Discours fictifs de fous ou documents authentiques ? La fiction aime à mettre en scène les fous. On leur assigne des visages, on leur attribue des paroles, on leur dessine une histoire, le bal des folles de la Salpêtrière au XIXe siècle en est l’exemple type. Souvent, quand le roman est bien documenté, on n’y voit que du feu. On réécrit, on arrange, parfois même on ne fait que citer ; et pourtant, n’y a-t-il pas un problème à faire parler les fragiles, n’y a-t-il pas là une forme d’appropriation qui rejoue des situations de domination qu’on cherche pourtant à dénoncer ? Geste paradoxal qui, en 2024, peut légitimement générer une forme de colère.
Il y a des exceptions : consciente de cette dimension, l’écrivaine Joy Sorman publiait en février 2021 À la folie (Flammarion), après s’être immergée, pendant une année à raison d’une fois par semaine, dans un hôpital psychiatrique pour travailler, observer, vivre avec les personnes soignées et les soignants. Avant Joy Sorman, en 1905, un certain Francis Lemuel publie un récit fictif sur la vie au sein de l’asile de Ternes – que les éditions Florides helvètes ont eu la bonne idée de rééditer avec une riche présentation de Marco Cicchini.
Ce « roman » signé d’un pseudonyme a été rédigé par un homme de lettres, journaliste et chroniqueur suisse, Marc Christin, qui, après de nombreux déboires avec la justice comme faussaire en écriture, est interné à l’asile de Cery à Lausanne. Ces méfaits sont jugés pathologiques, le célèbre psychiatre Albert Mahaim estimant qu’il souffre d’une manie de l’escroquerie. Plutôt que la prison, on lui donc préfère l’asile.
Au cours de l’une de ses hospitalisations, l’écrivain rédige ce long texte relatant la vie quotidienne au sein d’un asile en ces premières années du XXe siècle. Son regard porte sur l’organisation, les soins et l’ensemble des patients et soignants ou encore les visites, comme dans l’extrait suivant :
« Ainsi, dans cette petite salle triste, se succèdent pendant deux ou trois heures, trois fois par semaine, des visiteurs et des malades. C’est parfois un va-et-vient presque ininterrompu, et les types variés, qui descendent des divisions pour se présenter à leurs proches, offrent souvent une diversité intéressante. Les uns bavards, prolixes, diffus, parlant, parlant, sans se laisser interrompre, sans répondre aux questions, sans paraître voir ni entendre, immobiles tels des automates posés sur un gramophone ; les autres, aussi verbeux, mais gesticulant, nerveux, agités, remuants, se levant de leur chaise pour se rasseoir et se relever ensuite ; ceux-ci renfrognés, silencieux, moroses ; ceux-là tristes, larmoyants, lugubres, ou bien, au contraire hilares, comiques, grimaciers, riant de rien, d’une mouche qui vole, d’un mot qu’ils ne comprennent pas, d’une pensée qu’ils ne sauraient formuler, d’un souvenir imprécis… Tous de véritables enfants, inconscients, irresponsables.
Et les infirmiers de service, en tablier blanc immaculé, surveillent d’un œil ce monde bizarre, prêts à emmener les mauvais, prêts à répondre aux visiteurs, donnant des renseignements, des indications, recevant les friandises, le tabac, les objets apportés pour leur malade et, entre-temps, babillant un brin avec quelques cuisinières ou quelques infirmières qui, fringantes, mutines, provocantes, avec, sur le sommet de la tête, le petit bonnet blanc, traversent la cour et sourient aux galanteries souvent, épicées, que leur adressent ces camarades. » (p. 137)
Christin va même jusqu’à publier, comme les médecins de l’époque, plusieurs facsimilés de malades.
La reproduction est commentée. Marc Christin semble prendre au piège ces psychiatres : cet écrit est-il celui d’un patient ou un document que le « faussaire pathologique » a produit ? L’auteur des Évincés – c’est le titre de cet étrange livre – semble affirmer que l’écrit brut de malade n’existe pas, qu’il est, comme l’hystérique de Charcot, une fiction médicale. Et Christin d’en rire ici.
« Un manuscrit de quelques pages écrites au crayon et portant comme suscription un « Messieurs les puissants de la terre » fit sourire le docteur. Il le déplia. C’était un sermon, mélange de religiosités et de hantise scientifique. L’auteur, un épileptique, fils de professeur de cosmographie et de morale, avait fait quelques études et assisté, sans doute, à de sérieuses conversations. De tout cela, des bribes incohérentes demeurées pêle-mêle en sa mémoire et il les utilisait en de longues homélies, solennellement déclamées devant ses compagnons de misère. Cette dernière œuvre portait comme titre « Le Monde entier » et contenait une planche, système élaboré par le malade. L’assistant lu quelques phrases puis jeta les feuillets au panier. Il se sentait fatigué ; néanmoins, malgré cette fatigue, il s’intéressait à ce dépouillement d’un courrier peu ordinaire.
Depuis quelques mois déjà, le docteur ne lisait plus de pareilles élucubrations, sachant à l’avance ce qu’elles contenaient. Mais ce soir-là, […] il prenait presque plaisir à retrouver dans ces écrits le souvenir de phrases entendues, évoquant, tout à coup, des visages accoutumés, des allures connues, des silhouettes familières. Ces gens, il les aimait, il les sentait abandonnés, évincés, et, en lisant ces élucubrations insensées, il lui semblait pénétrer plus avant et mieux dans leur pauvre moi, si désorienté, si terriblement déchu. »
Philippe Artières
Francis Lemuel, Les Évincés, Éd. Florides helvètes, 2024 (pp. 266-268).