Voilà un dialogue inédit, sincère, impressionnant de justesse. Nous sommes dans un petit bureau de l’hôpital Necker. Il y a le père, chirurgien hier. Il y a la fille, neuropédiatre. Tous les deux ont été ou sont très engagés dans la vie de l’hôpital public. Et tous les deux parlent. « Depuis 40 ans, j’ai travaillé comme chirurgien des hôpitaux et en même temps, je me suis engagé dans la défense syndicale de l’hôpital« , raconte ainsi François Aubart. « J’ai eu la chance d’avoir exercé longtemps comme chef de service d’équipes chirurgicales et soignantes à l’engagement exemplaire. Puis, avec l’espoir d’apporter au sein de l’administration une « expérience terrain », je suis parti comme conseiller du Directeur général de la santé puis auprès de deux directeurs d’Agence régionale de santé. » Mélodie Aubart, elle, est neuropédiatre à Necker, le temple de la pédiatrie française. Elle se bat depuis des semaines pour soigner au mieux ses enfants malades dans un service de pointe, service pourtant fortement déstabilisé par les crises successives. Tous les deux résistent. Ont une même foi pour l’hôpital public. Et tous les deux sont terriblement inquiets.
Mélodie Aubart : En pédiatrie, ce qui se passe, est sans précédent : 15 à 20% de lits fermés avant l’hiver, ce n’est pas un choix, c’est par manque de personnel. Une fuite pareille, c’est inédit. Est-ce en partie lié au Covid ? Oui et non, car il y avait déjà des lits fermés avant le Covid, il y avait eu des alertes parce qu’on n’arrivait plus à prendre en charge les enfants comme on le devait, notamment les patients avec maladies chroniques. On commençait à modifier nos critères d’hospitalisations ou ceux de sortie pour des raisons qui n’étaient pas purement médicales mais pour des raisons de places contraintes. Et cela, depuis au moins 2019. En pédiatrie, ce n‘est pas le Covid qui a fait partir du personnel car les services n’ont pas été impactés, même si certains soignants sont temporairement partis aider chez les adultes. Mais, en plus de départs massifs de soignants de l’hôpital, il y a eu en 2021 et 2022 très peu de sorties d’écoles d’infirmières. Cet impact-là est nouveau. Après, dans les autres pays, on retrouve le même constat en pédiatrie, que ce soit en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis, etc. Bref, la crise est inédite mais le Covid n’a été qu’une goutte d’eau supplémentaire.
C’est la structure humaine qui est proche de s’écrouler
François Aubart : Aujourd’hui, après les crises successives de l’hôpital, après les réponses rustines de la techno-économocratie, c’est la rupture ! Pourquoi ? Les marges, les soupapes ont progressivement disparu. Longtemps, l’hôpital a pu résister, s’adapter, tenir le coup, il y avait des étais, des médecins et des soignants « Shiva » qui, avec leurs multiples bras, arrivaient à colmater les brèches. Maintenant, le manque, notamment de personnels, est partout. C’est la structure humaine qui est proche de s’écrouler.
Quand en est-on arrivé à ce point de rupture ?
M.A. : Pour ma part, je pense n’avoir connu et n’avoir vécu qu’un effondrement continu de l’hôpital. Je n’ai pas connu le temps des marges de manœuvre. J’ai été interne en 2009, cheffe de clinique en novembre 2015. J’ai connu les services de pédiatrie juste avant que l’on ne ferme des lits. À l’hôpital Louis Mourier, j’étais interne en pédiatrie et des lits ont commencé à être fermés. Pas un peu, la moitié ! Dans ces services de pédiatrie d’hôpitaux généraux, les responsables disaient : « Vous n‘êtes pas plein, il faut fonctionner à flux tendu, on vous ferme des lits. » Et comme ça, partout, on a accepté de modifier nos critères d’hospitalisation et de sortie d’hospitalisation pour s’ajuster à la contrainte permanente. De temps en temps avec un bénéfice pour les patients. Le plus souvent en rognant sur l’éducation thérapeutique, la sécurité, ou en remettant aux parents la responsabilité de certains soins. Aurions-nous dû nous en indigner plus dès ce moment ? Probablement.
Maintenant, dans mon service d’un CHU, on a en théorie 25 lits et on a obtenu d’avoir 10 lits supplémentaires l’année prochaine, mais cela fait plus d’un an que l’on fonctionne en arrivant à maintenir ouverts seulement 20 lits. On sait qu’il en faut plus, mais on ne peut pas y faire face, nous manquons en permanence d’infirmier-es.
Et face à cela, depuis mes débuts, je n’ai entendu et connu qu’une réponse économique : l’hôpital, le service, doit être rentable. Avec ma sœur, mon père nous avait dit « Ne faites pas médecine, l’hôpital public va dans le mur ». J’avais alors 15 ans. Il nous avait également expliqué l’abondance en médecine, c’est fini ; il faut et il va y avoir des règles économiques. Et depuis que j’exerce, je n’ai connu que cela.
F.A. : Concernant les règles « économiques », il faut préciser que ces règles sont aussi technocratiques loin de la réalité vécue par les malades et des prises en charge soignantes. Deux exemples pour l’illustrer. Il y a quelques années, quand nous avions encore un peu de marge de manœuvre, on pouvait, en cas d’absences prolongées, solliciter un pool d’infirmières payées par l’hôpital. Elles connaissaient l’hôpital et étaient impliquées. Lorsque ce recours au pool a été largement supprimé, ce n’était pas simplement la suppression qui a été catastrophique, ce fut le recours, en substitution, à « l’intérim privé ». Des intérimaires surpayés, trop souvent peu motivés.
Autre exemple : « on » a développé le travail « en 12 heures » des soignants dont beaucoup travaillent donc sur 3 jours par semaine. Alors, le soignant, par ailleurs insuffisamment rémunéré, dispose de jours disponibles ; il va faire de l’intérim… souvent dans la clinique d’en face ! Cela s’appelle des « vacations », elles sont assez bien vues mais elles engendrent de la fatigue et des rivalités. Pour l’organisation et le financement de l’hôpital, ce sont des critères techno-économiques qui ont prévalu. Et tout cela sous une pluie permanente de circulaires, arrêtés et autres décrets assaisonnés de moult réunions et de cabinets conseils ! Absurde.
On a basculé dans des soins dégradés chroniques
M.A. : Les équipes de remplacement à Necker existent mais quasiment uniquement l’hiver, pour permettre d’ouvrir une partie de l’unité de bronchiolite, car autrement on n’avait pas assez de monde.
La pression économique à l’hôpital, c’était aussi vivre des situations, où l’on nous disait qu’il fallait hospitalier les patients deux nuits – et non pas une seule – car autrement, cela coûterait de l’argent au service. On apprenait cela quand j’ai commencé. On apprenait à pratiquer la médecine de cette manière. La « vraie vie », quoi. Mais c’est devenu de plus en plus intenable quand ce type de fonctionnement s’est heurté à des prises en charge de plus en plus dégradées : on n’allait pas garder l’enfant deux nuits à l’hôpital pour des raisons financières, car d’autres attendaient, alors on les faisait sortir. J’ai senti ce basculement, juste avant le Covid, j’ai senti ce moment où les critères économiques se sont heurtés avec le soin minimum. Et cela, nous l’avons vécu de plein fouet, tous, ce moment où l’on tombe dans le soin dégradé. 2018, je dirais. Au point qu’en 2019, nous n’avions jamais vu cela, c’était tout l’hôpital qui était dans la rue pour témoigner de ces soins non adaptés et réclamer des mesures d’attractivité pour les infirmier-es notamment.
Depuis ? Arrive le Covid, on a des lits fermés, on a basculé dans des soins dégradés chroniques, continus même. Plus personne ne dit qu’il faut hospitaliser plus ou moins en raison de critères économiques. En ce moment, c’est « faites ce que vous voulez » pour que ça passe. L’administration est dépassée, évoquer de faire des économies est plus compliqué : le seul objectif des administratifs est qu’il n’y ait pas d’accidents, pas de morts. C’est le seul argument. Mais en même temps, on continue de maltraiter les soignants, on change les plannings, on augmente le nombre de patients par infirmier-e, on pousse les heures supplémentaires au maximum. Il faut tenir chaque jour, on a l’impression qu’il n’y a aucune vision à moyen ou long terme.
F.A. : Ce que dit Mélodie renvoie par exemple à l’absurdité des conditions du « virage ambulatoire », notamment chirurgical. On prend en charge en une seule journée ; la médecine de ville va prendre le relais. Pourquoi pas, dans certains cas ? Mais quelle absurdité dans la mise en œuvre. Pire, le virage a été institué de façon péremptoire sans se soucier de l’impact. Par exemple, nos technocrates n’ont pas pensé qu’après avoir rendu ambulatoires (et c’est souvent positif) les patients aux pathologies et prise en charge simples, il n’allait rester à l’hôpital que les patients les plus lourds, les plus complexes, les plus difficiles médicalement et socialement. Et cela, avec moins de lits et un personnel moins nombreux pour s’en charger puisque l’objectif est d’économiser… Qu’importe ! Des technocrates l’ont décidé, ils l’ont fait et la crise s’est accélérée.
M.A. : Désormais, c’est de l’ambulatoire contraint. Peut-être est-ce ce que certains voulaient. Faute de lits, on ne prend plus les hospitalisations programmées. On fait de l’ambulatoire et ce qui était en hôpital de jour passe en consultation. C’est un virage de l’ambulatoire, sans choix. Et cela a coulé, comme dit mon père, les services d’hospitalisation : les patients qui restent sont ceux qui ne pouvaient pas passer en ambulatoire, dont ceux avec les soins les plus lourds, tout ça avec moins d‘infirmières. Donc leur travail est plus dur. Trop dur. Et elles partent.
Et les médecins ont déserté…
F.A. : C’est un problème à regarder en retirant les lunettes technos. Il y a quarante ans, il y avait déjà 25% de postes vacants ! Aujourd’hui, il y a toujours 25% de postes vacants mais 25% d’un corps de médecins hospitaliers titulaires qui, en apparence, a considérablement augmenté. Avec les lunettes technos, tout va bien. En vérité, ces créations de postes de praticiens titulaires l’ont été pour beaucoup par substitution à de postes précaires et de vacataires. Dans la vraie vie, on a supprimé des bras et des compétences. Les départs et la perte d’attractivité pour l’hôpital ont fait le reste.
M.A. : J’entends que les médecins s’en vont car il y aurait une crise des valeurs. Oui, ils s’en vont, mais parce qu’ils n’en peuvent plus, ils ressentent une culpabilité et c’est un découragement qui va au-delà des valeurs. Et les jeunes, eux, sont déjà une génération sacrifiée. Ce que sont en train de vivre nos internes et nos chefs de clinique/assistants est si intenable qu’ils vont partir en courant de l’hôpital. Ils ne vont pas rester. Comment supporter d’avoir appris à travailler aussi mal, comment accepter qu’il y ait une telle différence entre ce qu’ils apprennent dans leurs études et ce qu’ils font dans la réalité ? C’est impossible à supporter. Attendre douze heures pour un patient dans un couloir, ou appeler des patients pour leur dire qu’ils ne peuvent pas les prendre, ou renvoyer chez eux des patients en pensant qu’ils devraient les garder à l’hôpital… et puis les centaines de mail auxquels ils doivent répondre car ils gèrent aussi les patients chez eux, à domicile. Voilà une génération qui ne restera pas à l’hôpital car elle ne veut pas accepter de faire du soin comme elle le fait actuellement.
Mais n’y a-t-il pas une responsabilité des médecins aînés qui ont réagi tardivement ?
F.A. : Sûrement. Dans les strates de la bureaucratie, il y a des médecins. Mais dans l’administration de la santé et à l’Assurance-maladie, ces médecins sont rares à avoir une expérience clinique, et donc rares à percevoir l’impact des décisions prises « en réunions ».
Et à l’hôpital, ce qui me frappe, c’est que trop de chefs de service se sont peu à peu désengagés. Ils sont aujourd’hui désabusés. Ils accueillent des jeunes et ils leur partagent un manque d’enthousiasme. Beaucoup se disent abandonnés et ils ont abandonné.
En évitant de trop regarder dans le rétroviseur, un constat : comme nombre de médecins chaque matin, quand j’arrivais dans le service, j’avais l’impression de devoir, avec l’équipe, remonter des pans de murs ; et on le faisait ; cela était exigeant mais motivant. Motivation aussi de travailler dans un hôpital ascenseur social, de travailler là où se fabrique la connaissance, le savoir. Force est de constater que cet engagement est moins là. Beaucoup ont lâché.
M.A. : Sur les médecins, j’insisterais beaucoup sur les grands changements dans la formation, entre autres avec l’internat pour tous. On a normalisé au maximum les études de médecine, maintenant, l’étudiant avale des recommandations par cœur, l’intuition ou l’art médical ont presque disparu.
Cette génération s’est confrontée à la génération précédente. On nous a appris en boucle que pour bien soigner, il fallait suivre les recommandations de bonnes pratiques. Or aujourd’hui, on n’a pas les moyens de les faire. Moralement, l’impact est fort. Il n’y a pas de rancœur, tout le monde est dans la même galère, mais il y a eu tromperie. Ce n’est pas cela, disent-ils, que l’on nous avait promis.
J’ai conscience d’avoir connu un temps révolu où la parole médicale était écoutée
Qu’en est-il du poids de l’administration ?
F.A. : Un constat d’abord : l’administration, c’est l’arbre qui cache la forêt. Derrière le mot d’administration, Il y a d’abord la foultitude de bureaux ; il y a derrière les cabinets-conseils qui font l’actualité. Je les ai connus depuis vingt ans, implantés à tous les étages, du cabinet du ministre aux agences de santé nationales et régionales et bien sûr, dans les hôpitaux. Tantôt marchands du temple, tantôt paratonnerres, rarement porteurs de vraie plus-value. Quant à l’administration hospitalière, notamment les chefs d’établissement, j’y ai connu des personnalités aidantes et attachées au service public mais pour beaucoup, leur sujet c’est la carrière. Pour ma part j’ai conscience d’avoir connu un temps révolu où la parole médicale était écoutée.
M.A. : Aujourd’hui, les chefs de service ne sont parfois plus informés ou tardivement de décisions pour leur service. Des exemples ? Les cadres de soins vont déposer des projets de soins et les chefs de service ne sont pas au courant. C’est un comble, mais c’est ainsi, les orientations de soins ne sont plus prises par les chefs de service. On nous dit « ce qui concerne les médecins, c’est vous, tout le reste, ce n’est plus vous ». C’est cela. Les objectifs de santé et d’organisation ne sont ainsi plus discutés. Les cadres se sont un moment crus les rois du monde car avec un pouvoir de décision. Aujourd’hui, même eux sont dépassés. Il y a toujours un étage de plus, avec la création des pôles et des départements médico-universitaires (DMU). Il y a toujours une strate au-dessus, il y a toujours un cadre encore plus supérieur. Pour commander du papier toilettes, il faut demander l’autorisation à la cadre d’en haut. Même eux ne savent plus quoi faire. Les dépositaires d’une vision globale pour un service ont disparu.
F.A. : Qui est responsable ? La responsabilité est dissoute, cachée apparemment dans un mille-feuille. Le corps médical n’a pas la même temporalité qu’un directeur d’hôpital, qu’un directeur général d’ARS ou de l’AP-HP et encore plus qu’un ministre. Les médecins restent, les autres passent vers le graal de la promotion, notamment en CHU. Les directeurs d’hôpitaux sont notés par le directeur général de l’ARS qui est noté par le ministre, carrière à la clé.
M.A. : Il y a aussi le fait que la société n’a pas pris au sérieux l’effondrement de l’hôpital. Un jour, on nous a applaudi au balcon et un autre, les mêmes qui applaudissaient vont être d’une passivité incroyable. L’hôpital n’appartient pas aux médecins, mais à la société française. Depuis des semaines, on dit, on écrit qu’il n’y a pas assez de lits en pédiatrie pour soigner les enfants, et les gens ne réagissent pas. Et certains nous disent même « nous aussi, c’est dur dans notre travail ». À l’hôpital, c’est dur pour nous, mais c’est aussi dur pour les patients. Et les patients, ce sont les citoyens.
Quant à la direction, elle dit « merci de ne pas faire de morts », par peur d’être responsable d’un accident.
F.A. : Cela explique les annonces de gestion de crise par la communication d’opportunes enveloppes financière supposées maîtriser les incendies.
En 2023, nous ne pourrons pas faire face
Et demain ?
M.A. : Je suis plus que pessimiste pour les années à venir. C’est trop tard. Là, on va passer, peut-être, la bronchiolite. Au mieux, on aura trié correctement, les conséquences seront diluées, non quantifiables, mais réelles. Mais voilà, nous ne sommes pas dans une situation où il suffit de tenir le coup. Le pire est à venir. En pédiatrie et à l’hôpital, on connaît la suite. C’est mathématique : des gens (médecins, personnels soignants), après une crise pareille vont partir de l’hôpital, ils ne seront pas remplacés. Et en 2023 nous ne pourrons pas faire face. Et puis surtout, tous ceux qui sont partis sont partis avec leur expertise. Les expertises diminuent et disparaissent à vue d’œil. Or l’expertise ne s’improvise pas, il faut des années pour la remplacer. Et face à ça, on voit déjà la mortalité infantile qui remonte. C’est mécanique et parti pour durer. Au mieux, on peut penser qu’un jour ça s’améliorera, mais aurai-je le temps de le voir ?
F.A. : Il me semble que les rares personnalités politiques, notamment les présidents, qui ont fait quelque chose pour la santé des gens sont ceux qui avaient des liens de proximité avec la maladie et/ou le handicap. Aujourd’hui, pour décider, nous avons souvent de jeunes technocrates, en pleine vie, en pleine santé et tant mieux pour eux. Et puis que pèse un ministre de la Santé, fût-il celui de la prévention, dans les arbitrages, notamment financiers ?
L’avenir, derrière le miroir, est pour le moins sombre.
Recueilli par Éric Favereau