Écrites sous forme d’histoires courtes, ces chroniques racontent ce que les nonagénaires (ou presque) d’aujourd’hui souhaitent donner à voir et à entendre de ce qui les anime, leurs craintes, leurs joies, leurs attentes, leur vie au quotidien. Des histoires anonymes et méconnaissables, publiées avec l’accord des intéressés pour que, dans le droit fil des objectifs de La maison vieille, ce continent qui reste si mal connu de la (grande) vieillesse le devienne un peu moins.
La cheftaine
La première fois que nous l’avons rencontrée, dans le cadre de nos entretiens de recherche sur la grande vieillesse, C. était au bord de ses 90 ans. Elle les fêterait quelques mois plus tard et la perspective lui en était visiblement déprimante.
« Il n’y a plus qu’une seule chose qui m’intéresse, c’est de mourir », nous lança-t-elle d’un air de défi. « J’aimerais être morte. Si nous avions une loi en France, j’y serais allée depuis longtemps… Il y a cinq ans, quand mon mari est mort. »
« Vous êtes triste ? »
« Non, je ne suis rien. J’attends que cela se termine gentiment. En espérant passer à côté des couches, de l’hôpital, de tout cela. En tout cas, je ne veux pas bouger. On ne déménage pas à mon âge. Et puisque je ne suis pas morte, je ne peux pas être mieux que chez moi. Aller dans une maison de vieux ? Sûrement pas ! C’est vrai que je suis un peu seule. Mais que voulez-vous, ils ont leur vie, tous ! Et depuis que mon fils est mort… il n’avait que 48 ans… je ne m’en suis jamais remise… mon mari non plus d‘ailleurs. Quand il était encore là, je n’avais pas envie de passer à l’acte. Il avait besoin de moi. J’ai toujours aimé faire plaisir aux autres. Maintenant, je ne suis plus utile à personne.
J’ai eu trois enfants, mais celui-là, c’était spécial, les autres, ce n’est pas pareil. »
Arriverait ce qui arriverait
Elle était accorte, vivait en ville, dans un appartement coquet, doté d’un balcon ensoleillé avec vue sur jardin, dans un de ces nouveaux immeubles résidentiels en forme de tour à l’allure souvent triste, venteuse et déshabitée. Elle allait encore faire ses courses seule, mais le quartier était peu commerçant. De toute façon, elle n’était guère intéressée à s’acheter grand-chose. En tout cas, peu de nourriture saine et consistante. Si elle sortait, c’était plutôt pour se ravitailler en quelques remontants, genre porto ou autres vins cuits, qu’elle sirotait à toute heure du jour. Elle les accompagnait volontiers de quelques cachets d’anxiolytiques, du moins le soir, nous avoua-t-elle de ce même petit ton provocateur et faussement fanfaron. Elle se les procurait en pharmacie, n’hésitant pas à trafiquer ses ordonnances ou à faire de l’œil au pharmacien pour en avoir un peu davantage. Cela lui permettait d’en garder une certaine collection par devers elle, histoire de pouvoir caresser l’idée à la fois effrayante et rassurante qu’elle pourrait un jour choisir de les absorber tous d’un seul coup d’un seul : arriverait ce qui arriverait.
La seule personne qui la rattachait à la vie, nous dit-elle aussi à l’époque, était l’un de ses petits-fils, Antoine. Bien qu’il fût le fils de sa fille avec laquelle elle ne s’entendait guère, elle l’aimait d’amour, et toute sa famille avec lui, particulièrement sa petite dernière, Charlotte. Malheureusement, il vivait à Singapour. C’était si loin ! Il lui avait fait promettre de ne pas faire de « bêtise ». « Cela me décevrait énormément de toi », lui avait-il chanté. Cela la tenait. Du moins, c’était ses dires.
Nous la revîmes à plusieurs reprises, dans ce même contexte, sur une période de deux ans environ. Sur le fond, son discours restait stable. Mais d’une fois sur l’autre, elle perdait à chaque fois un peu plus de poids, de vie et de gaîté aussi. Elle s’éteignait et devenait de moins en moins rigolote et cabotine. C’était triste de la voir dépérir doucement ainsi.
Revenez quand vous voulez
Puis un jour, nous apprîmes qu’elle avait été déménagée de force par sa famille en résidence autonomie pour personnes âgées. Elle était tombée chez elle, avait appelé les pompiers, ils l’avaient emmenée à l’hôpital. Les médecins avaient conclu à plus de peur que de mal, mais la famille s’était mobilisée et avait décidé que cela suffisait, elle ne pouvait plus rester seule chez elle. Ils avaient trouvé une résidence pour personnes âgées pas loin, dont ils avaient pensé qu’elle pourrait lui convenir, ils avaient subrepticement organisé son déménagement, sans prendre aucunement son avis sur les effets personnels qu’elle aimerait emmener avec elle, de peur qu’elle ne se mette en travers de leur décision. Et le jour de sa sortie d’hôpital, ils l’y avaient emmenée directement, alors qu’elle s’attendait à rentrer dans son appartement. Pour amortir le choc psychologique que risquait de lui provoquer ce brutal changement de vie qu’ils avaient décidé de lui imposer, ils avaient fait venir Antoine de Singapour. Il avait été mandaté par tous pour lui expliquer que l’on avait décidé et orchestré tout cela pour son bien.
Quelques mois plus tard arriva à nouveau pour nous le moment de la revoir. Notre protocole voulait en effet que nous suivions sur plusieurs années ceux qui avaient accepté de rentrer dans notre programme de recherche. Il s’agissait d’observer comment ils géraient leur avancée en âge et les choix que celle-ci ne manquait pas de leur imposer. C. s’était-elle habituée à sa nouvelle vie, elle qui avait exprimé si fort et souvent qu’elle était résolument contre toute institutionnalisation ? Dans quel état allions-nous la retrouver ?
Contre toute attente, elle nous apparut resplendissante dès le premier coup d’œil et comme ayant rajeuni de dix ans ! Prévenue de notre arrivée, elle s’avança à notre rencontre dans le hall de la résidence, tel un personnage de théâtre. Elle se tenait bien droite, le port altier, s’aidant pour marcher d’une canne ancienne à pommeau argenté, magnifiquement habillée et coiffée, jetant quelques coups d’œil subreptices autour d’elle pour vérifier l’effet qu’elle faisait. Elle nous emmena au « salon » et nous fit servir un café. Puis, elle se mit à raconter :
« J’aurai 93 ans au mois de septembre. C’est vrai que je ne voulais pas venir là. Mais la vie a choisi pour moi et bien choisi. Ils ne m’ont pas demandé mon avis. Mais finalement, ils ont eu raison. Je me suis fait deux très bonnes copines ici. Cela change la vie. Je m’entends très bien aussi avec les trois résidents hommes. Je les fais rire. Les femmes sont jalouses. Mais je m’en fous. Tous, on est comme une grande famille maintenant. Cela remplace la mienne qui me laisse tomber.
Mourir ? Très bien, si cela arrive. Mais je ne provoquerai rien. La santé ? Ça va, mais je ne vois plus jamais de médecin. Pour quoi faire ? »
Elle hélait tous ceux qui passaient, que ce soit les gens du personnel ou quelque résident. Visiblement, tous la connaissaient. Il faut dire que le lieu ne semblait pas suroccupé. « Ils ont des problèmes, nous dit-elle, ils n’arrivent pas à remplir. Nous les résidents, nous sommes inquiets, ils risquent d’être obligés de fermer si cela continue. Je m’entends très bien avec la directrice. Je n’hésite pas à lui dire ce que je pense. C’est moi le porte-parole des autres. Et puis, quand il y en a qui se disputent, on m’appelle. En général, j’arrive à arranger les choses. J’aime ça. Ici, je suis un peu la cheftaine. Cela me rappelle mon enfance. J’étais cheftaine chez les louveteaux. J’adorais cela. J’ai toujours été un peu commandeuse, j’aime jouer au chef. Oui, ma vie s’est bien arrangée. Vivre en communauté, s’entraider, j’aime cela. Mais pour ça, il faut aimer le contact humain. Sinon, il ne faut pas venir vivre dans ces lieux. Revenez quand vous voulez ! »
Véronique Fournier