Réflexions sur l’isolement thérapeutique (extraits)

Chambre dite « d’apaisement » à l’hôpital du Rouvray, où Lucien Bonnafé a travaillé après-guerre

Ces extraits proviennent de la revue L’Information psychiatrique
(1949, Volume V, pages 172-186)

« Lorsque Pinel, après quelques précurseurs, pressent que l’isolement est un puissant moyen de guérison de la folie, lorsque Esquirol approfondit le problème de l’isolement, ils proclament ces vérités dans un contexte dont il importe de ne point se détacher. Les « aliénés » faisaient alors généralement l’objet de mesures de coercition brutales, ils étaient souvent enchaînés en série ou du moins parqués dans un local commun, ils étaient couramment enfermés en cachot. La psychiatrie médicale naissante n’a pas préconisé la multiplication des cachots au détriment des salles communes, elle a tenté de donner un sens thérapeutique à l’isolement du malade. Je reviendrai plus loin sur le sens de cette conception très moderne où l’isolement thérapeutique s’oppose d’emblée à la « réclusion » et à la « contrainte ». Et surtout, fait capital, le problème a été posé dès la naissance de la psychiatrie moderne dans toute sa relativité, primordialement même, ce n’est pas l’isolement au sens précis qui a été surtout visé, mais le changement de milieu.
On assiste, au cours du XIXe siècle, à d’importants débats situés dans cette ligne. Les discussions sont le thème du « no restraint » se situent au point culminant de cette évolution. Puis le problème « pourrit », pratiquement débordé par d’autres préoccupations […]

Il est significatif de noter qu’on voit couramment aujourd’hui, dans les précis médicaux, la notion « d’isolement » confondue avec celle « d’internement », en tant que solution désespérée, dans la perspective de l’opinion vulgaire où l’on enferme les fous et non plus dans la ligne tracée par Pinel et Esquirol où dominait le problème de changement thérapeutique de milieu.
De même, dans la pratique, nomme-t-on couramment « isolement » les « cabanons », services dits « de psychiatrie » des hôpitaux non spécialisés. Un fait d’une sombre ironie est d’ailleurs que ces survivances antepineliennes sont généralement couvertes du nom de Pinel. (Le service de Déjerine, à la Salpêtrière, type le plus extrême du service d’isolement, se nommait bien Pinel, mais il s’agissait d’une toute autre chose).
Les médecins des hôpitaux psychiatriques sont familiarisés avec l’aggravation des troubles mentaux couramment constatée après l’application vicieuse de l’isolement ainsi pratiqué.
[…]

 

L’ambivalence de la notion d’isolement

La notion d’isolement en psychiatrie est tout d’abord relative au milieu, elle se pose en priorité comme la recherche d’un mode de vie différent dans un environnement différent, la traduction en termes psychiatriques de la conception naïve où isolement égale internement peut ainsi se formuler : « Le traitement ne consiste donc plus à séparer le malade de son milieu, ce qui reste d’ailleurs un premier temps de sa réadaptation, mais à le placer dans un milieu tel que : 1° les conflits du malade s’atténuent ou disparaissent ; 2° le malade soit réentraîné progressivement à la vie collective » (P. Bernard). L’ambivalence de la notion d’isolement apparaît ici en pleine lumière : il ne s’agit pas de supprimer les contacts du malade avec autrui, il s’agit de le changer de société ; et ceci en le plongeant dans une néo-société spécialement étudiée en vue de la réduction de ses conflits et de sa resocialisation.

Je crois que le problème de l’isolement au sens le plus strict où j’entends me limiter ici ne saurait être utilement posé sans référence à ce thème fondamental de la relativité de l’isolement général. Le problème de pratique psychiatrique des indications de l’isolement, s’il n’est pas posé dans ce cadre, reste entaché de formalisme. Faute de ce contexte en effet, on discuterait comme si un malade pouvait être réellement « isolé », c’est-à-dire coupé de tout contact avec toute personne humaine, on perdrait de vue le fait que tout isolement suppose une vie encadrée dans un système de contacts humains (au minimum les interventions du personnel) et que les modalités de ces contacts constituent presque l’essentiel du problème.
Lui-même, le mode pénitentiaire du « Solitary Confinement » ou « système de Pennsylvanie », dont Ferrus entreprenait en 1850 une critique pertinente (De l’emprisonnement) lui reprochant « d’éteindre plutôt que d’éveiller la sociabilité », ne se concevait pas, psychologiquement, sans que les ruptures de la solitude par des interventions des gardiens ne constituent des événements fondamentaux dans la vie de reclus. Et il n’est pas inutile de noter ici que cette méthode visait à la culture du repentir ; ce qui ne laisse pas de porter à la méditation le psychiatre conscient de l’importance des sentiments de culpabilité et des réactions agressives et autopunitives qui leur sont liées.

Quelques points de repère

Je n’entreprendrai pas maintenant la tâche assez vaine qui consisterait à envisager une revue des indications de l’isolement sur un plan nosographique, dans un style « tiroir de concours ». Je me bornerai à tracer quelques points de repère en fonction de l’objectif concret de ce travail de défrichage : conception, nombre, rôle et utilisation des chambres individuelles dans le service de psychiatrie.
Pour chaque cas envisagé, l’indication est à discuter sur un double plan : problème thérapeutique propre au malade (rôle curatif de l’isolement) et problème du service (nécessité de sauvegarder un climat tolérable en isolant les malades perturbateurs).
C’est devant un éventail extrêmement ouvert que nous nous trouvons lorsque nous tentons une telle vue panoramique.

Les malades pour lesquels la question s’impose d’abord, en fonction d’une valorisation habituelle des comportements les plus troublés, sont ceux qui présentent des comportements turbulents, agressifs, clastiques, bruyants ; on trouvera dans ce cadre quelques délirants, le plus souvent en raison de réactions paroxystiques, des catatoniques, des maniaques, des confus, souvent anxieux, des malades très « organiques » divers (P.G., déments). Tels malades de ce type, à atteinte organique sévère, en passant par le « délire aigu », font se rejoindre ce cadre et celui des cas où l’isolement est imposé par des motifs d’ordre somatique, y compris les contagieux à comportement calme.

D’une façon plus particulière, des indications d’isolement tout à fait épisodique se posent dans certains cas de troubles paroxystiques (états épileptiques par exemple). Chez les hystériques, on trouvera matière à des problèmes d’indications épisodiques analogues, indépendamment de la question de l’isolement permanent dans l’hystérie, qui a beaucoup perdu de son actualité, sinon de son intérêt, car la discussion de ce vieux thème me paraît à reprendre, mais ce n’est pas l’objet que je vise ici.
Dans la masse des cas (qu’ils soient dits névrotiques ou psychotiques) où le comportement du malade est pratiquement dénué d’agressivité directe, ou d’effet perturbateur immédiat, le problème se pose avec une subtilité méconnue, qui défie toute systématisation. On ne peut ici que souhaiter, lorsqu’une observation d’un malade est publiée, que le mode de vie qui lui a été prescrit soit relaté, discuté, justifié et considéré par rapport à son efficacité.

La posologie

L’isolement est une thérapeutique. Comme tout autre, elle se dose. Le problème posologique y est même spécialement ardu. J’ai dit ailleurs : « l’isolement, c’est l’opium », remède souvent actif, facile et contenant le danger des tentations de facilité, faux remède souvent, masquant les symptômes et favorisant éminemment l’accoutumance enfin.
Le double aspect, favorable et défavorable, du remède, on a tendance à le schématiser autour de sa double polarisation : mesure de contrainte, mesure thérapeutique. Les choses ne sont pas si simples. Je reposerai plus loin le problème des sanctions en psychiatrie. Il n’est pas dit a priori qu’une mesure de contrainte ne puisse être favorable en tant que telle, mais surtout il est beaucoup moins certain encore qu’un isolement sans contrainte soit, pour autant, favorable. Bien souvent, le fait que le malade recherche l’isolement en constitue une contre-indication.

Davantage une manifestation d’intolérance qu’un acte thérapeutique

La posologie de l’isolement est une des plus difficiles à prescrire en psychiatrie. D’autant plus que, dans bien des cas, l’isolement est prescrit sans une intention thérapeutique délibérée, par lassitude, il s’agit au sein de l’H.P. d’une ségrégation nouvelle, comme l’internement reste davantage une manifestation d’intolérance de la part de l’entourage qu’un acte thérapeutique.
En tout cas, l’évolution historique se fait vers un affinement de la posologie de l’isolement. Depuis Pinel, il y a eu une longue évolution de sociabilisation des collectivités de soins pour malades mentaux, la thérapeutique immédiate des comportements agressifs s’est considérablement améliorée (électrochoc notamment), en fonction de cela, les techniques d’isolement sont allées s’épurant de leur contenu de super-internement. La nécessité d’isoler le malade troublé dans d’autres buts qu’immédiatement thérapeutiques s’est atténuée.
« Officiellement », on ne punit plus guère le malade en le mettant en « cellule » ou au « cachot », on dit volontiers aujourd’hui que le fait de laisser un malade « en cellule » est le résultat d’un échec, on incrimine à juste titre la faiblesse de l’organisation du service, on concède que si une importante part de responsabilité réside dans les persistances répressives chez le personnel, ces persistances sont favorisées par les conditions de travail. Ces bases, en définitive, permettent de poser le problème posologique sur un plan qui n’est pas absolument utopique.

Certes, un rapide coup d’œil sur le problème des indications montre que la posologie ne saurait faire la matière d’aucune codification précise sous peine de tomber dans le schéma arbitraire. En fait, on est obligé de constater le glissement du problème posologique vers le problème central de l’isolement : les modalités d’application.
Il suffit de dire qu’on ne saurait envisager la posologie autrement que dans la ligne d’une individualisation maxima. Tout au plus peut-on considérer à travers quelles optiques différentes on doit considérer l’isolement, en présence de chaque cas particulier : s’agit-il d’isoler transitoirement un malade en présence d’un paroxysme (un état de fureur épileptique, une crise hystérique…) ? Un temps d’isolement dépassant le besoin impératif ira là nécessairement vers une intoxication du malade, spécifiquement dans le cas de l’hystérie, et alimentera la tendance à la répétition des conduites spectaculaires.

S’agit-il à l’opposé de faire en sorte que le lit du malade, son habitat, soit en chambre et non en salle commune ? Dans la grande généralité des cas, le problème sera alors de faire en sorte que le malade ne cultive son isolement et que les inconvénients classiques de la réclusion ne se développent, même s’il ne s’agit pas d’une cellule mais d’une chambre.
Le simple rappel de ces deux lignes directrices pour la fixation de la posologie individuelle nous ramène encore, inévitablement, au problème central des modalités d’application. Au premier plan, nous découvrons ici par prédilection le problème des sanctions en psychiatrie.

Sanction ?

Un consensus d’opinion à vrai dire assez discret proscrit la notion de sanction de la thérapeutique psychiatrique. Mais une réflexion assez attentive révèle ici un problème méconnu. Ce problème est fondé tout d’abord sur le fait que nul n’est assez naïf pour croire à l’absence radicale de conduites répressives chez le personnel et le chef de service lui-même. Un regard, un mot, une attitude de réprobation, une conduite de bannissement, si discrets soient-ils, peuvent être chargés d’une signification punitive intense. Nul ne s’est encore avisé d’étudier cet important problème de technique psychiatrique, encore moins, n’avons-nous trouvé nulle part le moindre texte récent traitant de la vertu curative de la réclusion cellulaire imposée au malade au titre de sanction. Il semble pourtant qu’une conduite de ce type ne puisse être reconnue valable, qu’après avoir subi l’épreuve de la communication écrite et de la discussion publique.

Quant à moi, je tiens, jusqu’à examen d’une argumentation clinique susceptible de me faire varier, que le problème des sanctions se pose, en dehors de toute naïveté humanitariste, par référence à la vie sociale commune.
Une connaissance approfondie des attitudes répressives discrètes, subtiles, indirectes, de la vie courante, alimentée par une culture psychiatrique orientée vers la recherche des significations (culture encore à l’état de germe, mais qui ne saurait manquer de se développer) permet d’envisager une domination des attitudes de ce type dans la vie du service. Mais le problème est ici celui d’une sanction plus nette : la réclusion. Or, dans la vie courante, l’être humain tient cette mesure pour un acte répressif d’une extrême gravité, un symbole électif de la culpabilité. On est condamné à être enfermé, mais on prend un avocat, on peut faire appel… ainsi vécu par le malade, le fait de pouvoir être soumis à la réclusion la plus arbitraire, dans l’asile, prend le sens d’une condition profondément aliénée.
L’humiliation, le ressentiment, envahissent le cadre psychologique de l’existence asilaire, créant ce que l’on pourrait nommer la « sur-aliénation ».

C’est fondamentalement, sur la base d’une compréhension approfondie de ces difficultés que doit se poser le problème de l’application de l’isolement. Concrètement, si le médecin prescrit d’isoler un malade, il ne peut ignorer que cette prescription médicale risque au plus haut point d’être appliquée dans une signification renversée, non plus thérapeutique mais pathogène, le malade sera enfermé, au titre de punition, sans disposer de la possibilité pratique d’en appeler de son incarcération ; plus encore, l’isolement du malade échappe souvent au médecin qui se trouve en présence d’un fait accompli à son insu, alors que toute notion de prescription est étrangère aux faits. La référence à la vie sociale réelle se pose alors par rapport au détenu soumis aux caprices de la chiourme. Lorsque le chef de service ne dispose pas des possibilités les plus larges de contrôle des réactions du personnel (cas typique des organisations congréganistes) la notion d’isolement thérapeutique s’efface ainsi au plus loin derrière les conduites de réclusion, et la cellule devient un mal plus ou moins nécessaire, plus ou moins passivement subi.

Cela vous fera du bien 

Le problème des modalités d’application de l’isolement est essentiellement celui de l’action du médecin sur le personnel. Je ne détaille pas ici les principes de la formation professionnelle sur ce point. […] La création réelle de l’atmosphère de social-thérapie amène à donner le sens réel d’une thérapeutique du milieu à l’isolement lorsqu’il est prescrit dans le but d’épargner à l’entourage les effets des conduites antisociales. Il ne s’agit pas ici de mots mais d’une réalité très concrète. L’expérience montre que l’on peut orienter sans trop de difficultés les conduites du personnel dans ce sens sous deux conditions fondamentales :
Existence, dans le service, d’authentiques pratiques de thérapie collective et d’une véritable vie sociale. Faute de ce contexte, l’assertion que la séparation du groupe est motivée par une intention thérapeutique reste abstraite et inassimilable par le malade.
Intégration radicale de l’isolement dans une perspective de relativité extrême, où l’isolement perd son sens étymologique et où le seul problème est celui de l’organisation des contacts avec l’entourage. On peut indiquer comme règle possible dans ce cadre : réduction et non suppression de ces contacts, contrôle plus constant au lieu du relatif « laisser aller » qui préside aux relations habituelles. Mais ces règles ne sont que des exemples applicables à certains cas particuliers. Dans tels cas par exemple, il ne s’agira pas de réduire les contacts avec tout entourage, mais de substituer temporairement à un mode de vie où les rapports avec autrui se font essentiellement avec les autres malades, un temps pendant lequel c’est un infirmier qui assumera entièrement le rôle de l’autrui. Une promenade avec un infirmier constitue ainsi un type remarquable de pseudo-isolement ainsi entendu. À l’inverse, lorsque c’est la rupture momentanée de tout contact humain qui apparaît la meilleure thérapeutique, une technique qui donne les meilleurs résultats dans un certain nombre de cas consiste à conduire le malade hors du pavillon en le priant, en termes de thérapeutique et non de prescription, d’aller faire une promenade, seul, dans le parc. (Tout est dans la manière de dire : « Cela vous fera du bien » et « Vous dérangez les autres », et dans les commentaires à ces assertions).
Je ne peux évoquer toutes les difficultés rencontrées au cours de la mise en œuvre des techniques d’isolement épurées des aspects de contrainte. Je me bornerai à un exemple : Dans la conduite thérapeutique qui consiste à confier uniquement à une infirmière une malade soit alitée, soit debout, on voit avec du personnel encore novice la présence de la « garde », figée dans une attitude de gaucherie, exaspérer les conduites pathologiques. La réduction de ces maladresses m’a d’ailleurs paru relativement aisée. Une énumération de telles banalités serait fastidieuse, il importe seulement d’en rappeler une en chemin.

Pour en revenir aux conduites générales de l’application des techniques d’isolement, je crois nécessaire d’insérer au passage une nouvelle référence au problème des sanctions : il va sans dire que, quelle que soit la valeur de la formation professionnelle du personnel et le développement du cadre de social-thérapie ambiant, la signification punitive des conduites ségrégatives ne saurait être ignorée. Dans les techniques les plus affinées, l’incarcération cède le pas à la proscription ou bannissement, mais les dangers de prévalence de ces derniers aspects subsistent. Dans les techniques où l’appel à la sociabilité constitue le cadre général des entreprises de réadaptation, l’intégration du malade au groupe est le temps majeur. Les conduites d’acceptation de l’individu par l’entourage supposent la polarité inverse : les conduites de « quarantaine » dont la signification humiliante n’a pas besoin d’être soulignée. »

Lucien Bonnafé

Lucien Bonnafé