En janvier 2020, avec Laetitia Overney nous finissions une enquête dans trois hôtels d’accueil d’exilés, dans le nord de Paris. Nous étions inquiets. Comment les familles vivant dans 9 m2 allaient-elles se protéger d’un mystérieux virus ? Comment allaient-elles s’isoler alors que les hôtels hébergent en permanence entre 120 et 160 personnes ? La rumeur disait que le virus venant d’Italie, il franchirait les Alpes ! Non, ce n’est pas possible. L’ignorance bataillait alors avec la naïveté. Je me souviens d’avoir suivi le concierge de mon immeuble qui me tirait par la manche pour acheter un masque tissu dans une courette du XVIIe arrondissement, « Venez vite, c’est pas cher ! 29 euros ! »
Pourquoi tant d’acharnement à oublier !
Se souvient-on des premiers jours du confinement pour nous et autour de nous ? Et des jours qui précédèrent ? En deux années, vite oubliés ces premiers jours sombres ! Vite oubliée cette peur montante du virus, peur de sortir, d’aller à l’hôpital, de s’approcher de quelqu’un, de faire ses courses, de voir un médecin, de ne pas avoir de masque, d’être seul tout le temps à la maison, d’être oublié par ses enfants ; pour d’autres de ne pouvoir payer son loyer, de ses retards de dossiers de renouvellement d’aide, d’être expulsé, que ses enfants viennent, que ses enfants ne viennent pas, des appels téléphoniques, de se retrouver sans appels téléphoniques. La peur de la peur aussi.
Alors très vite, j’ai ouvert un cahier pour relever « à la volée » ce qui se passe dans le département de Seine-Saint-Denis. Pourquoi le 93 ? Parce que j’enseigne à l’université de Paris 8–Saint-Denis depuis trente-sept ans, et que les étudiants – vivant non loin – sont les enfants des classes populaires et font écho de ce qu’ils vivent. Ce qu’ils vivent ? On peut le rassembler en une phrase, disons un mètre carré au domicile comme espace de travail, le partage de l’unique ordinateur à la maison, des frères et sœurs qui cohabitent, des intimités dans l’espace public à défaut de lieu « à soi », et la phrase cent fois entendue : « On paie jusqu’à la licence, après tu te débrouilles ! »
Ce sera le décor de cette éphéméride à écouter. Pour entendre les bruits et les rumeurs d’un virus tueur. Pour ne pas oublier les éclats, au bord de la chute, entre Saint-Denis et La Courneuve, entre Stains et Bobigny. Une éphéméride comme un bruit sourd, sur des points en crises, aux endroits où ça craque – plus qu’ailleurs.
Jean-François Laé