Carte postale de Kharkiv

Thibault Izoret Masseron

Avec Thibault Izoret Masseron (TIM), journaliste de retour de Kharkiv en Ukraine, cet été. TIM est journaliste reporter indépendant. Il vient de passer plusieurs mois à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine. Il développe de nouveaux formats de communication, notamment la vidéo en direct et la création de reportages type Facebook Live et Twitch en lien avec les nouvelles consommations des réseaux sociaux et Internet. Il a couvert les manifestations des mouvements sociaux et maintenant la guerre en Ukraine, où il cherche à témoigner sur les conditions de vie des populations civiles, souvent les plus vulnérables et fragiles dès lors que l’on se rapproche d’une ligne de front.


« Je suis arrivé début juin à Kiev. Les restaurants et magasins étaient ouverts, la vie avait repris. Puis je suis parti à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, à proximité du front et sous les bombardements récurrents. J’ai choisi d’y rester parce qu’on était alors sur le début de la pause estivale et qu’il était envisagé une possible offensive des Russes.
Il y a des histoires à raconter quand vous vivez avec un front large de 20 kilomètres, avec des bombardements toutes les nuits dans une ville gigantesque qui malgré tout commence à reprendre sa vie après une fuite massive d’habitants. Le soir, je voyais régulièrement le lancement des contre-mesures, système pour détourner les missiles. Il y avait des bombardements parfois très proches. On est marqué par la représentation qu’on se fait de la ligne de front. C’est un peu comme dans Le Seigneur des anneaux, on imagine au loin, derrière les montagnes, le Mordor.
Le soir, c’est le couvre-feu. La ville s’arrête, plongée dans le noir. Les transports en commun fonctionnent, beaucoup de voitures. Ma priorité était d’aller dans les zones bombardées au nord de la ville dans le quartier de Saltivka en direction de la frontière, là où tout est détruit et laissé en suspens, après une demande d’évacuation des autorités locales. L’endroit est dévasté, des centaines de tours d’habitation touchées par des missiles, dont certaines totalement effondrées. La nature a repris ses droits avec des plantations qui se développent au milieu des ruines et des animaux domestiques qui n’ont pu être évacués. Une sorte de no man’s land.

Qui reste ? Qui sont-ils ? Ce sont essentiellement des personnes âgées qui vivent là. Lors de la visite d’une école dans une commune au nord-ouest de la ville qui a été transformée en abri, j’ai vu une femme de 83 ans. Elle m’a expliqué avec un grand sourire qu’elle était devenue une spécialiste du bruit des bombes. Elle savait distinguer parfaitement le type d’armes et de munitions utilisées lors des attaques. Vivant seule depuis le décès de son mari, elle avait vu les dégâts dans son village natal causés par la Seconde Guerre mondiale et elle ne comprenait pas pourquoi elle devait le quitter. C’était sa ville, sa maison.
Il y a aussi pour certains la fierté d’avoir eu le courage de rester. De fait, la question du départ est compliquée surtout lorsque vous êtes malade, fatigué, que vous n’avez pas de moyens financiers, des réseaux actifs de solidarité. Une famille avec huit enfants de 3 mois à 14 ans a fait le choix de rester car le mari ne pouvait pas partir, étant à tout moment réquisitionnable pour l’armée. Son épouse ne se voyait pas sur les routes migratoires avec tous les enfants, et elle souhaitait aussi s’occuper de ses parents restés dans leur maison proche de la sienne. L’été est aussi dur car les enfants ne peuvent rien faire, ils ont chaud, ils s’ennuient car impossible de sortir du fait des bombardements.

Et pour autant, je le voyais, une mobilisation citoyenne reste possible. C’est impressionnant cette capacité qu’a la société civile de s’organiser en période de crise pour faire face à des besoins. Là, il s’agit de jeunes de 20 à 40 ans qui ont fait le choix de rester pour agir. Ce n’est pas rien. D’abord, cela prend la forme d’initiatives personnelles, puis de groupes d’amis qui se retrouvent – mais très peu d’acteurs internationaux – et vont ensuite former des cellules engagées à fournir de l’aide localement. Ces réseaux de plateformes plus ou moins formalisées vont donner de la nourriture, des couches, des produits pour bébé. Ils peuvent aider à la réparation des habitations et se font connaître par le bouche-à-oreille. Certaines plateformes constituées de deux ou trois cellules ont même reçues des stocks de la Croix-Rouge. Ce sont certes des amateurs, mais ils ont une expertise et une connaissance de terrain incontournable. Les organisations humanitaires internationales ont un vrai intérêt à les soutenir. »

Recueilli par Jean-François Corty