La main courante des professionnels de Seine-Saint-Denis lors de la pandémie
Nous sommes derrière quelques guichets sociaux durant la pandémie, au mois d’août 2020. C’est la grande urgence sur la plateforme téléphonique du conseil départemental. « Dois-je remplir un formulaire ? », « Là, je fais quoi ? », « Que faire… ? », « Dans le doute, j’ai fait une fiche ». Comment faire un simple signalement, remplir un formulaire de contact qui sera traité dans la journée par des professionnels localement implantés. Les interactions téléphoniques mettent continûment en question ces procédures dont on ne sait si elles aboutissent. « Je viens d’avoir une dame qui dit être très mal, elle n’arrive pas à manger depuis trois jours et n’a plus de goût, son médecin serait au courant, mais comme son infirmière, je lui ai conseillé d’appeler le 15. Elle ne veut pas bouger car a peur d’aller à l’hôpital et d’attraper le Covid-19. Ses symptômes m’inquiètent déjà… »
Ne retenir que la pointe de l’urgence, c’est viser la personne qui n’a aucun contact, aucune ressource relationnelle, lorsqu’elle est abandonnée, en somme. Mais comment trier dans ce raz-de-marée d’appels ? Sélectionner, hiérarchiser, choisir une quantité de signalements raisonnablement possibles à traiter. Car il faudra en fin de journée reprendre les urgences « très urgentes », les classer, vérifier les informations, les retransmettre avec des mails aux différents services du département. Ainsi, fonder l’acte de signalement d’urgence ne souffre d’informations manquantes.
Pourtant, le doute se rejoue à chaque appel, tous différents, où s’entend la singularité de chaque situation. À de nombreuses reprises, les appelantes sont face à des cas limites. Les animateurs cherchent à trier les cas, à « trancher », à relever « les cas typiques d’urgence sociale » qu’il faut distinguer des urgences médicales. Lorsque les personnes présentent des symptômes médicaux aigus, la consigne est claire : leur dire d’appeler le 15 immédiatement. Cette consigne n’éteint pas pour autant le malaise. On a beau resserrer les mailles du filet protecteur, accrocher « des possibles » pour faire tenir les situations extrêmes, parfois les porte se ferment. Attention, faire attention ! « J’ai appris à faire attention au bruit, dit une professionnelle, pour savoir si un proche est là, dans l’appartement, voir s’il y a d’autres besoins. » Monter plus haut la vigilance à la voix, au silence comme au cri. Sentir la menace et trouver les mots pour la dire.
Derrière ce front des appels téléphoniques se tient une seconde coulisse, les professionnels qui chercheront à intervenir directement auprès des personnes en danger. Des navettes de messages assurent une continuité de l’action. Il faudra encore orienter, frapper à d’autres portes de structures d’interventions. La communication de la seconde coulisse permet tous ces ajustements, ces répétitions qui réaffirment la solidarité interne. Elle met à l’épreuve « ce que protéger veut dire » empiriquement. S’en suivent des scènes mineures, des réponses et des postures, des enchaînements d’action.
Gestion d’opérations concrètes, c’est une sorte de « main courante » que nous entendons, une attention minutieuse, la résolution d’un problème, l’approbation d’une procédure ou d’une manière de faire.
N’est-ce pas vers ce « grésillement » que notre vigilance devrait se tendre ? Ne pas oublier cette explosion d’événements. Tirer des leçons pour la prochaine fois.
Jean-François Laé
(avec un grand merci à David Goldzahl et Jonathan Deveyne, nos lecteurs)