« C’est pas marrant, je regarde les murs toute la journée »

Ce texte est issu d’une thèse dont l ‘enjeu était de documenter les épreuves de la fin de la vie et de la mort à venir, entre 2016 et 2021 au sein de deux établissements situés en Rhône-Alpes et en Occitanie.

Les EHPAD se pensent comme des lieux de vie, ils ne se pensent pas comme des lieux de mort, c’est ainsi que se forme le malentendu entre les personnes aidées qui savent qu’elles vont mourir, à une échéance proche au regard de la vie qu’elles ont vécue et souhaiteraient en parler et les aidantes se refusant à y prêter attention dans un effort collectif pour tenir la mort à distance. La mort à venir n’est pas accompagnée jusqu’à ce que, en pratique, elle devienne inévitable, ce qui a pour effet de séparer en deux étapes successives une institutionnalisation organisée autour d’un projet de vie suivi d’un basculement médicalement défini par « la fin de vie ». Le malentendu imprègne la vie quotidienne en raison de cette approche dualiste qui ne permet pas d’accompagner l’expérience de la fin de la vie et de la mort à venir ressentie par les résident.es comme une traversée, une vie qui se fait et se défait autour de transformations silencieuses.

Les pratiques professionnelles d’évitement se construisent à partir de ce malentendu inaugural compris comme une tension morale. L’équipe professionnelle sait bien que les personnes accompagnées vont mourir. Néanmoins ce savoir théorique ne se traduit pas au quotidien dans une relation d’aide et de soin qui réponde aux sollicitations de résident·es du fait de l’embarras généré par ces situations. Le malentendu permet d’aborder la profondeur, les mouvements, les équivoques de ce qui se joue dans la relation d’aide et de soin sans figer le regard pour essayer d’approcher la complexité de ce qui se déploie ; l’évitement et la reconnaissance de la mort coexistent selon les moments, selon les circonstances, selon les dispositions personnelles, selon les attachements. Quand l’imminence de la mort est médicalement reconnue, alors se met en place une intensification du soin, de l’attention. L’observation ethnographique a permis de relever une pluralité de pratiques professionnelles entre s’esquiver en raison de la charge de travail requise pour les autres résident·es et prendre le temps de s’asseoir pour tenir la main d’une personne durant son agonie.

Avec toi, oui, ils en parlent, pas avec nous, jamais 

Les professionnel·les et les résident·es sont partie prenante d’une expérience spécifique que je nomme « l’expérience EHPAD » ; pour l’équipe professionnelle c’est une confrontation à la mort, de manière répétée sans autre perspective que d’en retarder l’échéance, pour les résident·es c’est une confrontation radicale aux limites physiques, mentales, émotionnelles, temporelles.

Le projet institutionnel s’articule autour de la gestion des risques auxquels les résident·es sont exposé·es comme les chutes, la dépression, le suicide, la dénutrition sans que la mort n’entre dans le cadre programmatique. Pour Vladimir Jankélévitch, le malentendu joue un rôle social, « avec des sujets qu’on ne traitera pas, les questions qu’on ne posera pas, les terrains scabreux que la conversation évitera d’aborder » (Jankélévitch,1980,212-218). Au cours de mon enquête ethnographique j’ai été confrontée à de nombreuses prises de parole au sujet de la mort dans mes conversations avec les résidentes et résidents, notamment lorsque « l’amour de la vie » vient à vaciller entre lucidité et ennui et que nait le désir de mourir, la nécessité d’en parler. Les infirmières et les aides-soignantes manifestent leur étonnement quand j’évoque mes nombreux échanges à ce sujet : « avec toi oui ils en parlent, pas avec nous, jamais ».

Ce texte traite un aspect singulier de l’expérience du malentendu, vécu par un résident qui s’interroge sur le sens de la fin de sa vie, une interrogation qui cherche une attention, une écoute.

Monsieur Gast

Je rencontre pour la première fois Monsieur Gast au cours d’une après-midi durant un pot organisé par le psychologue de l’établissement à l’occasion de son départ de la résidence alors que tous les résident·es sont invité·es avec l’ensemble des professionnel·les.

Monsieur Gast (nom fictif) est assis seul au fond de la salle alors que tout le monde est réuni par petites tables dans une ambiance festive pour boire un verre de cidre et manger des gâteaux. Peut-être parce qu’il est seul, je me dirige vers sa table et lui demande si je peux m’asseoir en face de lui, il hésite longuement puis accepte, il me semble morose, fermé, et durant quelques instants, rien ne se passe. Je laisse Monsieur Gast engager la conversation. Il évoque le passé, il parle de comment autrefois les vieux restaient chez leurs enfants avec une pointe de regret dans la voix. Puis il poursuit : « A quoi je sers ? Je ne voulais pas venir ici, c’est mon fils qui m’a dit que je serai plus en sécurité ici, chez moi je risquais de tomber …[silence] c’est bien ici, c’est pas la question, ils sont gentils, le matin on m’apporte le café avec un sourire, des paroles gentilles, c’est vrai, ça remonte le moral…… [silence] mais c’est pas une vie… je ne suis pas chez moi ». Puis il revient sur son parcours de vie comme charpentier, son mariage, ses trois enfants, son sentiment de ne pas comprendre la société aujourd’hui, de ne pas même comprendre sa propre famille, ses enfants, un sentiment d’étrangeté. À un moment il me regarde droit dans les yeux : « si j’avais de l’argent, j’irais en Suisse pour en finir […] je ne mérite pas cette vie ici  ». Il n’en dit pas plus. Il me regarde intensément. Il a besoin d’exprimer son souhait, son malaise, son désespoir à quelqu’un. Il me dira plus tard qu’il n’a personne avec qui « parler vraiment ».

Durant deux semaines je ne vois pas Monsieur Gast. Je le rencontre à nouveau par une fin d’après-midi, dans le couloir, je sors de la chambre d’une résidente, c’est le chemin du réfectoire, il est bientôt 18h, heure du repas, il est assis sur un fauteuil pour se reposer, son déambulateur à côté de lui. Cette fois il me sollicite du regard comme pour engager une conversation. Nous discutons à propos des élections présidentielles toutes proches, je l’ai vu suivre les journaux télévisés à plusieurs reprises, ce qui est exceptionnel à la résidence l’Alpage, je poursuis en lui demandant s’il a l’intention de voter.… il ne votera pas, ça ne l’intéresse plus… Très vite la conversation bifurque, il aborde un sujet qui lui tient à cœur, et me dit « j’aimerais qu’en France, ce soit comme en Belgique ou comme en Suisse et pouvoir choisir… » ; et pour la seconde fois il évoque cette préoccupation très directement avec moi : « quand on est trop vieux, c’est fini, on ne peut plus rien faire, vous savez, c’est pas marrant, je regarde les murs toute la journée ». A la fin de notre conversation il me dit « j’aime bien discuter avec vous, ici ce n’est pas évident pour discuter, il y a beaucoup de malades d’Alzheimer, ça crie, j’aime le calme […] à table je suis avec 3 dames, ça me va bien ».

Quelques jours plus tard, je rencontre à nouveau Monsieur Gast dans le couloir. Je le salue, il me semble triste, d’emblée il me parle de la mort « je viens de passer trois heures dans le noir, dans un tombeau … mes fenêtres étaient fermées, mes volets, c’est pas moi, c’est parce qu’il fait trop chaud parait-il … » On discute un peu, il devient bavard. Il reprend « faut pas vieillir vous savez… », il évoque à nouveau son passé d’Indochine qui le hante, « des horreurs », « il fallait bien obéir » me dit-il sobrement « mais je ne pourrai jamais oublier, c’est là toujours dans mes cauchemars, ça revient sans cesse ». Il poursuit : « quand je pense que j’ai échappé deux fois à la mort pour en arriver là ». Puis il revient sur son désir de mourir et me répète encore une fois : « il faudrait une loi, qu’on ait la liberté de choisir ». Il plonge alors son regard dans le mien comme s’il voulait déverser toute sa tristesse et sa détermination ; je ne dis rien, il n’y a rien à dire, je m’efforce de soutenir son regard et murmure : « je comprends ». Ces conversations dessinent un paysage comme pour faire un bout de chemin avec lui dans ce qui ressemble à un exil qu’il essaie de mettre en mots. Nous marchons lentement vers la salle à manger, il se tourne vers moi, son visage s’éclaire « merci pour la conversation, ça m’a fait du bien ». Son besoin d’écoute, de présence, éclate, pour prêter attention aux tourments dans lesquels il se trouve pris : son ennui, ses incertitudes, son désir de mourir. Les visites de son fils sont fréquentes, elles ne semblent pas suffire à combler sa souffrance, « c’est une douleur morale » me répète-t-il.

 Pour l’équipe professionnelle, il ne parvient pas à « s’habituer » au fait de vivre en établissement, il est considéré comme déprimé, à surveiller. Le désespoir qui l’habite porte sur une vie institutionnalisée qu’il n’a pas choisie, et une mort qu’il souhaiterait choisir, pouvoir en parler avec l’entourage professionnel. Monsieur Gast interroge le sens de la vie qu’il lui reste à vivre, et ce faisant aborde une question axiologique qui n’est pas saisie comme telle par l’équipe professionnelle. Ainsi se construit le malentendu au cœur de la relation d’aide et de soin quand le désir de mourir de Monsieur Gast ne peut pas être formulé, ce faisant l’épreuve de ce résident n’est pas entendue. La fabrique du malentendu a pour effet une invisibilisation de ses doutes, de ses souffrances, de ses prises de position.

 L’enjeu de « faire tenir » les vieilles personnes sans qu’elles aient leur mot à dire se déploie en régime de « vie moindre », et illustre le travail du malentendu de la fin de la vie et de la mort à venir en EHPAD.

Catherine Maurize

Cadre de l’action sanitaire et sociale en retraite, docteure en sociologie
Centre Max Weber, Université Lyon 2