Travailleurs pairs : « Nous sommes des vendeurs d’espoir »

Théo Birambeau

Natalie, Christèle et Yves sont tous trois membres d’Esper Pro, qui œuvre pour la professionnalisation et la reconnaissance du savoir « expérientiel ». Présentation à trois voix de la pair aidance en santé mentale.

Travailleur pair, médiateur de santé, patient-expert… quelle différence ?
Natalie : Il existe une dizaine de termes différents. Cela dépend de qui parle, mais l’idée est la même.
Dans « travailleur pair », il y a à la fois la notion de « travail » et celle de « pair », dans « pair aidant », la notion de pair et celle d’aide… Les termes employés mettent tout en débat, mais tout tourne autour du savoir expérientiel, comment l’utiliser, le professionnaliser.
Pour moi, pair aidant, c’est trop petit, je préfère médiateur pair qui sous-entend aussi le côté médiation entre patients et médecins, entre deux mondes. Esper Pro est une plateforme de « pairs aidants professionnels ».

Yves : Moi, je suis médiateur de santé en santé mentale ou pair aidant dans la santé mentale. Il s’agit dans tous les cas de métiers d’entraide et d’autosupport, un tronc commun de pair aidance. C’est une posture d’écoute, de non-jugement, des valeurs communes où je raconte de moi.
En santé somatique, on trouve aussi des travailleurs pairs mais ils sont, pour le coup, des patients experts et n’ont pas tout à fait le même rôle que le travailleur pair en santé mentale. Le patient expert, c’est le patient qui est expert de lui-même, de sa maladie, de son soin…

Christèle : Il y en a aussi en santé mentale, notamment pour les troubles bipolaires, l’éducation thérapeutique du patient, mais c’est très ciblé et ce n’est pas de l’accompagnement. C’est un savoir presque technique, parce que les programmes d’ETP sont très spécifiques. Nous, en tant que médiateurs pairs, on accompagne, on est à côté de la personne.

Que fait, au juste, un médiateur de santé en santé mentale ?
Y. : Il vient décloisonner les pratiques professionnelles et montrer qu’avec un peu ou pas de formation, on peut remplir un rôle fondamental dans le parcours de soins.

C. : On est au côté de la personne, on essaye de l’aider à cibler ce sur quoi elle veut travailler, « vers quoi tu souhaites qu’on t’accompagne ? ». Ce sont des sujets concrets et des projets précis, par exemple pour une sortie d’hospitalisation : « est-ce qu’on peut t’aider pour ta sortie ? Qu’est-ce qui serait important d’organiser pour la sortie et de quelle manière on peut t’aider ? ». C’est très vaste, et cette relation d’aide est aussi une manière de se soigner. Il y a une dimension sociale, communautaire.

Quelle différence avec l’autosupport chez les usagers de drogues ?
Y. : La psychiatrie présente la particularité d’être une médecine où le diagnostic reste posé sur la base d’une observation clinique avec assez peu de biomarqueurs parfaitement identifiés. Il y a une espèce de zone d’incertitude sur la manière dont se déclenchent les troubles, les facteurs favorisants, empêchants… On les connaît, mais ils sont larges et le savoir expérientiel s’est un petit peu imposé à la spécialité. Parce qu’on ne comprend pas très bien pourquoi quelqu’un déclenche un trouble alors qu’a priori, le contexte ne s’y prête pas forcément, pourquoi tel traitement soigne l’un et pas l’autre, pourquoi telle molécule agit sans effets secondaires chez quelqu’un en étant insupportable à d’autres… Il y a beaucoup de zones d’ombre dans cette spécialité médicale et le travailleur pair vient témoigner d’une expérience du trouble psychique qui est très énigmatique et participer à l’évolution de la posture du soignant, voire peut-être asseoir un certain nombre de choses. Une situation explicite sur laquelle on peut s’appuyer, soit pour orienter les personnes, soit pour leur proposer d’autres thérapies… Pour moi, le travailleur pair a vraiment longtemps été une pièce manquante du puzzle en psychiatrie.
Dans l’autosupport, ce qui est un peu compliqué, c’est que le rétablissement n’a pas du tout la même connotation qu’en santé mentale. Dans l’autosupport et la consommation de substances, tu peux très bien consommer des substances, même régulièrement et que ce soit encore un peu problématique, mais pourtant être considéré comme rétabli. Mais consommation de toxiques et santé mentale sont de toute façon indissociables. Il faudrait être dans un déni absolu pour ne pas, au moins, s’interroger sur les conséquences de consommations de substances régulières, dans la durée, et aussi sur les relations sociales que cela induit.

C. : L’efficacité du traitement peut aussi être mise en péril par les consommations, et ce n’est pas rien.

Théo Birambeau

À quoi sert votre plateforme ?
Y. : Elle date de 2019, et fait suite à un appel à projets national sur de l’innovation en psychiatrie. Cette plateforme était le moyen de répondre à un besoin ; à la fois le besoin d’identification positive aux médiateurs pour les patients, et le besoin des équipes de pouvoir se référer à des patients qui s’en sont sortis. Parce que dans les équipes qui travaillent avec la chronicité, à un moment donné, l’espoir est quand même très ébréché. Combien de fois j’ai entendu des choses un peu difficiles comme « ils ne s’en sortiront jamais », « ça va revenir », « il n’a pas le profil du patient qui peut s’en sortir »… Il y a des choses à faire, comme faire vivre dans les équipes cette idée que le rétablissement est possible, et encourager les professionnels à travailler différemment.
Esper Pro est ainsi en contact avec les équipes, les familles, propose des formations (ce qu’est un médiateur de santé, comment lui faire une place…). Nous comptons actuellement 9 salariés, 6,5 ETP, et une dizaine de bénévoles relativement actifs. En 2021, nous avons mené 700 actions de soutien aux personnes, assuré 150 journées de formation et signé 20 conventions de partenariat avec des associations, des cliniques privées… qui font appel à la plateforme quand elles ont besoin de quelqu’un ponctuellement ou de façon régulière. Esper Pro joue alors le rôle d’employeur pour contourner les difficultés liées à l’absence de statut officiel pour les médiateurs.

On bosse avec les fous ? À quoi ça sert ? 

Êtes-vous facilement acceptés par les équipes et les médecins ?
N. : Cela commence à venir, mais cela reste variable. Parfois très bien, et parfois cela ne marche pas. On entend parfois des collègues parler de mauvaises expériences. Dans la clinique ou j’interviens, ils sont très ouverts mais ils sont très jeunes et ils ont été formés avant que l’on arrive sur ce qu’est un travailleur pair, donc il y a une base de savoir et cela se passe logiquement mieux. Après, il y a un médecin plus âgé, qui n’est pas souvent là et qui a une attitude un peu sceptique. J’ai une collègue assistante sociale à Un Chez-soi d’abord qui me disait que quand elle est arrivée, elle trouvait ça hyper bizarre, « je me suis dit, on bosse avec les fous ? À quoi ça sert ? Aujourd’hui, j’ai compris mais mon premier réflexe a été de trouver ça très bizarre ».

Votre point de vue est-il facilement entendu ?
Y. : Certains sont fermés, mais de moins en moins. Aujourd’hui, dans certains endroits, dans les facs de médecine, on propose systématiquement l’intervention de travailleurs pairs ou d’usagers pour les faire témoigner et donner la parole aux gens concernés pour marquer les esprits et changer les pratiques. Aujourd’hui, on est plutôt dans une phase où les équipes et les médecins ont compris quel rôle le médiateur pouvait trouver dans le système de santé.
Les professionnels, d’une certaine façon, sont encore un peu formatés, et il leur manque souvent cette sensibilité sur ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui a ce parcours-là, qui vit avec ces problématiques-là, dans un enfermement terrible de pensées et de dysfonctionnements au niveau des humeurs, des émotions… Évidemment que le médiateur a un rôle à jouer parce qu’il a connu tout cela.

C. : Il a été constaté que, dans les services où il y avait des pairs aidants, l’équipe soignante ne parlait plus de la même façon des usagers. En présence d’un ex-usager, voire encore en soin pour certains d’entre nous, les professionnels n’ont plus la même façon de s’exprimer, ils ne disent plus « la chambre du schizo » ou « on va passer le voir, il est encore en plein délire », ils s’y prennent autrement parce qu’il y a un pair aidant dans l’équipe. Cela amène un respect et des termes qui sont moins stigmatisants. Et moins on est stigmatisant avec nous, moins on s’auto-stigmatise.

Des souvenirs de mauvaises expériences ?
Y. : Oui, au début, mais parce que ça n’avait pas été préparé en amont comme nous le faisons maintenant (session d’information, réflexion sur les missions à confier au travailleur pair, support à l’intégration et à la prise de poste…).

N. : Il est fondamental que les professionnels de l’établissement soient préparés à l’accueil d’un pair aidant. Après, c’est aussi une volonté du médecin responsable. Dans la clinique où nous intervenons deux journées par semaine depuis environ un an, il nous a par exemple demandé d’assister aux réunions d’équipe, une fois par semaine. Il voulait qu’on soit avec le staff, pour apprendre des trucs mais aussi pour pouvoir participer, donner des idées. Et la simple présence casse un peu les codes. À ces réunions, il y a parfois des infirmières toutes jeunes et la cadre de santé me dit que c’est super bien pour elles que nous soyons là, parce qu’elles arrivent avec leurs idées toutes faites et voient déjà plein de choses autrement.

Comment les patients viennent-ils à vous ?
N. : Ceux qui nous connaissent déjà peuvent demander à nous voir quand on se croise dans le couloir, alors on fixe rendez-vous ou on discute comme ça. Certains ont entendu parler de nous et viennent avec une certaine curiosité sans trop savoir. D’autres savent très bien ce que c’est. C’est parfois le médecin, le psychologue ou l’éducateur qui leur propose de nous rencontrer, ou l’équipe qui me demande d’aller voir untel.… c’est un peu de tout.

Théo Birambeau

Vous travaillez actuellement à l’élaboration d’une formation commune à tous les travailleurs pairs, pourquoi ?
Y. : Parce que quel que soit le domaine, les principes fondamentaux sont les mêmes. On les décline ensuite, en santé mentale, chez les usagers de drogues, les diabétiques, etc. Il faut fédérer tous les pairs aidants parce qu’il y a un intérêt à ce que ce métier voit le jour. Il faut qu’on arrive à trouver un socle commun de connaissances. Il y a des psychologues spécialisés en psychosocial, d’autres en psychopatho, d’autres en cognitif, en développement… ils ne font pas le même métier, mais ils ont une sensibilité commune. Il faudrait qu’on arrive à déterminer de grandes notions et le champ d’investigation dans le parcours du patient. On pourrait également imaginer que ce tronc commun amène quelque chose de nouveau, un peu de fraîcheur au patient expert. 

Pourquoi ce besoin de reconnaissance officielle ?
Y. : Tant qu’on n’aura pas fait un pas en avant sur la question de la formation, on fera du surplace. À nous de montrer que nous avons une utilité. Et la plateforme sert à cela. Nous sommes un collectif qui incarne cet aspect professionnel et il faut aider les gens à trouver leur place et à mieux interagir avec les équipes, à trouver les interstices où ils peuvent se rendre utiles. Il y a des milliers de zones de tension où il n’y a personne.

N. : Les Allemands ont créé une association nationale des médiateurs de santé pairs, avec un curriculum et une formation payante (1 000 €), qui dure un an. Ce curriculum est décliné dans chaque région et si tu veux devenir médiateur, il faut suivre cette formation pour avoir le diplôme et pouvoir postuler. Il n’y a pas de plateforme, donc il n’y a pas, comme ici, tout le soutien du groupe, la mise à disposition, etc., mais avec ce curriculum, les hôpitaux et les endroits qui embauchent savent que ce diplôme existe.

Avez-vous beaucoup de demandes de formation ?
Y. : Oui. Beaucoup de gens veulent se former. Et cela va croissant, on vient nous chercher de partout. En Paca, on a déjà un médiateur à Digne-les-Bains, dans les Alpes de Haute-Provence, et un dans le Vaucluse. Dans le Var, la coordinatrice du Codes est en train de réfléchir à la fédération des GEM pour lancer le dispositif, j’ai rencontré quelqu’un dans les Hautes-Alpes qui va nous solliciter très bientôt pour qu’on l’aide à penser le développement du travail pair dans son département, et régulièrement, on a des structures qui nous contactent, des assis qui nous envoient des médiateurs pour se former.

C. : Il y a eu 300 inscrits pour 25 places au DU pair aidance à Lyon, et cela augmente tous les ans.

Comment les candidats entendent-ils parler de vous ?
C. : Dans les services, sur Internet, par les médecins…La première fois que j’ai entendu parler des pairs aidants, j’étais hospitalisée dans une clinique, et c’est le cadre de santé qui m’a dit « vous vous intéressez aux autres patients, vous êtes motivée, vous savez que Sainte-Marguerite embauche des pairs aidants ? ». C’était en 2015 et du coup, je me suis renseignée.

D’autres projets de développement ?
C. : On a beaucoup de projets mais on essaye d’abord de finaliser ce qu’on a commencé, de le faire au mieux, mais il y aurait tellement de zones d’action. Il serait par exemple intéressant d’avoir un pair aidant au moment du diagnostic, de la première fois où on pose le diagnostic et où on l’exprime au patient et à sa famille, parce que selon la manière dont il a été annoncé cela peut influencer fortement la suite. Ou aux urgences : un pair aidant peut désamorcer une crise parce que pour certains, on est passé par là, on est allé aux urgences en situation de crise.

Y. : Ce qu’on aimerait, c’est déjà implanter correctement le travail pair en Paca. Parce que cela reste malgré tout très marseillo-centré et cela serait bien d’avoir des relais dans chaque département.

Un vœu à formuler ?
Y. : Soutenir notre projet, en adhérant, en s’abonnant à notre fil, peut-être que certains voudront faire des dons ou apporter des compétences.

C. : Mon grand leitmotiv est la déstigmatisation des gens qui ont des troubles mentaux d’une manière générale. Et la presse a un gros effort à faire parce que malheureusement, il y a beaucoup de médias qui font tout pour stigmatiser. Utiliser le mot schizophrène, qui est une maladie qui amène énormément de souffrance, à chaque fois que quelqu’un se contredit dans un discours politique, c’est faire d’une maladie une insulte.
Le trouble psychique, selon le pays où l’on vit et son époque, va être supportable, acceptable, intégré, et à d’autres moments, on va enfermer les gens. Il y a eu une expérience à Lille dont l’objectif était que les personnes ne soient plus internées mais soient suivies à domicile. En une année, ils n’ont dû procéder qu’à une seule hospitalisation. Le reste du temps, ils ont pu soigner les gens à domicile. C’est donc possible.

« On a le savoir qu’on a créé, réel, que l’espoir est possible, qu’un autre monde est possible, qu’une autre vie est possible. On le sait parce qu’on l’a vécu. Et c’est le cœur de la chose, en tout cas dans mon cas, mais je pense qu’on est tous comme ça. Quand tu vis ça toi-même, des années et des années compliquées, et après, tu t’en sors, tu vis que ça va mieux et tu as compris certaines choses, à la fin, tu es un peu fier. Tu te dis « je vais mieux et c’est moi qui ai fait ce travail » et tu as envie de le partager. Tu veux transmettre ce savoir et tu veux aussi transmettre l’espoir, dire qu’on peut le faire. C’est positif, ce n’est pas un truc neutre comme dire de manger moins de sucre, c’est quelque chose qui va te toucher. Un truc un peu spécial qu’on ne peut pas formaliser et c’est peut-être aussi pour ça que le processus est long pour en faire un métier. En psychiatrie, les diagnostics sont un peu vague, comme ce que nous faisons, c’est un peu vague parce que c’est lié aux émotions. Nous sommes des vendeurs d’espoir. » (Natalie)

Recueilli par Isabelle Célérier

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