William Norris, l’enchaîné (Bethlem Hospital, England, mai 1814)

Wiiliam Norris, attaché à son lit à Bedlam

L’histoire de l’opposition à la contention est ancienne ; elle a ses figures en France et dans le monde. Elle est faite de textes et d’images. Dans un livre de Sander L. Gilman, Seeing the insane, paru à New York en 1982 que Michel Foucault avait immédiatement commandé, j’ai découvert à la page 156, William Norris, patient du Bethlem Hospital en 1814.

Fondée en 1247, Bethlem était un prieuré pour les sœurs et frères de l’Ordre de l’Étoile de Bethléem. Il fut utilisé pour la première fois comme hôpital en 1330 et hébergea pour la première fois des patients enregistrés comme « fous » en 1403. Au XVIIIe siècle, l’asile fut, comme cela se pratiquait alors beaucoup à travers l’Europe, ouvert aux visiteurs publics, moyennant un cent et gratuitement le premier mardi de chaque mois. En 1814, environ 96 000 visiteurs vinrent voir les folles et les fous de Bethlem, surnommé Bedlam (« chahut » en anglais).

Le symbole des patients contraints

Cette année-là, l’un de ces visiteurs était Edward Wakefield (1774-1854), statisticien anglais, spécialiste d’agriculture, auteur du célèbre ouvrage Ireland, Statistical and Political (1812) et philanthrope. Il s’engage dans le développement de l’éducation et défend les théories pédagogiques progressistes de Joseph Lancaster, proche de l’homme politique radical Francis Place, adepte des thèses de son ami Jeremy Bentham. En 1814, Edward Wakefield visite à deux reprises l’hôpital Bethlem, en avril et surtout en mai. Lors de cette seconde visite, il fait la rencontre de William Norris, un marin américain, enchaîné à son lit, qui devient le symbole des patients contraints par la description que le philanthrope dresse de ce qu’il voit (que nous reproduisons ci-après). William Norris devient le visage des victimes de la condition asilaire en ce début de XIXe siècle quand, à partir d’un croquis fait par un nouveau visiteur en juin, George Cruikshank (1792-1878) l’un des illustrateurs et caricaturistes britanniques les plus reconnus de l’époque grave son portrait. Dans son combat en faveur d’une amélioration des conditions des patients, non seulement à Bedlam mais dans toute l’Angleterre, Wakefield est rejoint par William Hone (1774-1854) et James Bevans (1780-1842). Leur travail débouche sur la formation du Comité sur les maisons de fous (The Committee On Madhouses) qui rend en avril 1815 un rapport devant la Chambre des communes.

Entrer pour voir, puis écrire et dessiner (ou plus tard photographier) ce qu’on a vu, le faire circuler ensuite, l’exposer : le combat contre l’intolérable suit toujours les mêmes modes d’action. Prenons acte.

Philippe Artières

La seconde visite à Bethlem

« Le lundi 2 mai, nous avons visité de nouveau l’hôpital, présenté par le gouverneur Robert Calvert, et accompagné de Charles Callis Western, député d’Essex et de quatre autres messieurs. Lors de cette première visite, en présence de l’intendant de l’hôpital et également d’une gardienne, nous procédâmes d’abord à la visite des galeries des femmes : une des salles latérales contenait une dizaine de malades, chacune enchaînée par un bras ou une jambe au mur ; la chaîne leur permettant simplement de se tenir debout près du banc ou de se fixer au mur, ou de s’asseoir dessus. Chaque patiente était presque nue, couverte uniquement par une robe-couverture ; la robe-couverture est une couverture formée à peu près comme une robe de chambre, sans rien pour l’attacher devant ; ceci constitue toute la couverture ; les pieds même étaient nus. Une femme dans cette pièce latérale, ainsi enchaînée, était un objet remarquablement frappant ; elle a mentionné ses noms de jeune fille et de mariage, et a déclaré qu’elle avait été professeur de langues ; les gardiens l’ont décrite comme une dame très accomplie, maîtresse de nombreuses langues, et ont corroboré son récit d’elle-même.
Le Comité peut difficilement imaginer un être humain dans une situation plus dégradée et abrutissante que celle dans laquelle j’ai trouvé cette femme, qui avait une conversation cohérente avec nous et qui était bien sûr pleinement consciente de l’état mental et physique de ces misérables êtres qui, également sans vêtements, étaient étroitement enchaînés au même mur qu’elle.
[…]
Dans l’aile des hommes, dans la pièce latérale, six patients étaient enchaînés près du mur, cinq menottés et un attaché au mur par le bras droit ainsi que par la jambe droite ; il était très bruyant ; tous étaient nus, sauf la robe-couverture ou un petit tapis sur les épaules, et sans chaussures ; on se plaignait beaucoup du froid de ses pieds ; l’un de nous les a sentis, ils étaient très froids. Les malades dans cette salle, sauf celui qui était bruyant et le pauvre garçon aux pieds froids, qui était lucide quand nous l’avons vu, étaient d’affreux idiots ; leur nudité et leur mode de détention donnaient à cette pièce l’apparence complète d’un chenil.
[…]
Dans l’une des cellules de la galerie inférieure, nous avons vu William Norris ; il a déclaré avoir 55 ans et avoir été enfermé pendant quatorze ans environ ; qu’après avoir tenté de se défendre contre ce qu’il croyait être le mauvais traitement infligé à son gardien, il fut attaché par une longue chaîne qui, passant à travers une cloison, permettait au gardien, en entrant dans la cellule voisine, de l’attirer à volonté près du mur ; que pour empêcher cela, Norris a étouffé la chaîne avec de la paille, de manière à empêcher son passage à travers le mur ; qu’il fut ensuite enfermé de la manière que nous l’avons vu, c’est-à-dire qu’un gros anneau de fer était riveté autour de son cou, d’où une courte chaîne passait à un anneau fait pour glisser vers le haut ou vers le bas sur une barre de fer massive et verticale, haute de plus de six pieds, insérée dans le mur. Autour de son corps, une forte barre de fer d’environ deux pouces de large était rivetée ; de chaque côté de la barre se trouvait une saillie circulaire qui, façonnée et enfermant chacun de ses bras, les fixait près de ses côtés.

Cette imposante barre était fixée par deux barres similaires qui, passant sur ses épaules, étaient rivées à la barre de taille tant devant que derrière. L’anneau de fer qu’il portait au cou était relié aux barreaux de ses épaules, par un double lien. De chacune de ces barres, une autre chaîne courte passait jusqu’à l’anneau de la barre de fer verticale. On nous a dit qu’il était capable de se relever, de manière à se tenir contre le mur, sur l’oreiller de son lit, dans le lit-auge dans lequel il dormait ; mais il lui est impossible de s’avancer du mur dans lequel la barre de fer est soudée, à cause de la brièveté de ses chaînes, qui n’avaient que douze pouces de longueur. Il était, je crois, également hors de son pouvoir de se reposer dans une autre position que sur le dos, les saillies qui de chaque côté de la barre de taille entouraient ses bras, lui rendant impossible de s’allonger sur le côté, même si la longueur des chaînes de son cou et de ses épaules le permettait. Sa jambe droite était enchaînée à l’auge ; dans laquelle il était resté ainsi encagé et enchaîné plus de douze ans. Pour prouver la contrainte inutile infligée à ce malheureux, il nous informa qu’il avait pu depuis quelques années retirer ses bras des menottes qui les entouraient.

Il en retira alors une, et remarquant une expression de surprise, il dit que lorsqu’on retirait ses bras, il était obligé de les appuyer sur les bords des saillies circulaires, ce qui était plus pénible que de les retenir à l’intérieur. Sa position, nous a-t-on appris, était généralement couchée, et comme il était gênant de se relever et de se tenir debout, il le faisait très rarement ; qu’il lisait beaucoup de livres de toutes sortes, d’histoire, de vies ou tout ce que les gardiens pouvaient lui procurer ; le journal tous les jours, et conversait en parfaite cohérence sur les sujets d’actualité et les événements de la guerre, qui l’intéressaient particulièrement. Chaque jour que nous le voyions, il discutait avec sang-froid et donnait des réponses rationnelles et délibérées aux différentes questions qui lui étaient posées. L’ensemble de cette affirmation relative à William Norris a été confirmé par les gardiens. »

Seeing the insane, Sander L. Gilman