Santé mentale : débattons un peu, beaucoup, passionnément 

Mental… Ce qualificatif nous envahit : charge mentale, santé mentale, maladie mentale. Mais aussi parfois en substantif : « C’est le mental qui compte », nous dit-on pour expliquer la victoire du sportif.  

Mental ?  « Qui a rapport aux fonctions intellectuelles, au psychisme », nous dit le dictionnaire. Selon l’Organisation mondiale de la santé,  « la santé mentale est un  état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Quant aux  psychiatres de l’Association européenne de psychiatrie, ils l’ont définie comme un « état dynamique d’équilibre interne ».  Querelle d’experts ? En tout cas, la santé mentale vient  d’être retenue comme grande cause nationale 2025 par le Premier ministre, Michel Barnier…  

Succès ? Si cette notion est mise en avant, c’est que cela ne va pas fort. De tous côtés, on nous décrit une société en berne, avec des jeunes en voie de perdition, des taux de tentatives de suicide élevés chez les jeunes filles. Et  Bruno Falissard, pédopsychiatre, l’a écrit lui-même dans VIF: « Santé publique France nous l’a rappelé il y a quelques mois : le taux de dépression augmente régulièrement depuis 2005 et ce, dans toutes les classes d’âge, avec une accélération sensible depuis 2017, en particulier chez les jeunes femmes. Tout le monde est d’accord là-dessus, et c’est d’ailleurs une constatation internationale. » Mais petit bémol : « Curieusement, il y a beaucoup moins de communication sur l’évolution du taux de suicide dans les dernières décennies. Vers la fin du XXe siècle, le taux s’élevait à 20 pour 100 000 habitants. Depuis, il est descendu très régulièrement pour se stabiliser à 12 pour 100 000 habitants ces toutes dernières années. Ces données sont réputées fragiles, mais elles sont confirmées par l’évolution du nombre de tentatives de suicide : une diminution régulière depuis les années 2010, à une exception près, celle des jeunes et des jeunes femmes en particulier. Chez ces dernières, depuis 2015-2017, les tentatives de suicide ont quasiment été multipliées par deux et le nombre de suicides a lui aussi augmenté, dans des proportions nettement moindres heureusement .» Comment interpréter des données aussi paradoxales ? Et que vient faire la santé mentale ? « Pour les plus jeunes, pourquoi une telle dégradation et pourquoi en si peu de temps ? Crise climatique ? Réseaux sociaux ? Pression scolaire ? Multiples conflits armés ? Violences sexistes ? Effet paradoxal de #MeToo ? », s’interroge encore Bruno Falissard.   

Qu’en déduire ? D’abord, on ne peut que se féliciter que la santé mentale soit considérée comme une grande cause nationale, même si l’on sait en regardant l’histoire récente que cela ne préjuge en rien de la suite. Qui se souvient en effet qu’en 2011, la grande cause, c’était la lutte contre la solitude, puis l’autisme en 2012, l’illettrisme en 2013, ou encore l’engagement associatif en 2014 ? Un petit tour et puis s’en va… Rappelons aussi que la grande cause nationale n’est qu’un « label officiel attribué à un organisme à but non lucratif ou un collectif d’associations… Cet agrément permet, tout au long de l’année, d’organiser des campagnes de générosité publique et de diffuser gratuitement des messages sur les sociétés publiques de télévision et de radio ». Voilà. Cela n’est pas beaucoup, mais ce n’est pas rien.  

Une grande pauvreté théorique et politique
Néanmoins, on va donc parler « santé mentale ». La probabilité est élevée que les pouvoirs publics aient bien d’autres choses à faire et au final, n’en fassent pas grand-chose, à part bien sûr en parler ou communiquer. Eh bien, prenons-les au mot. Débattons, alors.
Nous vivons dans une grande pauvreté théorique et politique pour penser ces questions. Ce concept de santé mentale inclut-il ou non la psychiatrie car bizarrement, celle-ci a disparu du discours officiel ? Est-il sain que l’on passe de l’un à l’autre, comme si tout cela était dans une même continuité ? Quel rapport entre la maladie chronique dont souffre un schizophrène et l’angoisse d’un jeune devant le monde qui l’attend ? On nous dit dépistons, dépistons… Certes, mais est-ce une si bonne idée dans une période où les associations de proches ou de malades insistent sur le travail inachevé de déstigmatisation ?
On parle beaucoup des neurosciences, mais si elles se sont révélées passionnantes, elles s’avèrent encore inutiles dans les prises en charge du malade. Et pourtant, ce sont elles qui avalent une très grande partie des subventions à la recherche. Quant à la psychothérapie institutionnelle qui a triomphé dans la seconde partie du XXe siècle, la seule nostalgie de cette époque peut-elle servir de modèle ? D’autant qu’elle a manqué le rendez vous de l’émergence des associations de malades. Ces dernières sont-elles, pour autant, en état d’imposer un autre rapport de forces ?
Il y a, aujourd’hui, d’autres expériences, d’autres modèles qui se sont mis en en place, comme  les pairs-aidants, les GEM (groupe d’entraide mutuelle), voire, plus généralement, les politiques de réhabilitation où la maladie mentale est regardée sous l’angle du handicap, et où il s’agit dès lors pour les thérapeutes, non plus de soigner, mais de se servir des autres capacités de la personne. Ces politiques sont à la mode ; cela suffira-t-il pour simplement respecter les droits de la personne ? Plus généralement, où sont les enjeux entre une psychiatrie en déshérence et une mode confuse autour de la santé mentale ? Sur quels leviers s’appuyer, avec le poids dominant de l’industrie pharmaceutique, seul acteur à avoir les moyens de sa politique ? 

Dans ce brouillard, il reste quelques repères : l’attention, la non-discrimination, l’hospitalité, mais aussi la recherche. De quoi en débattre au minimum…  

Éric Favereau