
Entre 2013 et 2020, Émilie Leconte, artiste, comédienne, femme de théatre, a monté un projet avec différents établissements accueillant des personnes de plus de 65 ans (résidences, Ehpad, hôpitaux, foyer logements…). Elle a multiplié les entretiens individuels et rencontré de nombreuses personnes, principalement des femmes issues de milieux modestes. Leurs discussions ont porté sur la place de l’amour dans leur vie.
Au moment des entretiens, ces femmes et ces hommes, nés entre 1920 et 1955, étaient âgés de 65 à 97 ans. Par la suite, Émilie Leconte a écrit et cherché à unir ces différents parcours de vie, tout en préservant au maximum la parole d’origine. Une lecture de ces monologues était ensuite proposée dans chaque établissement d’accueil. Toutes les personnes rencontrées ont eu l’occasion d’entendre leur histoire réécrite, et lue par des comédien.nes professionnel.les.
Émilie Leconte : « Si j’ai choisi comme point de départ « la vie amoureuse », c’est que je crois bien qu’on ne révèle jamais autant de soi-même qu’en parlant de ses histoires d’amour. Par ailleurs, j’ai découvert que ces histoires singulières étaient également une invitation à revisiter l’Histoire, car lorsque ces personnes nous parlent d’amour, elles interrogent aussi de multiples aspects de leurs vies et de la société ; leurs récits faisant parfois apparaitre les questionnements toujours actuels sur les places qu’hommes et femmes peuvent occuper dans une relation de couple.
Lors de ces rencontres, j’ai été surprise de découvrir avec quelle simplicité ces femmes et ces hommes pouvaient se confier à quelqu’un de passage ; et c’est sans doute parce que nos entretiens étaient rapides (2 heures maximum) et qu’on ne se connaissait pas, que beaucoup de choses ont pu se dire. J’ai écrit ces différentes histoires afin de découvrir comment cette génération peut aujourd’hui nous parler d’amour… »
Nous allons publier plusieurs de ces récits.
Jean-François Laé
Marguerite : « Je l’ai attendu, je l’ai attendu. »
« On vivait pas la vie qu’on a maintenant… On n’avait pas la pilule, on n’avait pas ceci, pas cela… Et vous avez dû le savoir, on était attirées par les hommes mais plus discrètement. On n’osait pas aller devant eux, aller ceci, aller cela… Se laisser peloter les seins, tout ça… Ça n’existait pas tout ça. C’était tout de suite le mariage, et voilà.
Difficile d’imaginer la vie des jeunes filles de l’époque. Il n’y avait aucune relation avant le mariage, même s’il y en avait bien quelques-unes qui fautaient, comme on dit. Mais c’était un grand drame pour celles qui tombaient enceintes. Laissées de côté avec un bébé, sans aucune situation, les parents hostiles… Une jeune fille qui tombait, comme on disait, avait du mal à se relever.
Nos mères nous filaient la frousse et on craignait toutes qu’un garçon nous touche. On vivait avec la trouille, on pensait qu’en embrassant un garçon on allait attraper toutes les maladies vénériennes. On était tenues loin d’eux en sachant tout ce qui pouvait nous arriver si on se laissait étendre sur un lit.
On était tous timides devant cette existence qui nous semblait pleine d’embûches.
Ce qu’on n’avait pas, c’était la liberté. Les jeunes filles étaient élevées dans la crainte, et c’est la pilule qui a changé la vie des femmes, et aussi celle des femmes mariées. Ça a été un autre monde. Il y a eu avant et après la pilule.
À l’époque, j’étais cheminote. Je voulais entrer à Air France mais j’avais pas fait beaucoup d’études, j’avais pas assez de bagages, et il fallait un gros bagage pour entrer à Air France…
Je venais de rencontrer un monsieur, un peu plus âgé que moi. Il était divorcé, il avait des enfants et il venait du Midi.
Pour moi, cet homme, c’était… C’était un peu mon dieu, si vous voulez… Assez vite, on a décidé de se marier. On avait donc convenu d’un rendez-vous pour aller publier les bans. Et ce jour-là, je l’ai attendu… Je l’ai attendu deux heures, je crois… À ce moment-là, on donnait pas les adresses comme ça, on vivait pas comme on vit maintenant. C’était plus sérieux. C’était plus doucement, vous comprenez.
Je n’avais pas son adresse et je l’ai attendu pour qu’on aille publier les bans. Je l’ai attendu pendant deux heures. On n’avait pas le téléphone comme on a maintenant.
On n’allait pas les uns chez les autres. C’était pas la vie comme maintenant. Maintenant, on va directement chez les gens, ceci, cela…
Il avait un métier incroyable. Il était dessinateur et il sortait d’une grande école. Je l’avais rencontré à la cantine. On faisait la queue avec mes camarades pour déjeuner et, lui, il était à table. On s’est regardés, on s’est ceci, on s’est cela… Puis après, un jour, on est allés se promener vers la Bastille et puis… il m’a embrassée. Puis il y a eu toute la suite, ça s’est enchaîné comme ça…
Puis je l’ai attendu deux heures… On voulait se marier. Je l’ai attendu, je l’ai attendu… Je suis rentrée chez moi, et le lendemain, on m’a dit qu’il était mort.
Il est mort, comme ça. Dans son lit. Il est mort comme ça. Une crise cardiaque. D’après le médecin qui l’a ausculté, il n’a pas souffert. C’était une crise cardiaque.
Et après… Après ça a été la fin pour moi, vous voyez. Pour moi, c’était un dieu. Un homme tellement gentil. Je n’ai jamais voulu le remplacer. Voyez, je suis restée comme ça… Il était tellement, tellement gentil, tellement ceci, tellement cela…
Oui, c’était l’homme que j’aimais. Vraiment… Remarquez, je vous dis pas que j’ai pas flirté après, comme ça… Mais ça s’est arrêté là, ça n’a jamais été dans l’intimité, dans ceci, dans cela…
Les gens n’ont pas compris que je ne me marie pas avec un autre, mais il y aurait eu quelque chose qui m’aurait retenue, vous comprenez… Enfin, j’ai flirté quand même. J’étais quand même pas… Mais j’ai eu énormément, énormément de chagrin. D’abord, j’aurais pas voulu me marier avec un autre. Ça, y avait rien à faire, non, non, ça je voulais pas. C’était lui, c’était lui et puis c’était tout.
J’avais un camarade qui était coiffeur. Il était très, très, très gentil. Il m’avait dit : « Moi, j’aurais voulu me marier avec toi », mais il me plaisait pas, qu’est-ce que vous voulez… Et pourtant, il était beau garçon. Beau garçon et d’une gentillesse… J’étais coiffée toutes les semaines, pour rien.
J’ai jamais voulu rencontrer quelqu’un d’autre parce que, pour moi, ça n’aurait jamais été ce que j’espérais. Ça n’aurait jamais été ça, vous comprenez.
Et mon ami coiffeur, lui, il s’est marié et puis il a eu des enfants. Un jour, il m’a écrit. Ça faisait vingt-quatre ans que je ne l’avais pas vu. Il m’a redit qu’il aurait bien voulu m’épouser. Mais moi, je n’ai pas voulu.
J’ai perdu celui que je préférais. Je l’ai attendu, je l’ai attendu… C’était un peu mon dieu, si vous voulez. Je m’étais rapprochée tellement de lui… Il était tellement gentil avec moi, et c’était un bel homme, remarquez. Mais enfin, ça, ça venait après, remarquez.
Eh oui, c’était lui, qu’est-ce que vous voulez… »