À la volée

Combien de jours a-t-il mis pour écrire son CV sur un carton et avec un nombre de mots limité ? Combien de fois a-t-il rayé l’un pour y substituer un autre ? Pas de roman, la place est rétrécie. Je suis surpris par cette adresse. J’imagine soudain que tous les chômeurs pourraient défiler dans le métro avec des CV de la sorte. Des hommes‑sandwichs, en somme, qui porteraient sur eux les conséquences de leur perte d’emploi.

Nous sommes dans le métro sur la ligne 12. Christian – appelons-le ainsi – entre dans le wagon avec un sourire rassurant et une simple phrase : « Voilà ma vie ». Don contre don. Je m’expose par écrit, vous me donnerez.
On sent qu’il « donne à lire » en marchant lentement. Il contrôle la présentation du panneau envers celles et ceux qui lèvent la tête de leur smartphone. Il jette un coup d’œil au loin de la rame de métro pour s’assurer qu’il n’y a pas de concurrent – des musiciens ou un autre mancheur. Il reste debout, tourne sur lui-même, cherche les regards. Sa tête dépasse du carton, comme une marionnette, en prononçant quelques mots gentiment. Il traverse lentement la rame pleine d’anonymes, seul à s’exposer en mots cartonnés. Le droit à l’anonymat est brisé : « Lisez-moi ! ». Je suis là, lisez-moi.
Il dit avoir 49 ans. Il possède des horaires privilégiés pour traverser cette situation de trafic dense, où les interactions des regards ne durent que trois secondes, de gauche, de droite, en avançant rapidement. Fluidité recherchée. Point d’hostilité car il donne à lire sa vie. Lit qui veut. En extraits. Des morceaux en pièces détachées. Pas de bavardage, que des mots écrits. Cinquante mots, pas plus.

Lire sans avoir l’air de lire

Je lis alors son panneau. Je prends chaque mot. Écrire sa vie en 50 mots, quel exploit ! Trouver le déroulé et les enchaînements. Chacun d’eux ouvre sur des univers denses. Je commence à travailler… Christian circule trop vite pour lire plus de 8 mots. Or, je m’aperçois qu’on rentre en station, encore une. Ce n’est pas possible de lire. Il faudrait le suivre dans deux ou trois rames. Zut. Mon téléphone. Y aller. « Je peux vous prendre en photo ? », « Oui bien sûr ». Je lui tends un sou. Il sourit fort. Il s’éloigne plus loin. Je lève la main pour l’appeler : « Encore une photo ? » Il lève la main à son tour pour acquiescer.

Revenons à cette photographie aussi furtive que son passage dans la rame. Car il doit faire vite pour ne pas excéder les voyageurs, ne pas se ramasser une réflexion déjà entendue « Va donc travailler ! ». De cette rapidité dépend la possibilité de faire la manche. À défaut, c’est la gêne qui grandit, les voyageurs se regardent, soufflent, soupirent. La proximité physique ne peut être que de très courte durée.
De sorte que les mots du carton de Christian sont regardés, parfois à peine lus, à d’autres moments accrochant la curiosité. Il s’y forme une économie d’attention en somme, lire sans avoir l’air de lire.
Il s’avère alors que ce n’est pas du tout un CV mais un mixage d’une supplique assez classique et d’informations personnelles et familiales.

Mots-clés qui doivent faire mouche

Les premiers et derniers mots sont prière : BONJOUR CITOYEN HUMAIN. JE PRIE CES JOURS SAINT. NE JUGER PAS.( PARTAGE) ( SOLIDARITÉ) ( SURVIE)
Et en bas du carton, comme clôture : SINON C’EST DANGER. QUE DIEU VOUS BÉNISSE. MERCI.
La convocation de la grâce divine se mêle de la vie matérielle, un arrière-plan de miséricorde et d’appel au secours, devant le péril imminent. Est demandée une exception, celle de la main gauche du pouvoir, en pleine humanité, prête à accorder un relâchement qui touche à l’accident, à la pauvreté, ou encore pour cause d’indigence.

Christian est bel et bien en danger : INAPTE À L’EMPLOI. RECONNU MDPH (c’est-à-dire handicapé et touchant une allocation) et de surcroit VEUF PÈRE DE TROIS GARÇONS qui sont au lycée et à l’université. Ce qui diffère dans le panneau de Christian, c’est la présence de sa famille et de ses trois garçons majeurs, certes, mais qui font des études et pour lesquels le donateur pourrait apporter sa contribution. Ce n’est plus le grand célibataire qui est à la rue. Ce sont des étudiants dont le père est handicapé et à la rue. Il y a basculement.
Sa demande est assez délicate : POUR QUE ÇA S’ARRANGE, UN GESTE EST UTILE, POUR SE NOURRIR. (4 PERSONNES) SE LOGER.

Ce qui diffère des cartons habituellement exhibés, c’est la richesse des registres de mobilisation du lecteur, à la fois interpelé comme citoyen, prié de ne pas juger, de partager en toute solidarité, pour que ça s’arrange ; et comme parents envers un père veuf de surcroît, ce qui accentue la responsabilité qu’il porte sur ses épaules.

Aussi, la distribution des sigles dans l’espace atteste d’un suivi institutionnel a minima : MDPH-SDF-30 ANS DE TA (trouble anxieux)-embauche MES. Quand bien même les voyageurs lecteurs ne sont probablement pas au fait du sens de ces abréviations, ils peuvent supposer que ce sont des organismes sociaux fréquentés par l’auteur. Sans doute est-ce pourquoi Christian va ajouter un gros I.N.A.P.T.E POUR RAISON DE SANTÉ à toutes fins utiles. Remarquons, en haut à gauche, un soleil dessiné, comme pour ouvrir la lecture, puis en bas à droite, un panneau danger, pour la clore.

C’est ainsi que Christian vend ses conditions de vie mises en texte avec des mots-clés qui doivent faire mouche. Leur lecture est un moment très court. L’attention dépendra de cette première image. On peut dire que l’écrit affiché possède une autre efficacité que le discours déclamé en déambulant, comme s’il donnait une plus grande souplesse au lecteur de poursuivre ou non sa lecture. Le rôle public de mancheur – carton en main – offre une plus grande aisance pour jouer corporellement « le fatigué » ou « le joyeux », « le papi » ou « le désespéré », un travail public qui ne va pas de soi. Qu’un regard s’éternise ? Christian a peut-être gagné. Il s’approchera doucement la main ouverte sous carton. Et de filer dans la rame suivante. Encore. Jusqu’au terminus.

Jean-François Laé

Selon la Fondation Abbé Pierre, on compte près de 300 000 sans domicile fixe (SDF), incluant les personnes qui vivent dans un habitat précaire qu’elles doivent régulièrement quitter, celles qui sont hébergées, soit dans des structures, soit par des particuliers. Sans oublier celles qui vivent dans des bidonvilles et celles qui dorment dans les recoins de la ville. En 2020, lors des Nuits de la solidarité, 3 600 personnes ont été dénombrées dormant au sol à Paris, 1 600 à Montpellier, 1 000 à Rennes.