
« Pas question de retour au pays sans une note sur les vieux au Sénégal », m’a-t-il répété fermement. Je me suis dit, pas facile. Hier encore dans les rues de Rufisque, des milliers de lycéens dans la rue principale, en uniforme bleu ou gris, sac au dos, avalant debout un sandwich à la sardinelle préparé par les cuisinières à chaque coin de rue. Dois-je ouvrir les portillons des cours arrière qui, à n’en pas douter, hébergent quelques corps fatigués ? Pas simple de franchir le seuil l’air de rien. Plus loin des trois artères des collèges et lycées, la rue du marché, très dense, où l’on se marche sur les pieds, des centaines de vendeuses accroupies devant un étal, un sceau, une gamelle, trois bouts de bois. Accroupies, les marchandes attendent le client et observent les va-et-vient, communiquant par des regards furtifs. Mais il n’y a pas d’âge pour vendre. Il n’y a pas d’âge pour être assis sur ses talons. Aucun signe d’âge si bas sur sol.
S’asseoir sur ses talons, c’est cette posture qui domine sur tous les marchés, une position qui ne laisse voir que visage, coiffure, épaule. Rien de plus rien de moins. Le passant debout n’est pas à égalité avec l’accroupi. Pas facile d’interagir.
L’arbitraire de l’âge
Mais alors, le vieux, où se cache-t-il ? C’est quoi « le vieux » sur un marché où tout le monde travaille, guette, observe les indices d’interpellation ? On le sait, le travail efface l’âge. L’activité gomme la vieillesse. Les vêtements et les couleurs retranchent les stigmates du temps. Difficile de dire à quel âge commence la vieillesse ici, comme on ne sait pas à quel seuil commence la richesse. Posséder une voiture, certainement, mais si elle a 55 ans et le pot d’échappement fumant à chaque virage ! L’arbitraire de l’âge.
On est le 10 février. Je me retourne sur le kiosque à journaux. Peut-être les nécrologies ? Non c’est trop facile. Je prends trois journaux (La Nouvelle Tribune, Le Soleil, La Tribune-Sénégal). Les Unes affichent en pleine page la mort de Matar Diagne, 27 ans. Son suicide. Au sein même de l’université de Saint-Louis. Vague d’émotions sur les réseaux sociaux. Je suis étonné de trouver 3 ou 4 pages dans chaque journal, notamment la très longue lettre laissée par le jeune homme. Il s’adresse à tous ses amis/ennemis et « à la société » qui n’accepte pas sa la maladie. Je cherche quelle maladie, je ne la trouve pas. Aucun journal ne la mentionne. Mais pourquoi donc ? Relecture attentive… seule une question de « santé mentale » apparaît. « Matar Diagne a vécu une grande partie de sa vie dans l’isolement. Atteint d’une maladie persistante, il a été contraint de se replier sur lui-même, loin des regards et des interactions sociales. » Je comprends que cela ne se dit pas. Grand tabou, plus encore chez les hommes. Un article poursuit : « cette lettre est comme un sermon qui pourrait être lu dans toutes les mosquées et lieux de croyance, dans tous les établissements d’enseignement et dans tous les services de notre pays ».
Je cherche des vieux…
Incidemment, j’entends des allusions sur l’hôpital psychiatrique de Thiaroyes, qui accueillerait de nombreux jeunes de retour d’Europe, après des années de galère, dépression, syndrome de mal partout. Je n’y avais pas pensé. Bien sûr qu’il y a des allers-retours douloureux, faits de promiscuité extrême, peurs, manque de nourriture, symptôme post-traumatique, esprit agité jusqu’au délire.
Je poursuis ma route sur le marché, m’arrête au coin d’un marchand d’écorces, de cornes de zébu, de poudres multicolores. Je m’interroge sur ce que je fais. Comment échapper au préjugé des vieux assis au coin d’un baobab ? De ces vieux entourés, respectés ? Comment s’extraire de l’image de la vieille porteuse de seau d’eau sur la tête ? Je cherche des vieux… mais c’est quoi, au fait, un vieux ? Sûr il y en a un qui ne me quitte jamais lorsqu’on me lance tous les jours : « Allez papa, assis-toi ! », sur un ton souriant ! Combien de fois m’a-t-on invité à prendre place assise (non pas accroupie), « Allez papa ! ». Le vieux toubab est repéré, lui. Cela me froisse parfois. Mais sérieusement, n’est-ce pas le regard des jeunes sur les moins jeunes qui « fait vieillesse » ? Non pas être grand-mère puisqu’on le devient massivement à 40 ans. Non pas à la retraite puisqu’il y a très peu de retraités à Dakar. On me souffle à l’oreille : trois Sénégalais sur quatre ont moins de 35 ans ! Aïe aïe ! Je ne suis pas près de gagner mon retour.
Autour des marchands d’écorces, enfin, des acheteurs d’un âge certain. À hauteur d’oreille, j’entends « marabout-régime-tabaski ». Trois hommes commandent du doigt, qui des écailles, qui des perles, qui des branchages, des feuilles, des arbustes en morceaux sans doute à faire en décoction. Guérir certains maux ? Vieillesse ? Diabète, hypertension, cholestérol seraient les bonnes portes d’entrées avec la clé du marabout. Suivre les règles au sein des maisonnées. Se tenir tout près de la pharmacopée serait sans doute une bonne façon d’enquêter sur les débats houleux qui concernent les soins de soi. Purgatif ? Lotion contre quoi ? Diurétique ? Fièvres diverses ? Poudre à dodo ? Sans doute sont-ce les maladies qui tracent la vieillesse qui, dès lors, n’a pas d’âge. Avec une espérance de vie d’environ 65 ans pour les hommes et 68 ans pour les femmes, on est toujours le jeune de quelqu’un !
Jean-François Lae