Vie et mort d’une aliénée en Alsace-Lorraine (1884-1922)

Archives P. Artières

Les thèses en psychiatrie au tournant des XIXe et XXe siècles regorgent d’études de cas ; les dossiers des asilé.e.s étaient alors bien plus nourris des notes des aliénistes que ceux des patients d’aujourd’hui. On y notait le diagnostic à l’entrée, puis toutes les quinzaines, l’état du ou de la malade. Les jeunes médecins publiaient dans leur doctorat ces éléments bruts. Pour nous, un siècle plus tard la lecture de ces annotations est à la fois difficile car les éléments fournis sont très fragmentaires, mais sont précieux ; ces lignes renseignent à la fois sur le regard psychiatrique (la nosologie, les qualifications, les détails mis en avant…) et sur ces vies qui n’ont laissé d’autres traces.

La thèse de Ernest-Louis Bauer, soutenue en 1924 en la faculté de médecine de Strasbourg sur « La régression des troubles mentaux chez les aliénés atteints de maladies somatiques intercurrentes 1924 », livre une série de cas. Elle a la spécificité de porter sur des malades qui ont vécu une grande partie de leur existence en situation d’occupation – l’Allemagne occupe l’Alsace et la Lorraine de 1870 à 1918.

Grâce aux travaux du Dr Marie-Bernard Diligent, on en sait un peu plus sur la prise en charge psychiatrique durant cette période en Moselle. En 1871, lorsque l’annexion allemande, le « Landesausschuss » (l’autorité administrant des territoires annexés) décida de maintenir dans leur grande majorité les lois françaises d’assistance publique dans les territoires annexés : les préfets et les conseils généraux gardaient le contrôle direct des asiles publics d’aliénés, et la loi française du 30 juin 1838, quoiqu’en partie modifiée, restait en vigueur. L’Alsace possédait déjà à cette époque son asile : l’hospice médiéval de Stephansfeld-Brumath, au nord de Strasbourg, qui avait été transformé en 1835 en « asile spécial d’aliénés pour les malades alsaciens ». En Moselle, deux asiles sont construits : Sarreguemines et Lorquin. Selon M-B. Diligent, « le centre hospitalier de Sarreguemines fut construit entre 1872 et 1880 pour recevoir les malades mentaux de la Lorraine nouvellement annexée. Dès 1879, des malades hospitalisés à l’hôpital psychiatrique de Maréville-Nancy y furent transférés. L’organisation générale retenue par l’administration allemande est de type pavillonnaire, on y retrouve les grandes lignes des asiles d’aliénés français. Le système pavillonnaire où les bâtiments sont séparés les uns des autres par des jardins a un rôle d’hygiène en évitant les endémies, notamment la tuberculose si fréquente dans les asiles. Il permet, par ailleurs, une répartition des différents patients : les tranquilles de classe normale et de classe inférieure, les semi-agités hommes et femmes et les agités hommes et femmes, les grabataires et les épileptiques, les malades somatiques dans le Lazaret (ce fut une originalité de cette construction de proposer un bâtiment militaire pour les deux sexes : onze lits pour chacun). […] L’encombrement de l’asile de Sarreguemines avait fait décider de la construction d’un nouvel hôpital. Après diverses investigations, il fut décidé de créer un asile d’aliénés à Lorquin, localité située en zone annexée mais de langue française, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Sarrebourg. L’établissement est destiné à accueillir des aliénés tranquilles tout en prévoyant un certain nombre de cellules par rapport à des sujets agités. Le domaine s’étend sur une superficie de 55 hectares, dont une quarantaine est réservée à l’agriculture, aux pâturages et aux vergers. »

Malades incurables, tranquilles et travailleurs

Le Dr M.-B. Diligent indique dans son étude que le 22 septembre 1910, l’asile départemental d’aliénés est officiellement inauguré. « Il dépend administrativement de l’établissement de Sarreguemines qui lui transfère ses malades incurables, tranquilles et travailleurs. Il est réservé aux indigents excluant les pensionnaires, à savoir les malades de première classe ayant leur pension. L’organisation matérielle des services est confiée à l’ordre des Sœurs de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul qui avait déjà pris en charge l’hôpital Saint-Sébastien de Lorquin. En 1913, l’établissement compte 350 patients venus de Sarreguemines mais aussi de Gorze, de l’hospice Saint Nicolas de Metz et des maisons centrales de Haguenau et Phalsbourg en Alsace. La grande majorité des malades est d’origine mosellane, quelques-uns sont alsaciens ou allemands.
Comme à l’asile de Sarreguemines, l’effectif médical est rapidement insuffisant, ne comptant que deux médecins (dont le directeur) alors que les principes établis par la Société allemande de psychiatrie exigeaient la présence d’un médecin pour 100 à 150 malades en plus du directeur. (Soulignons que la circulaire ministérielle du 5 février 1938 portant règlement intérieur des hôpitaux psychiatriques français, dans son article 71, continuera de préciser que chaque service médical ne doit pas dépasser 400 malades sauf exception spécialement autorisée par le Ministre, ce qui est une norme largement plus élevée que celle énoncée par la Société allemande de psychiatrie.) 
»

À la veille de la Première Guerre mondiale, l’asile compte 400 hospitalisés. Dès le début des hostilités, 272 d’entre eux sont transférés dans des asiles allemands ou alsaciens. L’hôpital a alors une destination militaire pour l’armée allemande puis pour les troupes françaises jusqu’à l’armistice. Les malades réintègrent l’hôpital mais, en 1921, pour des raisons budgétaires mais aussi d’organisation de l’asile sur le modèle allemand, l’hôpital est fermé à l’issue de la remise d’un rapport demandé par le conseil général de Moselle. Les malades et une partie du personnel sont alors transférés à Sarreguemines et ce n’est qu’en 1925 que sont amorcées des réflexions sur la réouverture de l’établissement afin que soient exploités les bâtiments laissés inoccupés.

La « Gehirn-Pathologie »

La prise en charge à Lorquin en Moselle comme à Stephansfeld en Alsace est nourrie par la psychiatrie allemande qui se démarque fortement des pratiques françaises : Diligent rappelle d’abord que « en 1880, on compte dix-neuf chaires de psychiatrie de langue allemande (dont une à Strasbourg à compter de 1872), avant même que ne se crée à Paris une chaire des maladies mentales à l’Hôpital Sainte-Anne. Elles se transforment en « cliniques des maladies nerveuses » sous l’influence somatiste, rassemblant psychiatres et neurologues grâce à Griessinger (1817-1868) abandonnant les spéculations théoriques au bénéfice d’une approche clinique et thérapeutique. » L’influence du somatisme se reflète dans l’accès mis sur l’anatomie pathologique et la physiologie nerveuse et créée la « Gehirn-Pathologie » inaugurée par Westphal (1833-1890), pathologie anatomique, une tendance qui aura ensuite une longue postérité en France.

Asile de Stepansfeld, au mliieu du XIXe siècle

L’observation clinique citée par le Dr Ernest-Louis Bauer dans sa thèse a été ainsi faite dans les services de MM. les Docteurs Courbon et Spitz à l’asile de Stephansfeld au début des années 1920. Nous la reproduisons intégralement et sans en changer un mot. On y découvre le parcours d’une femme d’un peu plus de trente ans au seuil de sa vie, ballotée entre les institutions psychiatriques et son domicile, prise dans les feux de l’histoire collective.

« M. L, née en 1887, internée à l’asile de Lorquin le 30 avril 1920 et transférée à l’asile de Stephansfeld le 30 novembre 1921.

30.11.1921. Jeune femme aux cheveux ébouriffés et d’une volubilité incoercible, gesticulant avec animation. Extrêmement difficile à interroger, à cause du débit torrentiel de ses paroles. Très orientée et mnésique, connaissant la durée du trajet de Lorquin à ici, les dates de sa vie et de la guerre. Serait entrée à Lorquin en mai 1920. Incohérence par association de souvenirs et fuite des idées, parle de sa jeunesse, des couvents où elle fut élevée, des gens avec qui elle eut à faire, des domestiques avec qui elle eut des difficultés, d’amies qui se sont mariées et avaient fait telles ou telles choses, d’un officier qui avait demandé quelqu’un en mariage pour sa sœur, d’un juge avec qui elle avait fait un pas en sortant de l’église, d’une bombe qui avait éclaté lors de la bataille de Sarrebourg, des médecins de Lorquin, de professeurs de Strasbourg qu’on voulait faire venir, du prix de certaines denrées. Récriminations contre certains domestiques, contre unemployé de la gare qui couche avec toutes les filles, contre les Prussiennes qui l’ont rendue folle, contre les infirmières de Lorquin. Quelques idées érotiques au sujet d’un employé de la gare et à propos de masturbation. A vu la Ste. Vierge en blanc au sommet de sa chambre, avait des visions à l’église, quelqu’un de défiguré. A vu passer un curé avec une femme portant un petit enfant devant son lit la nuit, et allumé l’électricité aussitôt après. À 7 ans, a vu son grand-père mort lui apparaître et faire un geste. A vu longtemps des nez à la suite d’une visite à l’hôpital, qui l’avait impressionnée par le spectacle de nez mutilés. A senti des attouchements, après avoir vu les mains des médecins de Lorquin, a senti qu’on lui passait des anneaux aux mains, après avoir vu leurs bagues. Entendait des voix lui disant différentes choses et la traitant de putain. Humeur gaie, veut rentrer chez elle pour reprendre son commerce d’épicerie.

CERTIFICAT D’ENTRÉE : Excitation intellectuelle avec fuite des idées, troubles psycho-sensoriels, récriminations sur fond de déséquilibre mental constitutionnel. À maintenir. Un grand-oncle maternel et un cousin germain morts aliénés. Visions à l’âge de 7 ans.

12.12.1921. Une parente donne les renseignements suivants : La malade aurait toujours été très nerveuse et « méchante ». Ne s’entendait pas très bien avec le frère et les deux sœurs, avec lesquels elle exploitait l’épicerie. A l’esprit dérangé depuis deux ans, à la suite de démêlés et de procès avec H. Restait des journées immobile, ne faisant rien. La nuit elle criait, voyait sa mère et d’autres morts. À Lorquin depuis le 30 avril 1920, très agitée. Père très nerveux. Plusieurs cousins aliénés.

15.12.1921. Démence précoce avec agitation intellectuelle et motrice incohérente. Même état qu’à l’entrée. À maintenir.

28.3.1922. Passée au pensionnat. Depuis quelques semaines, amaigrissement progressif. Depuis quelques jours, sédation de l’agitation. Toujours incohérente et désorientée, mais docile, restant au lit.

6.4.1922. Poids 90 livres.

6.5.1922. Cachexie rapide. Visage très pâle et amaigri. Fièvre à type intermittent. Matité au niveau des deux sommets, particulièrement à gauche, descendant plus (bas que l’épine de l’omoplate. À l’auscultation, affaiblissement du bruit respiratoire ; quelques râles humides. Crachats : Bacille de Koch ++.

3.6.1922. Depuis des semaines calme, restant au lit dans sa chambre sans rien faire et sans lire, parce que trop fatiguée dit-elle, causant sensément et très poliment, si on lui adresse la parole, appelant les sœurs pour éloigner les malades, dont elle a peur qu’elles viennent déranger les menus ornements de sa chambre, et qu’elle ne peut pas renvoyer elle-même. Raconte avoir été à Lorquin pour avoir été malade, ayant été prise de peur, une nuit, et de visions comme de quelque chose qui sortait du lit et qui l’effraya, et de visions d’une forme indistincte de la Ste. Vierge. Son frère lui paraissait comme un lambeau sortant de terre. Elle est à Stephansfeld ; depuis 6 semaines environ dans cette chambre ; avant était à Lorquin, où elle ne sait combien de temps elle séjourna. Aujourd’hui c’est samedi, le 8 juin 1922. Elle aura 35 ans le 4 juillet, étant née en 1887. Veut rentrer chez elle, parce qu’il y a trop longtemps qu’elle est partie ; car sûrement on l’y attend. Elle s’occupera un peu à ce qu’on lui fera faire. Elle n’est pas mal ici, mais ce n’est pas à la maison. Elle voudrait voir son frère, sa sœur, revivre les fêtes dans la famille.

7.9.1922. Toujours lucide. Progrès lents de la cachexie tuberculeuse.

8.10.1922. Fièvre continue autour de 39°11.

12.11.1922. Décédée aujourd’hui. »

Philippe Artières