réelle ; si j’étais dans le privé, je ne me poserais pas la même question », lâche-t-il. Puis il développe un autre argument : « Dans le nouveau lieu, nous faisons des chambres de 21 mètres carrés, plutôt que 14 mètres carrés avant. Tout va augmenter, en confort et en qualité pour le personnel, et pour les résidents. Chacun aura une salle de bains. En plus, j’aurai des médecins de coordonnateurs sur place. Le fait de construire un gros établissement permet de réduire les coûts, et cela permet en parallèle une qualité de construction. »

Certes, mais qu’en pensent les résidents ? « Ils sont ravis, quand ils ont appris que leur chambre serait plus grande. Ils ont été associés dans le cadre du Conseil de la vie sociale, et dans les groupes de travail. Les acteurs de terrain également. Côté municipalité, nous avons travaillé dans une forte proximité. Quand j’ai été défendre le projet devant l’Agence régionale de santé, le maire et le député sont venus avec moi pour le défendre également. Et puis, il y avait d’autres arguments. Avec ce projet, on redonne naissance à un quartier de vie, en plein cœur de Saint-Amand, à près de 500 mètres du centre-ville. C’était un quartier qui était en pleine déshérence, il y a eu une faïencerie, puis une pompe à essence, puis rien. »
On insiste encore : n’y a-t-il quand même pas un risque de bâtir un monstre gériatrique ? « Non. Il ne faut pas se laisser tromper par le chiffre de 300 lits. Ce n’est pas un monstre, ce sont trois blocs de 28 unités de 20 lits, avec leur propre restaurant, leur propre salon de coiffure, etc. Et puis, je le redis, je pesais déjà les 300 lits aujourd’hui en regroupant les trois Ehpad, mais c’était sans sécurité. » Le temps des Ehpad n’est-il pas pour autant révolu ? « On en parle depuis tout le temps, avec le maintien à domicile. Mais je prends mes 300 résidents, à peine quelques-uns pourraient être à domicile. Nous sommes un Ehpad public, dans le privé, ce serait différent. Nous, on n’a rien à voir. Moi, j’ai un budget, on est dans un monde très différent de celui des Ehpad à but lucratif. » Quant aux résidents, ceux qui le peuvent et le souhaitent travaillent sur les unités de vie, vont voir la chambre témoin. Le Conseil de vie sociale a eu son mot à dire.

Bref, à ses yeux il n’y a pas de crainte à avoir un effet taille. « Ce que je crains, avoue-t-il, ce sont des difficultés de chantier. On doit ouvrir en mars 2023. Or avec la guerre en Ukraine, il y a de la tension sur le bois, sur l’acier. Cela va impacter le calendrier. En plus il peut y avoir d’autres répercussions. Un des lieux que l’on ferme est repris par le lycée. Le pourra-t-il à temps ? »

Philippe Caucheteux, l’architecte

L’homme se défend, répète qu’il ne prend que des dossiers où il a le sentiment d’apporter quelque chose : « Je suis libre de ma commande. Avant, c’était une friche. Nous allons redonner vie à un lieu central qui était déserté. » Un Ehpad de 300 lits ? « Non, ce n’est pas une hérésie. Le gros problème, c’est la solitude des personnes âgées », insiste-t-il. « Je porte toute une série de valeurs, j’enseigne à l’université catholique de Louvain. On peut faire, avec ce projet, une usine à vieux ou, à l’inverse, quelque chose de très bien. J’en suis convaincu. »
Et Philippe Caucheteux livre quelques éléments de ce changement à venir : « La lumière naturelle, c’est essentiel. C’est un confort. Mon travail a été de l’amener. C’est un bien-être et pour cela, le paysagiste est important dans ce projet, car les résidents regardent à l’extérieur. » Autre avantage indéniable, la taille des chambres : « Aujourd’hui, le coût du logement est devenu tellement insupportable que l’on fait des logements de plus en plus petits. Là, on peut mutualiser. Vous avez 40 mètres carrés, et un séjour de plus 90 mètres carrés. C’est vraiment un plus. Nous avons une cuisine pour 300 repas, et de ce fait, nous avons les moyens de faire comme dans un restaurant étoilé. »

Tout le projet repose donc sur trois lieux distincts, avec une rue passante. Voilà ce que décrit le formulaire de présentation du projet : « Le parti général repose sur la recherche de clarté et lisibilité spatiale dans la mise en œuvre d’un programme ambitieux, surtout en termes de nombre de résidents rarement programmé dans ce type d’établissement. Par analogie à la forme d’un village, les activités se structurent autour d’une place centrale animée, entourée de lieu d’animation, de restauration, de bar, coiffeur, magasin, administration, médecins… Cette place est globalement minérale et ombragée, de manière à accueillir diverses terrasses extérieures, bancs publics et un jardin d’enfants.
Un lieu de cultes se trouve au croisement de cette place et d’une large rue. Cette artère principale dessert dans des directions opposées deux quartiers paisibles, à vocation principalement d’habitat implanté autour de grands jardins, en moyenne de 700 m2. Les équipements propres à cette échelle de quartier s’ouvrent également sur ces jardins en forme de patios ouverts ou fermés. »
Le formulaire poursuit : « À la suite du hall d’entrée, le long de cette rue, un mur d’exposition est prévu pour présenter des objets souvenirs de la vie des résidents. Des expositions temporaires pourront s’y tenir. Cet axe essentiel de l’organisation de l’Ehpad dessert les circulations verticales des étages. Sur cet axe, des baies sur l’extérieur apporteront une abondante lumière naturelle, avec des vues sur la place extérieure et le parvis extérieur. » Ou encore : « Nous avons remarqué dans nos projets qu’un apport important de lumière naturelle dans les espaces de jour a un effet bénéfique sur le comportement des résidents atteints de troubles du comportement. Le personnel constate un calme et une tranquillité plus importante des résidents, avec moins de déambulation et une baisse sensible de la consommation de médicaments. »

Les chambres ? « Aménager les chambres pour qu’une personne qui doit rester alitée puisse observer le paysage de son lit, et au rez-de-chaussée dans l’UVA, les baies seront vitrées quasi jusqu’au sol (35 cm) pour une meilleure vision de l’environnement (plantations, mouvement des personnes…). D’une façon générale en ce qui concerne les chambres, l’objectif a été d’éviter le traumatisme de la séparation avec leur vie antérieure, en permettant aux personnes accueillies de reconstituer un « chez-soi ». La décoration (revêtements muraux, éclairage…) sera choisie pour donner un aspect plus logement, alors que pour les circulations un aspect plus neutre et plus consensuel sera donné. » Et enfin, « les patios garantiront un bien-être au sein du bâtiment par des vues agréables et un apport de luminosité naturelle supplémentaire. Ils sont de grande dimension, de 500m² pour le plus petit à 900m²… Les patios jardin seront prévus pour que les résidents puissent y aller quand ils le souhaitent pour pouvoir leur apporter fraîcheur et tranquillité. Des terrasses en pavés béton marquent les entrées et sorties des patios, des cheminements en résine colorée et perméable permettent la déambulation vers des zones de rencontre. Sur ses zones, des bancs sont installés au milieu des plantations, apportant des odeurs et des couleurs généreuses. Chaque patio sera équipé de jardinières thérapeutiques en vue d’activités sensorielles et de détente, de fontaines ainsi que d’un éclairage d’ambiance. »
Enfin, conformément à l’air du temps, cet Ehpad « favorisera la biodiversité du lieu par une valorisation du cycle de l’eau (revêtements 100% infiltrants sur l’ensemble des espaces extérieurs, récupération des eaux de pluie, fontaines, étang), valorisation du cycle de l’air (les plantations d’arbres et d’arbustes sur l’ensemble du site et à proximité des chambres diminuent la concentration en CO₂ et particules fines). Il diminue aussi les îlots de chaleur en apportant fraîcheur par leurs évaporations, et la valorisation de la faune (au-delà des ruches, des enclos pour animaux, la végétation réalisée par différentes strates, muscinale, herbacée, arbustive et arborée) est caractérisée par un microclimat et une faune spécifique. »

Est-on convaincu ? L’architecte, comme le directeur de l’hôpital, insistent sur le retour très positif des résidents au regard du projet, sur le fait aussi que le Conseil de la vie sociale a été largement sollicité et intégré dans les démarches. Joint, le conseiller régional Jean-Michel Michalak fait aussi part de son soutien : « Je le vois, la priorité aujourd’hui est certes le maintien à domicile avec des aides et c’est la principale demande que j’entends. Mais voilà, les résidents rentrent dans les Ehpad de plus en plus tard, et dans un état très dégradé. »

Éric Favereau

Francis Carrier, GreyPride

« Sur le papier, l’Ehpad de Saint-Amand propose les dernières normes en termes de construction respectueuse des règles environnementales. Mais nous le savons tous, la qualité de vie vient avant tout des budgets qui seront alloués à son fonctionnement et du nombre de salariés aidants/soignants qui y seront affectés. La sécurité n’est pas une fin en soi. On a vu à quels excès a donné lieu l’aspect sécuritaire mis en avant pendant cette période de Covid, se soldant par l’isolement des vieux dans la plupart de ces établissements.
Ce projet décrit une jolie architecture, des bienfaits pour la redynamisation de la commune, mais dans son expression, comment ne pas s’interroger sur le fonctionnement et la liberté des résidents à vivre une vie dans le respect de leur identité ? Certes, on a consulté les Conseils de vie sociale, et on a demandé leur avis aux résidents. Mais cela reste insuffisant face au risque qu’une usine à vieux de cette taille fait courir en termes de prise en charge. Comment pourra-t-on assurer une approche humaine et respectueuse des individus dans un lieu dans lequel circuleront des centaines de salariés anonymes ?
Les attentes, les besoins des résidents devraient être à l’origine du projet et faire l’objet central du cahier des charges. Où sont-ils ? »