Alors que la France s’apprête à faire de la santé mentale sa « grande cause nationale » 2025, en Australie, cette dernière est affichée depuis des décennies comme une priorité des gouvernements du Commonwealth, des États et des territoires. Même imparfait, un modèle qui pourrait en inspirer plus d’un…
État des lieux dressé en 2014, vingt ans après la mise en place de la première stratégie nationale, dans un article de Santé mentale au Québec.
Quatre stratégies en santé mentale se sont succédé en Australie depuis 1992, afin de promouvoir la santé mentale, d’augmenter la qualité des services et de forger une approche cohérente dans tous les États et territoires australiens. Des cycles systématiques de planification qui ont notamment « permis le passage d’un système dominé par les hôpitaux psychiatriques à un système de services dans la communauté ».
Le système australien
Avec une population de 23 millions, l’Australie a un système de gouvernement fédéral avec cinq États et deux territoires, chacun ayant ses propres lois sur la santé mentale, la santé et les services sociaux. Responsable de la planification générale en santé, le gouvernement fédéral (le Commonwealth) subventionne un programme d’assurance maladie (Medicare) qui couvre les visites aux spécialistes et aux médecins de famille et une partie des frais des médicaments, tandis que les gouvernements des États et territoires s’occupent des hôpitaux et des services communautaires.
Selon les données disponibles à l’époque de l’article, près d’une personne sur cinq était atteinte de troubles mentaux en Australie, de troubles anxieux (14% de la population), dépression (6%), toxicomanie (5%) et schizophrénie (1%).
Des chiffres beaucoup plus importants chez les aborigènes, qui représentent 2,5% de la population. Un sondage effectué en 2005 révélait par exemple que les taux de morbidité psychologique des aborigènes étaient deux fois plus élevés que ceux de la population générale, leur taux de suicide étant, quant à lui, « le double de celui de la population générale ». Et les auteurs de préciser que « le suicide est devenu de plus en plus fréquent depuis les années 1980, alors qu’il était plus rare autrefois », les aborigènes se suicidant à un plus jeune âge que les autres Australiens, et la majorité des décès par suicide survenant avant l’âge de 35 ans.
Seules 38% des personnes atteintes de troubles mentaux (plus de femmes que d’hommes) consultent un clinicien, un médecin de famille plutôt qu’un spécialiste en santé mentale dans la plupart des cas.
Les services spécialisés de deuxième ligne sont utilisés par les personnes atteintes de graves troubles mentaux comme la schizophrénie.
Enfin, selon une étude de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), l’Australie avait, en 2000, l’un des taux les plus élevés d’utilisation d’antidépresseurs parmi les 18 pays mentionnés – seule l’Islande avait un taux supérieur – mais l’un des taux le plus bas quant à l’utilisation de médicaments comme les hypnotiques et les sédatifs.
Les services de santé mentale
Les services de santé mentale se répartissent en différentes catégories :
– hospitalisation ;
– urgence ;
– services communautaires ;
– psychiatre en consultation externe ;
– médecins de famille en cabinet ;
– médecins spécialistes ;
– autres professionnels de santé (psychologues, travailleurs sociaux, ergothérapeutes…).
70% des dépenses sont financées par le secteur public (46% par le Commonwealth et 24% par les gouvernements des États et des territoires), et 30% par le secteur privé.
En 2000, selon l’OCDE, les coûts de la santé mentale représentaient 6,5% de tous les coûts des soins de santé en Australie, proche du Japon ou des États-Unis, mais moins de la moitié de pays comme les Pays-Bas où 15,6% des dépenses des soins de santé étaient allouées à la santé mentale en 2003.
L’Australie compte également un important secteur médical privé, financé par le programme d’assurance du gouvernement (Medicare) et par l’assurance maladie privée.
Les réformes entreprises
À partir des années 1970, les cliniciens australiens tentent de modifier la pratique psychiatrique asilaire en remplaçant les lits psychiatriques par les services communautaires.
Évolution du nombre de lits dressés en psychiatrie 1970-1998 dans l’État de l’Australie-Occidentale
Évolution des services communautaires de la santé mentale 1970-1998 dans l’État de l’Australie-Occidentale
La première stratégie en matière de santé mentale (SNSM) remonte à 1992, suivie de trois autres stratégies, en 1997, 2003 et 2009. Destinées à établir un cadre de collaboration entre tous les ordres de gouvernement et une augmentation de 65% des dépenses publiques en santé mentale, elles visaient notamment à réduire la taille et le nombre d’hôpitaux psychiatriques en les remplaçant par les hôpitaux généraux et les services communautaires, ainsi qu’à :
– intégrer les services de santé mentale dans l’organisation générale des services de santé ;
– veiller à ce que chaque État, territoire et région ait un plan relatif à l’ensemble des services offerts à sa population ;
– et accroître le nombre et la gamme de services d’hébergement supervisés offerts en milieu communautaire et assurer une gamme suffisante de services pour répondre aux besoins des usagers de soins de santé mentale.
Plusieurs principes clés étaient également mis en avant :
– tous ceux et toutes celles qui ont besoin de soins de santé mentale devraient avoir accès à des services efficaces, indépendamment de l’endroit où ils vivent ;
– les usagers de soins de santé mentale, leurs familles et leurs soignants doivent guider les réformes ;
– les réformes en matière de santé mentale exigent une approche partagée entre les divers ordres de gouvernement ;
– l’importance de la recherche, de l’innovation et de la viabilité dans le domaine des services de santé mentale.
En dix ans, des changements importants sont ainsi intervenus dans la composition des services proposés : en 1993, seuls 29% des ressources de santé mentale étaient dirigées vers les soins communautaires, et 73% des lits psychiatriques étaient situés dans les hôpitaux psychiatriques. En 2002, les ressources de santé mentale allouées aux soins communautaires avaient augmenté de 51% tandis celles destinées aux hôpitaux psychiatriques diminuaient de 31%.
De moins de 2% en 1993, les ressources attribuées au secteur non gouvernemental (ONG) ont par ailleurs été multipliées par trois pour atteindre 5,5% des dépenses totales en santé mentale. Variant d’un État à l’autre, les services fournis par les ONG incluent généralement le logement, l’éducation, la formation et l’emploi.
Deux programmes ont marqué la décennie suivante : l’initiative Better Access et le programme Access to Allied Psychological Services (ATAPS). Fondé sur un paiement à l’acte des psychologues après une référence des médecins de famille, un ambitieux programme d’accès équitable à la psychothérapie a été mis en place en 2008. Prescrite par un médecin de famille, la visite chez un psychologue, psychothérapeute ou « autre professionnel de la santé reconnu » proposant des psychothérapies est remboursée par Medicare.
En trois ans, près de 10% de la population australienne y ont eu recours, pour des troubles anxio-dépressifs modérés à graves dans 70% des cas. Seules 20% des personnes présentaient encore un tel niveau de gravité après la thérapie. « L’utilisation des services de première ligne a ainsi augmenté dans toute la population, mais en particulier chez les personnes relativement défavorisées dans la communauté ou qui n’ont jamais autrefois reçu des services de psychothérapie. »
Mais comme le soulignent les auteurs, « la discrimination des services n’est pas résolue » et « il demeure une disparité pour les peuples autochtones ».
Miser sur la première ligne et la prévention
Plaçant la prévention et les jeunes en tête des priorités, le plan d’action de 2009 ciblait, quant à lui, les objectifs suivants :
– assurer des services de qualité dans la communauté en favorisant du même coup le rétablissement des personnes aux prises avec de graves troubles mentaux ;
– assurer une prise en charge des troubles mentaux courants par les services de première ligne, et ce, avec le soutien des services spécialisés ;
– poursuivre à la fois une campagne média de sensibilisation communautaire contre la stigmatisation et des études sur les attitudes des communautés à l’égard des personnes atteintes de maladie mentale ;
– travailler avec les écoles, les milieux de travail et les collectivités afin d’offrir des programmes d’éducation en santé mentale ;
– introduire des programmes de prévention et d’intervention précoce pour les jeunes et leurs familles, incluant les services de première, deuxième et troisième ligne ;
– mettre en œuvre des modèles efficaces d’intervention pour la psychose précoce chez les jeunes ;
– mettre en place la formation des intervenants de première ligne et des omnipraticiens pour le suicide et la santé mentale ;
– mettre en place des activités de prévention du suicide pour améliorer les efforts en vue d’identifier les personnes à risque de suicide et d’améliorer l’efficacité des services, incluant la formation des intervenants de première ligne en situation d’urgence ;
– développer le soutien pour les familles et les aidants des personnes atteintes de maladie mentale et de problèmes de santé mentale, y compris les enfants de parents ayant une maladie mentale.
La création d’une Commission sur la santé mentale (National Mental Health Commission) en 2012 a, pour sa part, accru la participation des usagers et familles, et assuré une surveillance indépendante continue du système de santé mentale australien. Présidée par un professeur émérite d’administration publique dont la fille souffrait de schizophrénie, elle joue un rôle moteur en formulant des recommandations pour améliorer le système de santé mentale et faire évoluer les attitudes et comportements des Australiens à l’égard de la santé mentale.
Les autorités australiennes ont également engagé d’autres projets, comme la stratégie nationale d’intervention auprès des médias contre la stigmatisation destinée à promouvoir un discours moins négatif et plus positif sur la santé mentale et la prévention du suicide. On enseignait par exemple aux journalistes comment traiter ces questions et ne pas stigmatiser ceux et celles qui sont atteints de maladies mentales.
Parmi les autres succès cités par un rapport du Comité sénatorial canadien figurent également l’amélioration de la formation et la participation des médecins de famille au traitement des maladies psychiatriques, les approches pour sensibiliser le public aux questions de santé mentale, ainsi que la participation des usagers, leurs familles et leurs soignants à la planification des services et des stratégies nationales.
Et après ?
Mais nombre d’obstacles demeuraient cependant en 2014, selon les auteurs. « Beaucoup de services psychiatriques communautaires manquent de plus en plus de ressources, et d’autres n’ont jamais été suffisamment développés. Les ressources du secteur privé ne sont pas distribuées rationnellement et les administrations publiques de la santé siphonnent sans cesse les budgets de santé mentale. »
Certains s’inquiétaient par ailleurs « que ceci se fasse au prix des diminutions des services, surtout pour les patients souffrant de troubles mentaux graves et persistants comme la schizophrénie » qui « demeurent discriminés à l’intérieur des services de santé ». La mortalité due aux maladies physiques est, par exemple, supérieure de 70% chez les patients psychiatriques par rapport à la population générale. « Dans le cas de la schizophrénie, la surmortalité correspond à une réduction de près d’une dizaine d’années d’espérance de vie chez les hommes et les femmes. » « Les personnes atteintes de troubles mentaux sont également plus à risque de décéder de cancer, de maladies cardiovasculaires et d’autres maladies, en comparaison du reste de la population. Donc, la mortalité excessive chez les patients psychiatriques après une autre maladie chronique correspond 10 fois à celle associée au suicide », expliquent les auteurs. Une surmortalité qui persiste après ajustement des facteurs de risques comportementaux comme l’usage du tabac, l’activité physique et l’indice de masse corporelle. Qui pourrait aussi s’expliquer par la priorité donnée aux services pour les psychoses précoces qui ne ciblent que les jeunes alors que dans au moins un tiers des cas, ces maladies commencent chez des adultes de plus de 25 ans.
Les chiffres 2020-2022
En 2020-2022, sur les 19,8 millions d’Australiens âgés de 16 à 85 ans, 42,9 % (soit 8,5 millions de personnes) avaient souffert d’un trouble mental à un moment donné de leur vie :
- 28,8% (5,7 millions de personnes) d’un trouble anxieux tel qu’une phobie sociale ou un trouble de stress post-traumatique ;
- 16,0% (3,2 millions de personnes) d’un trouble affectif tel qu’un épisode dépressif ;
- 19,6% (3,9 millions de personnes) d’un trouble lié à la consommation de substances.
4,3 millions d’entre eux avaient souffert d’un trouble mental au cours des douze derniers mois.
En 2020-2022, 17,4% des Australiens (3,4 millions de personnes) âgés de 16 à 85 ans, et 45,1% (1,9 million) de ceux ayant souffert d’un trouble mental au cours des douze derniers mois, ont consulté un professionnel de la santé dans l’année précédant l’entretien :
- 21,6% des femmes, contre 12,9% des hommes ;
- 22,9% des personnes âgées de 16 à 34 ans, contre 17,4% des personnes âgées de 35 à 64 ans et 8,1% des personnes âgées de 65 à 85 ans ;
- 12,4% des personnes ont consulté un médecin généraliste et 7,8% ont consulté un psychologue.
607 700 personnes (14,3%) souffrant d’un trouble mental depuis douze mois ont par ailleurs eu recours à d’autres services, par téléphone, Internet ou une autre technologie numérique :
- Les femmes plus que les hommes (15,9% contre 12,4%) ;
- Les personnes âgées de 16 à 34 ans plus que celles âgées de 35 à 64 ans (18,2% contre 12,0%).
En 2020-2022, 17,6% des Australiens (3,5 millions de personnes) âgés de 16 à 85 ans ont reçu au moins un traitement remboursé par le gouvernement pour des problèmes de santé mentale au cours des 12 mois précédant l’entretien :
- 21,6% des femmes, contre 13,5% des hommes ;
- 12,0% des personnes âgées de 16 à 34 ans, contre 18% des personnes âgées de 35 à 64 ans et 25,8% des personnes âgées de 65 à 85 ans ;
- Un antidépresseur pour 14,2%, un anxiolytique pour 3,1%.
Enfin, l’Australie est devenue en 2023 l’un des premiers pays au monde à autoriser l’utilisation d’ecstasy (MDMA) et de champignons hallucinogènes pour lutter contre certaines pathologies mentales, notamment la MDMA pour traiter le stress post-traumatique et la psilocybine contre la dépression.
Isabelle Célérier