Blackwell’s Island Hospital, New York City, 1887

Jusqu’en 1825, les personnes considérées comme « folles » dans la ville de New York en pleine explosion démographique étaient soit gardées dans l’hospice de la ville, soit à l’asile de Bloomingdale. À partir de 1825, elles furent transférées au sous-sol et au premier étage d’un bâtiment construit comme hôpital général sur l’île de Blackwell. L’asile de l’île de Blackwell, qui fut le premier asile de fous de la ville de New York et le premier hôpital psychiatrique municipal du pays, faisait partie d’un plus grand complexe de bâtiments municipaux sur cette île proche de Manhattan, sur l’East River, aujourd’hui renommée Roosevelt Island. Une jeune journaliste, 23 ans, va s’y faire hospitaliser. Et y décrire un enfer.

Considérant ce lieu comme indigne du nom d’asile, la municipalité approuve en 1834 la construction d’une institution distincte pour les aliénés. Achevé en 1839, ce nouvel hôpital de 278 lits, situé à l’extrémité nord de l’île, fut alors complètement séparé des autres établissements et doté d’une autonomie. Mais très rapidement, les conditions de vie s’y dégradent et pendant toute la durée de son existence, le Blackwell’s Island Hospital a été en proie à la surpopulation, au sous-financement et aux scandales. En 1870, il accueille 1 300 patients. Leur régime alimentaire insalubre, les épidémies qui s’y développent fréquemment, ou l’emploi de détenus de la prison voisine comme personnel d’encadrement, sont autant de signes de cette incapacité à administrer correctement un établissement de cette taille. Sa population continuant de croître comme celle de Manhattan, en 1868, l’hôpital comptait 640 lits, pour un effectif quasiment double (1 035 malades). Trois ans plus tard (en 1871), un nouvel asile de ville fut donc créé sur l’île de Wards. En 1887, le Blackwell’s Island Hospital a pour voisinage immédiat un pénitencier de 500 cellules, un asile de pauvres, hébergeant à la fois des paralytiques, des aveugles, des syphilitiques et des prostituées, et un hospice d’indigents.

Dix jours à l’asile

C’est en septembre de cette même année, qu’engagée au journal New York World, Elizabeth Jane Cochrane, dite Nellie Bly, 23 ans, est mandatée par son directeur, Joseph Pulitzer, pour mener une enquête infiltrée à l’intérieur du Blackwell’s Island Hospital. Nellie Bly accepte le défi et, se faisant hospitalisée « volontairement » – la majorité le sont alors « d’office » par décision judiciaire, souvent au motif de troubles à l’ordre public ou de dangerosité envers autrui –, elle reste dix jours dans l’établissement. La jeune journaliste publie en feuilletons ce reportage undercover intitulé Behind Asylum Bars, où elle révèle les conditions épouvantables d’internement des patientes ainsi que les méthodes arbitraires et violentes du personnel. La réception de ses articles est telle qu’elle consacre ensuite un livre à son séjour. Dix-sept chapitres brefs qui dressent un tableau sans concession de la prise en charge des personnes « asilées » :

« Le 22 septembre 1887, le World me donna pour mission de me faire interner dans l’un des asiles de fous de New York. Mon rédacteur en chef, Joseph Pulitzer, souhaitait que je décrive en termes simples et directs les soins apportés aux patientes, les méthodes de la direction, etc. Mais avais-je les nerfs suffisamment solides pour supporter pareille épreuve ? Serais-je capable de me faire passer pour folle auprès des médecins ? D’évoluer une semaine entière au milieu des malades mentales sans que les autorités ne découvrent que je ne suis qu’une “moins que rien armée d’un calepin” ? Oui, j’avais foi en mes talents d’actrice et me pensais de taille à feindre la démence d’un bout à l’autre de mon séjour. Pourrais-je passer sept jours à l’asile d’aliénés de Blackwell’s Island ? J’en étais convaincue. Et j’ai tenu parole. »

« Quelles drogues avez-vous prises ?”, demanda-t-il. Je vous demande pardon ?, fis-je, interloquée. J’ignore de quoi vous parlez”. Ses pupilles étaient déjà comme ça quand elle est arrivée à la pension. Elles n’ont pas changé depuis”, commenta Mrs Stanard. Je m’apprêtai à lui demander d’où elle tenait pareille information, mais me ravisai. Elle a pris de la belladone”, trancha le médecin. Pour la première fois de ma vie, je me félicitai d’avoir le regard myope. »

 • « À grands coups de démêloir, mes cheveux encore humides de la veille furent tirés de tous les côtés. Je protestais en vain, puis je serrais les dents et souffris en silence. Refusant de me rendre mes épingles à cheveux, une des infirmières me fit une tresse qu’elle noua avec une bande de tissu rouge. Ma frange frisée refusait d’être plaquée en arrière, il me restait au moins ça de ma gloire passée. »

Une onde de choc

Le reportage de Nellie Bly dévoile la vie du côté des femmes « asilées ». Elle y devient l’une d’elle, réveillée à cinq heures et quart du matin, mangeant une nourriture infecte et rare, se lavant à l’eau glacée, travaillant pour une fabrique de brosses, de paillassons notamment. La journaliste découvre la perversité des infirmières à la fois ignorantes et violentes, ne portant pas la moindre attention à la souffrance de ces femmes « aliénées ». Son jugement est également sans appel s’agissant des seize médecins qui y travaillent :

« Je conseille à ces mêmes experts qui m’ont envoyée à l’asile d’enfermer n’importe quelle femme en bonne santé et saine d’esprit, de la forcer à rester assise sur des bancs à dossier droit de six heures du matin à huit heures du soir, de la priver de lecture et d’accès au monde extérieur, de lui donner pour toute récompense des coups et une nourriture infecte, et de voir combien de temps cela prendra pour qu’elle devienne folle. Deux mois de ces mauvais traitements suffiraient à la transformer en loque humaine. »

Un livre qui provoque une véritable onde de choc : une allocation supplémentaire d’un million de dollars pour les hôpitaux psychiatriques est très vite votée. Il suscite ensuite une enquête du Grand Jury qui, si elle ne débouche pas sur une réforme importante de l’institution, attire pour la première fois l’attention du grand public sur ce lieu d’arbitraire qui fut détruit en 1935, et reconstruit en quartier résidentiel.

Philippe Artières

Nellie Bly, Dix jours dans un asile, trad. d’Hélène Cohen, Points Seuil, 2016 (6,20 €)

Une journaliste engagée

Elizabeth Jane Cochrane est née en Pennsylvanie en 1864. Son premier acte d’écriture est une lettre qu’elle envoie à 16 ans au Pittsburgh Dispatch, réagissant à un article misogyne, lettre qu’elle signe « L’orpheline solitaire ». Quelques mois plus tard, elle se fait engager par ce journal grâce à un article sur le divorce. Sous le pseudonyme de Nellie Bly, titre d’une chanson de Stephen Foster, le père du folksong, elle produit une série de reportages sur les conditions de travail des ouvrières de Pittsburgh. Puis elle se fait embaucher dans une fabrique de fils de fer pour mieux pouvoir rendre compte de l’existence de ces femmes. Après son reportage à l’hôpital psychiatrique de New York, elle s’infiltre dans le cercle du trafiquant de drogues Edward Phelps pour enquêter sur la corruption. À la suite de cette nouvelle série d’articles, des enquêtes sont ouvertes, des procès tenus. Décidée à défier le héros de Jules Verne, elle s’élance ensuite dans un tour du monde, part de Jersey City le 14 novembre 1889 et traverse l’Atlantique. En France, elle rencontre Jules Verne, puis vole vers l’Égypte, les Indes, l’Indonésie, le Japon… Ses articles font d’elles une journaliste célèbre, d’autant plus qu’elle bat Phileas Fogg après un périple de 40 070 km, bouclé en 72 jours, 6 h 11 minutes et 14 secondes. En 1895, avec son mariage à un industriel millionnaire, Nellie Bly s’éloigne du journalisme. Veuve, elle devient capitaine d’industrie, soucieuse des conditions de travail de ses ouvriers, avant d’être ruinée par un comptable escroc. Quand la guerre éclate, en 1914, elle devient correspondante de guerre bénévole. De retour à New York en 1918, elle revient au journalisme, multipliant les articles sur le monde ouvrier et l’enfance maltraitée. Elle prend une part active à la lutte pour le droit de vote des femmes. En 1922, la mort emporte cette journaliste militante à 57 ans.