Bien se restaurer pour mieux se restaurer

Dessin de Reiser pour le film
La grande bouffe

Dimanche soir. Me voici de retour au centre de rééducation. Le plus difficile à affronter ne sera pas la solitude mais… mon plateau repas.

Depuis mon arrivée, je me suis imposé de ne jamais me plaindre. Pourtant, si l’objectif principal d’un centre de rééducation consiste bien à retaper des gens abîmés dans leur chair, on pourrait imaginer que le régime alimentaire fasse partie intégrante de la reconstruction. À moins de nier la notion de plaisir, la restauration, dans ses différentes acceptions, consiste autant à remettre en forme qu’à bien nourrir le corps.

J’ai eu plusieurs vies professionnelles, dont celle de cuisinier, avec comme motivation première de faire plaisir aux gens. Pratiquée avec passion, je considère cette activité comme un acte d’amour inconditionnel. Plus tard, dans la restauration des compagnies de spectacle en cours de création, le plaisir était double : celui que j’apportais aux équipes et la sensation de participer, moi aussi, à la création du spectacle. 

Dans les résidences de création, les artistes se retrouvent à vivre et travailler ensemble pendant des temps assez longs. C’est à la fois un formidable moteur de création et une contrainte. Les rares temps pour se retrouver et se détendre se situent précisément autour de la table. Temps absolument essentiels à l’équilibre, de chacun et de l’ensemble. La cuisine est un formidable atout pour la cohésion de groupe si elle va au-delà de la simple fonction nourricière, devient fédératrice et permet, dans les temps de doute inhérents à la création, de retrouver un état intérieur apaisé.

Pour qui pratique ce métier, c’est une place centrale qui permet de venir prendre soin de l’autre. Dès lors, on essaie d’offrir une palette la plus variée possible dans les goûts, les textures, les ingrédients, les assemblages. Pour que chacun y trouve son compte. À travers cet exercice d’attention à l’autre, on finit par se forger une idée assez claire de la place que l’on prend dans le cœur de chacun. C’est avec ce plaisir-là que j’ai pratiqué ce métier. Cela m’a valu la double expérience d’être celui qui nourrit puis, par la suite, d’être celui qui est nourri, puisque j’ai monté une compagnie de spectacle qui perdure depuis une vingtaine d’années. À travers cette nouvelle posture, j’ai donc pu éprouver le fait d’être dépendant du talent et de l’attention de l’équipe de cuisine. Dans le meilleur des cas, tout va bien. À l’inverse, à la moindre difficulté, le moral de l’équipe peut rapidement tomber en berne.

Le rapprochement entre création artistique et reconstruction de soi me semble assez évident. La création artistique et la situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, la reconstruction de soi-même, sont assez similaires. Ce que l’on fait, ici, en tant que patient, est tout aussi exigeant que la création d’une chorégraphie ou d’un spectacle ; les deux visent un but commun : « faire tenir debout ». Dans le premier cas, un être humain vacillant, dans le second, une création de l’esprit. Dans les deux, le travail est exigeant et demande un engagement sans relâche qu’il est primordial d’accomplir dans les conditions les meilleures. Ici, on a à faire à des gens démolis de toutes parts et de diverses manières, qui vont devoir vaincre leurs faiblesses pour réintégrer la société, à l’instar de l’artiste en cours de création qui se sent fragilisé et espère pourtant retourner à la scène bien campé sur ses deux jambes.

Le centre qui m’accueille est très bien noté sur le plan de la rééducation fonctionnelle : nombre de professionnels compétents et engagés dans leur pratique donnent bien au-delà de ce que le simple métier pourrait exiger. Il règne dans ce lieu une ambiance propice à la reconstruction, doublée d’une attention soutenue et compréhensive. 

Seul point noir au tableau : la nourriture. Au sens de ce qu’elle procure comme désir de (re)vivre, elle est inopérante. Pire, elle est contre-productive ! Il est pourtant aisé de voir au travers du double sens du mot « restauration » que l’acte que l’on fait ici, en visant à se redonner « une dimension la plus entière possible », est conjoint au fait de bien nourrir le corps afin qu’il puisse accomplir les efforts à sa remise en état. 
Bonne humeur et plaisir de vivre sont les fondamentaux des convalescents que nous sommes.

Sans les amis et les petites douceurs qu’ils apportent, le désarroi moral et l’affaiblissement m’auraient gagné. Ces apports salvateurs venus de l’extérieur viennent complémenter le manque. Mais quelle tristesse, d’un autre côté, de voir toutes ces protéines animales partir quotidiennement à la poubelle ! Comme si ces animaux avaient vécu pour rien ; étaient morts pour rien ! L’équation ne tient pas debout ! Et tout ceci en pleine époque prônant la sobriété et le bien-être animal !

Il serait pourtant simple de faire du désir culinaire un véritable moteur de rétablissement, une partie intégrante de la cure. L’assiette deviendrait ce qu’elle devrait être : la continuité de l’acte thérapeutique. Et si l’on se prenait à rêver un peu plus loin… peut-être pourrions-nous imaginer que ces repas soient à nouveau partagés et qu’ils retrouvent cet esprit de convivialité, si constitutif de notre humanité, et l’envie qui nous est commune à tous : le partage !

Frédéric B.
(59 ans, en rééducation fonctionnelle prolongée suite à un accident vasculaire cérébral)