26 juillet 2011, 16h30, bureau de Xavier Bertrand, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé, rue de Grenelle. Nous sommes cinq à avoir été conviés pour « réagir » au projet de loi « Transparence-Santé ». Un an après la médiatisation du scandale du Mediator®, celui qui fut deux fois ministre de la Santé veut taper fort, mais pas trop haut. On va donc oublier les décideurs, ceux justement qui ont failli en maintenant le Mediator® sur le marché et l’ont remboursé durant trente ans au taux le plus élevé, et se concentrer sur les experts et les prescripteurs. Là, pas de pitié : tout avantage d’une valeur égale ou supérieure à… dix euros doit être confessé sur la base Transparence Santé où tout un chacun peut aller vérifier la blancheur de l’expert ou du prescripteur. Laisser un collègue travaillant dans l’industrie régler l’addition d’un petit déjeuner amical vous vaudra d’être roulé dans le goudron sur les réseaux sociaux.
Plus blanc que blanc
Pour les commissions de l’Agence du médicament, c’est 1793 : tout lien, même alambiqué, avec une structure privée traitant du médicament vaut exclusion. Je me souviens avoir présidé à plusieurs reprises des commissions de sélection de ces experts et m’être étonné d’avoir vu le nom surligné en rouge (niveau le plus haut de compromission) d’un collègue qui n’était vraiment pas du genre à arrondir ses fins de mois. « Mais il est membre du comité éditorial d’une revue médicale ! », explique la déontologue de l’Agence du médicament. « Et cette revue publie régulièrement des essais cliniques de médicaments. »
Tandis que la base est lavée plus blanc que blanc, le gris du haut fonce encore un peu. Cela rejoint, in fine, les analyses de l’industrie du médicament qui sait depuis longtemps que choyer les prescripteurs et certains experts écoutés appartient à une stratégie du passé, peu efficiente à l’heure des biotechnologies et des autorisations de marché à plusieurs centaines de millions d’euros. Comme cela se décide en haut, il faut donc camper en haut. Cela avait été anticipé, en 2004, par la création du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) directement placé sous l’autorité du Premier ministre et permettant, en quelque sorte, à l’industrie pharmaceutique d’entrer au gouvernement. C’est aussi la banalisation des liens, directs ou par intermédiaires, avec les centres de décision de la République. Cela n’aurait rien de répréhensible si tout cela était transparent, si les plus hauts fonctionnaires et élus étaient tenus aux mêmes déclarations de liens d’intérêt que la base ou, mieux, à l’abstinence comme c’est la règle dans la plupart des pays anglo-saxons, États-Unis en tête, et, chez nous, à la Cour des comptes.
Connivences et mondanités partagées
En dehors de certains cas de délinquance en col blanc, le problème « en haut » est plutôt ce que l’on pourrait appeler la connivence, les mondanités partagées, les allers-retours public/privé ou les bi-appartenances permettant de peser sur les décisions ou les non-décisions. Cela a toujours existé mais devient aujourd’hui préoccupant du fait de la mise au rancart de l’expertise publique. Une décision est toujours, par définition, politique. La différence est qu’aujourd’hui, oubliés les commissions et autres groupes d’experts, elle se fonde le plus souvent uniquement sur des considérations ou des convictions politiques.
La crise de la Covid a précipité les choses au prétexte qu’il faut agir vite, sans être entravé par les lenteurs de l’expertise et les contradictions des données de la science. Et pourtant, c’est bien en situation de péril sanitaire, ou quand il s’agit des plus fragiles, que l’expertise et la transparence s’imposent ; plus qu’en temps « ordinaire ». L’expertise permet de gagner du temps et d’éviter le gaspillage de ressources précieuses. Quant à la transparence, elle est la meilleure arme contre les soupçons et le complotisme qui sont les meilleurs alliés du virus.
Les choses avaient mal commencé avec l’hydroxychloroquine. Si, dès mars 2021, une procédure d’évaluation « normale », on pourrait écrire « à l’ancienne », avait été mise en œuvre, par exemple un groupe d’experts et une étude indépendante, le débat aurait été réglé en un mois. La visite du président de la République à Marseille a refroidi les ardeurs. Ni le ministère de la Santé ni les agences d’évaluation, si sévères un an auparavant avec l’homéopathie, n’ont tenté quoi que ce soit. Plus de huit mois de débat stérile, de faux espoirs, de polémiques, jusqu’à ce que, lassés, on passe à autre chose.
L’affaire du bamlanivimab
Plus étrange et plus trouble est l’affaire du bamlanivimab, un anticorps monoclonal contre le virus de la Covid développé par le laboratoire américain Lilly. Fin février 2021, il obtient en urgence une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) et Olivier Véran annonce l’achat, sur ordre, par les hôpitaux français « de dizaines de milliers de doses ». Le prix annoncé se situerait entre 1 000 et 2 000 euros la dose, la multiplication est aisée à faire. Certes, en « temps de guerre », pourquoi ne pas stocker des munitions ? Le problème est qu’à cette date, personne de sérieux ne croit à l’intérêt du bamlanivimab. Fait inhabituel, la Société française de pharmacologie et de thérapeutique publie le 1er mars un communiqué rappelant que les résultats des études disponibles ne suggèrent en rien que ce médicament « pourrait potentiellement conduire à un bénéfice thérapeutique » et ajoute, perfide, « la gravité de la situation ne justifie pas l’abandon de la recherche de preuves ». De leur côté, la Société de pathologie infectieuse, le collège et le syndicat des infectiologues estiment, dans un communiqué du 12 mars, que « l’utilisation du bamlanivimab ne doit pas être recommandée en raison de l’absence d’intérêt clinique démonté dans les essais cliniques » ; pire, cette utilisation pourrait favoriser l’émergence de variants. Malgré l’avis des deux sociétés compétentes, le produit est acheté massivement et stocké. Jusqu’à ce que les hôpitaux reçoivent, début janvier 2022, via leurs agences régionales de santé (ARS), une note précisant l’absence « totale » (sic) d’efficacité thérapeutique du produit et demandant que les stocks soient détruits… Soit, ce que les experts, écartés des décisions, avaient prédit dix mois plus tôt.
En dehors de la gabegie et de la perte de temps, s’asseoir sur l’expertise et les données de la science fait courir un autre risque : celui du soupçon et du scandale. En effet, certains ont assez vite découvert qu’au sein de Lilly France, et plus précisément dans la structure concernée par la décision, travaille la mère de deux conseillers très proches du pouvoir. Le premier est conseiller technique à la présidence de la République, la seconde est, entre autres, cheffe du pôle Santé, solidarités et protection sociale auprès du Premier ministre et épouse du directeur de l’ARS Île-de-France. Pour un expert « de base », un membre de commission, un tel lien de parenté doit être déclaré et est visible, via sa déclaration publique d’intérêt, par tout un chacun. On croit bien volontiers le laboratoire Lilly France quand il affirme que la mère des deux conseillers n’a pas participé aux discussions concernant le bamlanivimab mais le « Sunshine Act à la française » laisse un goût d’inachevé.
Bernard Bégaud