Écrites sous forme d’histoires courtes, ces chroniques racontent ce que les nonagénaires (ou presque) d’aujourd’hui souhaitent donner à voir et à entendre de ce qui les anime, leurs craintes, leurs joies, leurs attentes, leur vie au quotidien. Des histoires anonymes et méconnaissables, publiées avec l’accord des intéressés pour que, dans le droit fil des objectifs de La maison vieille, ce continent qui reste si mal connu de la (grande) vieillesse le devienne un peu moins.
La bonne amie
Bientôt, il atteindrait 96 ans. « Ce n’est pas rien tout de même, je les sens, mon corps les porte bien », nous dit-il ce matin-là. Mais il avait l’œil vif, était bien mis, fringant, et ne les paraissait décidément pas. Il avait été médecin de campagne pendant plus de quarante ans, assisté de sa chère femme, il avait adoré ce métier. À 70 ans passés, il avait pris sa retraite et s’était inscrit à la Sorbonne. Pendant quelque temps, il y avait suivi avec bonheur des études de philosophie, théologie et autres, nous avait-il confié un an plus tôt quand nous l’avions rencontré pour la première fois.
Tous les jours, sans exception
Avec sa femme, ils avaient été vraiment heureux, ils s’étaient toujours bien entendus, ils n’avaient pas eu d’enfant, mais avaient accumulé suffisamment de biens pour s’acheter un appartement dans un quartier de la ville qu’ils aimaient. Ils avaient voyagé un peu. Bref, ils s’étaient aménagés une bonne petite vie, jusqu’à ce qu’elle se fasse « rattraper par Alzheimer ». « Cela a tout détruit, le malade et l’entourage », nous avait-il dit. Il avait tout fait pour la garder aussi longtemps que possible, mais avait bientôt dû se résigner à la « placer ». Il l’avait installée à l’Ehpad Korian du coin de la rue.
Le départ de sa femme l’avait anéanti. Depuis, la vie n’était plus la même, il ne s’intéressait plus à rien, ne sortait plus, ne voyait plus les copains, ne se faisait plus de repas, se nourrissait d’expédients tout préparés. Sa seule sortie consistait à aller lui rendre visite. Il y allait tous les jours, sans exception. Elle le reconnaissait encore, disait-il, et lui manifestait qu’elle était heureuse qu’il vienne. Ils ne faisaient pas grand-chose, il la sortait un peu dehors quand il faisait beau ou lui faisait la lecture. Korian ? « Oui, c’est bien, nous répondit-il, il n’y a rien à dire. Mais c’est cher ! Je ne sais pas comment font les gens, c’est plus cher que ma seule retraite. J’ai été obligé de vendre l’appartement en viager pour pouvoir continuer de payer. »
Je suis tellement content
En revenant le voir, nous étions un peu inquiets. Sa femme était morte quelques mois plus tôt et nous nous demandions dans quel état nous allions le trouver. Il commença par raconter le mauvais : la douleur d’avoir compris la mort prochaine, l’impossibilité d’accompagner les derniers instants du fait du Covid, et l’invraisemblable interdiction de funérailles dignes de ce nom pour la même raison : « Elle est morte seule, je ne sais pas comment elle a vécu ses derniers instants, cela reste terrible pour moi cette pensée après toutes ces années à s’être tant aimés. Et l’enterrement ! Bâclé, sinistre, nous n’avons eu le droit que d’être dix, à peine ! » Mais il poursuivit et nous dit ensuite le bonheur d’avoir rencontré une nouvelle bonne amie. Cela avait changé sa vie. D’ailleurs, c’était sa femme elle-même qui l’avait poussé dans les bras de cette dernière. « Elle nous disait : partez vous promener tous les deux, tu reviendras me dire au revoir après ! » C’est qu’il l’avait rencontrée à l’Ehpad. Elle y venait quotidiennement, elle aussi, pour visiter sa mère.
« Avec ma nouvelle, nous expliqua-t-il, j’ai trouvé quelque chose qui ressemble à de l’amour ! Elle m’aide moralement, et aussi dans les petites choses de la vie de tous les jours. On se téléphone tout le temps, plusieurs fois par jour. Et parfois, on sort ensemble faire quelques courses ou se promener. Pas plus. Elle n’est pas libre, elle a un frère handicapé qui vit avec elle et dont il faut qu’elle s’occupe. Et puis son fils ne serait pas d’accord, il me trouve trop vieux pour elle ! Mais cela me suffit. Je suis tellement content. On veille l’un sur l’autre. C’est cela qui me tient aujourd’hui, sans elle, la vie ne vaudrait pas la peine. »
Le téléphone sonna, il répondit, son visage s’illumina, c’était elle ! Nous n’existions plus, un vrai jeune homme ! À quoi tient la vie !
Véronique Fournier