Différent, neurodivers, malade, fou ? Nommer ou prendre soin ?

Pierre Sadoul

Depuis très longtemps, j’oserai dire depuis la nuit des temps, on ne sait nommer les personnes malades. Le mot fou est chargé d’un poids ancestral de peur et de rejet.

Ne serait-ce pas, parce qu’il touche en chacun de nous, en chaque personne, en chaque individu, un « point » hypersensible et… inquiétant ? La part de nous-mêmes, la part en soi, d’inconnu, de non-contrôlable, qui nous échappe, une part étrange, qui peut nous inquiéter, voire nous effrayer. Le danger, la dangerosité si volontiers exhibée lors de chaque drame, fait divers, touche en chacun de nous, réveille des peurs communes et intimes.
N’y a-t-il pas là ce que Sigmund Freud a su nommer en 1919 L’inquiétante étrangeté ? L’Unheimlich, en allemand, ce mot traduit par le familier – heimlich – et le non-familier – un-heimlich.
Dans le langage courant, le sens populaire, ce mot fou, ou même celui de malade, trouve des usages banaux et simples. Ne dit-on pas facilement lorsque, pris par une rencontre inouïe avec un être aimé, synonyme d’une passion révélée, « Je suis fou amoureux » de cette femme, de cet homme ; et aussi « Dès qu’il/elle n’est pas là, j’en suis malade ! ». Il y a là dans ces énoncés simplissimes à la fois ce qui est venu nous surprendre dans la banalité quotidienne de notre existence mais aussi ce qui peut être source de souffrance. Voilà à quoi renvoie une rencontre, une Passion. La passion évoquant évidemment aussi la référence religieuse à cette rencontre entre foi, amour et souffrance traversées par le Christ !

L’exigeante quête de diagnostic

Nous voilà peut-être bien éloignés de notre propos initial… Mais peut-être pas ! Car à quoi avons-nous affaire dans les discours sur les pathologies psychiques avec ces désignations qui prennent des tours de recherche ou d’affirmation quasi identitaire, pour répondre et nommer à la question du Qui suis-je et aussi mais surtout, Qu’est-ce qui m’arrive, Qu’est-ce que j’ai ?Nous sommes là confrontés à ce trouble qui touche l’être, l’identité, et l’avoir, qu’est-ce que j’ai. Donc surgit alors cette demande actuellement insistante, cette quête exigeante du DIAGNOSTIC !
Demande exigeante, plainte à l’adresse des professionnels, des docteurs, demande qui apparaît cependant comme quelque chose d’éminemment légitime face à l’irruption d’un malaise, d’un mal-être, d’une souffrance morale : qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce qu’il-elle a, qu’est-ce qu’a mon enfant ? Demande bien évidemment légitime. Lorsque l’on est confronté soi-même mais surtout l’entourage, les parents au premier chef, à une souffrance, à des propos irrationnels, des paroles surprenantes, incongrues, folles, un mal-être, ou encore des manques, des difficultés immenses, tels que l’accès à la parole, des déficiences inquiétantes, des altérations physiques, psychopathologiques, parfois insupportables, sorte de malheur qui s’abat sur un proche et pire encore sur un enfant, car c’est immédiatement la question essentielle du devenir qui éclate.

Car cette demande d’explication, de cause, devenue pressante dans la sphère personnelle, dans la rencontre avec un médecin, un psychiatre, est reprise par des politiques, des médias, la société, depuis maintenant près de deux décennies. Elle a d’abord surgi à propos des enfants. Et du constat de maltraitance dans de nombreuses institutions spécialisées, parfois totalement inadaptées, tels les hôpitaux psychiatriques, mais aussi des institutions du médico-social, dans un souci de prendre en compte la détresse des parents, des proches, détresse captée par certains psychiatres en quête de notoriété et se parant d’une scientificité qu’ils/elles affichent derrière des titres universitaires.
Je dirai qu’il y a eu ce moment, car ce fut un moment particulier, une sorte de bascule dans le débat public, dans l’émergence prise par les médias, de l’ampleur et de l’écho médiatique, des découvertes de la génétique, au travers des recherches sur le génome, des hypothèses scientifiques – j’insiste sur le mot hypothèse , des avancées – ou supposées telles – neuroscientifiques, et de l’irruption des thérapies comportementales comme solutions efficaces et rapides aux comportements révélant des pathologies, de moins en moins nommées maladies, mais désignées alors comme troubles (cf. la place prise en France et dans le monde par le DSM – Diagnostic Statistical Manual – américain en remplacement de la CIM – Classification internationale des maladies).

L’immense promesse des neurosciences

C’est dans ce débat, que sont apparus les termes de neurodiversité et de neurodifférence, succédant aux Troubles neuro-développementaux dans le champ de l’enfance et de la pédopsychiatrie.
Comme l’a récemment énoncé Bruno Falissard dans un raccourci amusant mais particulièrement explicite à propos de la vogue du terme de neurodiversité, de la neurodifférence : « On est passé au neuro-tout au moment où les neurosciences ont fait plouf » ! Ce moment est aussi apparu dans une période très idéologique, où l’Histoire a basculé, où les histoires singulières devenaient de plus en plus négligeables, sans intérêt, où le psychisme, la pensée, l’intériorité devenaient quelque chose qui basculait du côté du privé, du personnel, de l’intime et devait être rangé dans les armoires, dans les malles du passé, voire dans des oubliettes.
Ce fut la période de la virulence des attaques contre « la » psychanalyse, moment très politique en fait, qui paradoxalement rejoignait la montée en force de l’individualisme, de l’exaltation de l’identité de chacun. Attaques virulentes et très médiatisées contre la personne de Freud, celle de Lacan, leurs recherches leurs œuvres, leur « absolue non-scientificité », à laquelle on opposa la vertu et les promesses admirables de LA science au travers des promesses immenses des neurosciences. Le psychisme, la pensée disparaissent alors derrière le cerveau, l’organique pur et dur, dans une sorte de retour au XIXe siècle où les grands aliénistes trouvaient dans les théories de la dégénérescence, dans les autopsies cérébrales, leurs réponses au mystère majeur de la folie.

Actuellement dans ce même mouvement de dénonciation de la stigmatisation faite aux malades mentaux, de se déprendre de l’assimilation maladie = dangerosité, certains éminents personnages sont allés jusqu’à proposer de supprimer le mot de schizophrénie pour lutter contre la stigmatisation. Lorsque l’on est désemparé face à une situation… authentiquement politique, au sens du politique, on propose de supprimer, de faire disparaître un mot. Un autre mouvement porteur des mêmes bonnes intentions, s’appuyant sur les personnes autistes à haut potentiel, les personnes désignées, diagnostiquées porteur du syndrome d’Asperger, rejoint le mouvement anglo-saxon qui parle de « neurodiversité », de « neurodifférence ». Le mot de neurodivers, de différent, vient apporter une identité reconnue et affichée comme telle, revendiquée comme une fierté identitaire.

Une façon d’être au monde

Alors pourquoi pas ? Mais serait-ce le prix à payer pour être accepté comme on est ? Serait-ce à tout prix vouloir effacer cette tache indélébile de la désignation de malade ? Éradiquer le mot de folie lorsqu’il se pose ? Lorsque des patients m’ont interpellé à propos de la pathologie dont ils souffraient, des parents inquiets de l’état et des symptômes de leur enfant, je répondais « C’est une façon d’être au monde », mais j’ajoutais toujours la nécessité d’avoir un espace pour parler des questions qui les agitaient, un espace d’accueil, de soins, de soutien pour parvenir à repérer, à démêler tous les fils emmêlés dans la pensée, à formuler des hypothèses, face à ce brouillard qui parfois envahit tout et pousse à des actes incompréhensibles.

Dès lors, la question qui se pose n’est-elle pas celle d’abord de l’accueil et de l’hospitalité, l’acceptation de l’altérité, la nécessité de prendre soin de l’autre quel qu’il soit ?

Paul Machto