Lettres au psychiatre (1950-1960)
De l’anodine lettre à un parent pour dire que « ça ne va pas », au rapport de gendarmerie suite à un désordre sur la voie publique, en passant par les mille gribouillages des psychiatres pendant les consultations et archivés dans le dossier médical des « patients », les troubles du comportement produisent beaucoup d’écrits. Les psychiatres reçoivent aussi un abondant courrier des familles (épouse, mari, parents…), s’adressant à l’institution, au « docteur », à celui dont on espère qu’il va pouvoir trouver la solution.
Ces missives, semblables pour certaines aux suppliques des lettres de cachets de l’Ancien Régime (des demandes d’internement), sont des lieux d’écriture de la perception que les proches se font de « la maladie mentale ». Une écriture profane, purement sensible, de la souffrance de l’autre, des fragments de vies violentes racontés avec des mots simples, des mots dépouillés.
Ces lettres constituent souvent le fond du dossier médical, la première prise de contact avec le psychiatre, ensuite recouverte par des années d’hospitalisation, de bilans, de notes, de prescriptions. D’autres lettres, celles que nous publions, sont mises de côté par les médecins comme des archives mineures de leurs activités et finissent au fond d’un tiroir ou dans la poubelle du cabinet de consultation. Pourtant, ce que disent aussi ces lettres des années 1950 adressées à un psychiatre, chef de service d’un hôpital psychiatrique de l’ouest de la France, c’est le rapport que l’on entretient alors à l’institution psychiatrique, à ceux qui savent ou tout au moins, dont on pense qu’ils vont pouvoir soulager.
Il faut prêter attention à cette inquiétude mais aussi à la confiance dont elles sont porteuses. Lire ces lettres, soixante ans après leur rédaction, alors que nous n’en sommes pas les destinataires, c’est peut-être aussi leur faire une place dans l’ordre du discours dont ces voix sont souvent exclues, tendre l’oreille pour prêter attention au « marmonnement du monde », pour reprendre l’expression de Michel Foucault.
« J’ai toujours peur du pire »
« Monsieur,
Nous sommes allés voir le docteur D. pour mon mari et il m’a remis une lettre que je vous envoie. Je voudrais bien savoir ce qu’il en pense mais je ne peux pas lui demander. Il lui a dit qu’il a le cœur de 65 ans mais que s’il veut faire attention qu’il peut vivre très vieux. L’année dernière, il ne lui avait pas donné de médicament que des gouttes mais cette fois, il a redonné des piqûres et des pilules et puis j’ai complètement oublié de lui demander s’il fallait continuer le médicament. Enfin, je vais attendre un peu. Après le docteur D., nous sommes allés chez le docteur, celui qui lui a redonné des lunettes mais qui ne servent à rien car mon mari ne lit pas mieux que sans lunettes. C’est son mal qui lui vaut cela car autrement il voit bien clair. Enfin il est tranquille. Le docteur lui a dit comme vous Docteur qu’il ne fallait pas manger de trop et beaucoup de repos. Enfin je fais ce que je peux pour qu’il ne mange pas de trop mais c’est difficile. Excusez-moi docteur si je me permets de vous ennuyer si souvent mais j’ai toujours peur du pire.
Recevez monsieur mes sincères salutations. » (12 mai 1953)
« J’en ai pitié, voilà tout »
« Docteur,
Mon mari m’a transmis votre lettre du 22. Je vous remercie mais je ne pense pas pouvoir me présenter prochainement à votre consultation, étant toujours en traitement à la suite d’un coup de poing qu’il m’a donné ayant entraîné un épanchement sanguin interne. Celui-ci étant arrêté, je ne peux toujours pas m’alimenter et cet état de choses motivera probablement, après la radio de l’estomac, qui ne semble pas avoir été atteint du fait qu’il ait été stoppé net, une admission à l’hôpital pour observation des réactions au foie et au pancréas.
Je me permets donc de vous écrire pour vous donner quelques précisions sur mon mari :
Hérédité. Famille de nerveux, de gens autoritaires, égoïstes et je pense violents.
Vie affective. Enfant né pendant la guerre qui a l’âge de 5 ans ne voulait pas à admettre son père lorsque celui-ci est rentré de captivité ; attachement très vif pour son grand-père paternel ; mort du grand-père tandis que mon mari avait 17 ans, gros chagrin de cette perte ; haine à l’égard de la grand-mère ; attachement à une jeune fille aussitôt après ce deuil ; interdiction par le père de cette fréquentation qui durait depuis près de deux ans ; révolte intense de mon mari qui à dater de ce moment a fui le domicile paternel ; essaye de noyer ses chagrins ; à 19 ans fréquentation d’une autre jeune fille ; tandis qu’il faisait son service militaire en Allemagne quoique ne tenant pas à celle-là précisément, vive contrariété parce qu’il ne reçoit plus de lettres ; ses parents sont illettrés ; trois jours sans manger et à boire seulement ; installation en Algérie où d’après lui, les soldats buvaient la bière par litre et le whisky dans des verres à vin.
Comportement de mon mari. Traitement avant notre mariage pour crise de psychasthénie ; malaises généraux, humeur impossible ; mon futur mari a un esprit inquiet, tourmenté, méfiant, extrêmement jaloux, réactions très violentes à différentes reprises, crises de désespoir. Si je le laissais, il était perdu, abandonné, il se suiciderait où irait à l’asile, etc. Après le mariage, mon mari à la moindre contrariété néglige ses vêtements et les miens, boit simultanément cidre et vin à la bouteille même, brise ce qui lui tombe sous la main, se roule dans ses débris et me frappe en me mordant et en me serrant le cou ; je souffrais beaucoup et de partout mais impossible de m’enfuir à cause de sa force et parce qu’il me rattrapait et me ramenait déchirant mes vêtements au col. Dès qu’il était calme, il appelait par son nom la première femme-fille qu’il avait fréquentée.
Dernière scène parce que j’étais allée au docteur pour avoir des calmants car je n’en pouvais plus de peur mais surtout pour lui demander conseil – ce que mon mari a dû deviner – il boit un demi-litre d’apéritif, urine volontairement dans la cuisine, se met à rendre et à cracher sur moi, me lance différents objets au visage, me tire les cheveux en me menaçant de me pendre, se cogne la tête sur les murs en me frappant sans arrêt pendant deux heures sans que je réponde où ne me venge d’aucune manière ; un liquide rose coule de mon oreille droite, il me donne un coup de poing et je tombe sur mes genoux en hurlant de douleur ; il boit le reste de la bouteille d’apéritif soit un quart de litre et tombe à la renverse ; il fait dans son pantalon. Les yeux sont huis clos et comme vitreux ; il refuse l’assistance d’un docteur que je lui propose d’appeler. Je lui fais du thé dont il ne veut pas ; comme il semble tranquille, j’en profite pour me laver la tête et me nettoyer ; je prépare une valise d’affaires personnelles ; mon mari se plaint une mousse abondante sort de sa bouche ; enfin au bout de 2h30, il me demande de l’aider à se relever et de le laver et se tient à l’évier tandis que je le nettoie et lorsque j’ai fini recommence à m’injurier et à me cracher au visage ; je me réfugie chez les frères et voilà.
Je sais que les docteurs ont beaucoup à faire et je ne vous demande donc pas de me répondre, à moins que ce soit pour me dissuader de retourner auprès de mon mari si vous le jugez dangereux. Je lui ai pardonné parce que je le considère comme un malade et je lui ai écrit tous les jours ainsi qu’il me l’a demandé pour soutenir son courage ; j’en ai pitié et voilà tout.
Il n’a pas répondu à la question que je lui ai posée de savoir où il avait consulté ; il pense sans doute que j’irai vous voir avec lui, pensant, il le sait très bien, que je ne dirai rien devant lui pour éviter une correction. Au retour, nous avons trouvé votre adresse dans l’annuaire, espérons que c’est celle-là.
Veuillez agréer, Monsieur le Docteur, l’expression de mes bons et respectueux sentiments. » (29 novembre 1953)
« Son patron est venu me voir »
« Monsieur le Docteur,
Ma femme vous conduit pour consultation notre fils Étienne 16 ans et demi. Cet enfant est intellectuellement en retard ; la guerre a pris [a commencé alors qu’il était] en classe et puis au centre d’apprentissage où il est resté un an. Il a dû quitter en raison de l’insuffisance des résultats scolaires, il semble se fixer difficilement. Après consultation au centre d’orientation, il a été placé dans une charcuterie importante et y est resté un mois et demi, il ne s’y plaisait pas et s’entendait assez mal avec les autres apprentis. Depuis deux mois, il est apprenti chez Monsieur M. Il se plaît bien et s’entretient assez bien avec les autres employés mais là, il a eu une déception ces jours-ci et à la suite d’un ennui, il a, paraît-il, dit à ses camarades qu’il se coupe très bien les veines, sans intention réelle je crois. Mais son patron inquiet est venu me prévenir en me conseillant de le faire consulter car il ne veut le garder que si on peut lui affirmer qu’il n’y a pas de risque ; il a des moments bons, il est docile et stable mais sous le coup d’une contrariété, l’influence de camarades mauvais, il devient difficile à faire obéir. Quand il est commandé par les autres employés avec le patron, il n’y a pas de difficulté. Avec sa mère qui vous le dira, il a des difficultés et lui obéit difficilement ; avec moi, il est assez docile mais exécute plus ou moins exactement ce qu’il lui est commandé. Enfin, je constate une tendance fâcheuse à mentir sans raison sérieuse surtout avec ses camarades qui, rapportant ses propos au patron, créent quelques difficultés.
Voilà les principales raisons pour lesquelles nous demandons vos directives ; notre médecin traitant est le docteur T. Je suis empêché de me déplacer aujourd’hui mais si vous voulez et si vous le jugez nécessaire, je ferai le déplacement un jour à préciser. Veuillez agréer Monsieur le Docteur l’expression de mes sentiments respectueux. » (7 juin 1957)
« Faites quelque chose »
« Docteur,
Mon mari s’est décidé ce midi d’aller vous voir vendredi. Voilà deux mois que cela traîne, comme vous le savez, il est très nerveux. Voilà deux mois il a été pris d’une crise, il a voulu mettre ma machine à coudre portative au canal puis voyant qu’il n’avait pas réussi, il a pris une lame de couteau de 25 cm environ et m’a poursuivie deux jours avec. Le matin à 6 heures, il avait fermé le compteur électrique afin qu’il puisse se jeter sur moi et les enfants, à tel point que je suis allée chercher la police pour le désarmer et le docteur. Mais quand celui-ci est arrivé, il était très calme, il n’a pas pu l’hospitaliser ou alors il me fallait un témoin. Vous comprenez, Monsieur le Docteur, que cela est très difficile de demander cette chose au voisin et depuis il ne cherche qu’à me faire du mal ainsi qu’à ses enfants. Il ne sait plus les supporter, les prend par les cheveux, leur lance couteau, fourchette ou ce qui se trouve sous sa main, à tel point que ses enfants n’osent plus manger devant lui.
Je vous en prie Docteur faites quelque chose pour ces pauvres enfants. Je crois qu’un traitement chez vous pourrait lui faire du bien car c’est un homme qui boit. Alors jugez un peu la situation et je crois que si vous insistez pour qu’il reste, il acceptera.
Samedi dernier, il a été pris d’une crise de tremblements, à tel point que je croyais que c’était la fin ; je l’ai couché et une heure après, il avait 40 de fièvre ; il étouffe mais il ne veut pas voir le docteur. Le lendemain, c’était fini ; il ne faisait plus que 37. Je vous assure Docteur que je suis très ennuyée, si je vous écris aujourd’hui, c’est l’assistante sociale qui me l’a conseillé. Aussi Docteur, je pense que vous ne lui ferez pas part de ma lettre. Autrement, je crois que si il rentre, il me descendra car il me l’a dit ; c’est pourquoi je vous préviens d’avance, je pense docteur que vous me comprendrez.
Recevez, Docteur, mes salutations distinguées. » (12 avril 1957)
Philippe Artières