Il faut d’abord traverser les marais ; on regarde cette austère étendue en songeant aux visages des jeunes parachutistes alliés qui s’y sont noyés, à toutes ces vies brisées par l’événement. Dans ces marais reposent les héros de l’histoire.
Il faut ensuite longer le cimetière militaire allemand dont, à la fin des années 1950, on autorisa la construction ; on se demandera comment cela fut possible et de quelle manière cette mémoire négative est aujourd’hui célébrée. On parcourra les allées en distinguant ici un prénom, là une date de naissance des vaincus de l’histoire.
Il faut enfin entrer dans le bourg ; celui qui fut reconstruit après et n’a pas connu les désastres de la guerre. On verra les massifs de fleurs, les devantures soignées des commerces ; on trouvera le village sans charme. En son arrière, on distinguera quelques vieilles bâtisses, signe qu’il existait là un autre bourg, lui entièrement rasé. Ceux qui y vivaient durent fuir, partir ailleurs alors que les combats faisaient rage. Creuser des tranchées et s’y réfugier. Sans force, attendre dans la crainte. Ils sont les oubliés de l’histoire.
Précédés de tous ces fantômes, on arrivera au Bon-Sauveur de Picauville. Devant nous, il y aura l’asile. Ses hauts murs et son grand portail barreront le paysage. On hésitera à rentrer mais très vite, sans même s’en rendre compte, on sera au-dedans. On comprendra que nul n’ignore ici ce qui s’est passé ; que si la terre fut marquée, ces hommes-là le furent aussi. On saura que ce lieu-là ne fut pas au dehors de l’histoire, mais au contraire un lieu où elle s’y concentre. Un lieu mémoire.
Des milliers de dossiers
Un ensemble de pavillons fait penser à un village VVF ; ils ont été construits au début des années 1970, symbole de la sectorisation voulue par quelques psychiatres dès 1945 et qui mit tant de temps à se réaliser. Il s’agissait alors d’en finir avec l’enfermement psychiatrique ; en finir avec l’asile aux fous ; fermer les grands édifices et leurs cours intérieures ; désaffecter les salles de bains collectives. Les patients désormais ne viennent que pour la journée. Le soir, ils rentrent chez eux et ne sont plus les figures anonymes des grands et tristes dortoirs.
Dans un des pavillons, il n’y a plus de patients, plus un, ou plus exactement ils sont tous là, nuit et jour. Ce sont leurs dossiers. Ce sont les archives. Il règne encore une forte odeur de tabac, les portes sont toujours ornées de leur signalétique passée. Il n’y a plus de lits. Seulement des étagères. Ils sont des milliers soigneusement ordonnés et rangés sur les rayons : bibliothèque infinie de vies de tracas. Lorsqu’on extrait l’un d’eux, une existence se déplie dans ses moindres détails ; il y a le temps des soins, les rapports de consultations, les courbes de températures, les ordonnances ; il y a la séparation et les demandes répétées des familles ; la souffrance a une mémoire ; le dossier raconte. Il dessine une ligne souvent brisée. À plusieurs mains, médecins, infirmières, gardiens, familles ont écrit un récit ; certains sont brefs, d’autres plus longs, interrompus tardivement par la mort. Il y a aussi les dossiers transférés d’un autre hôpital, d’une autre institution ; archive dans l’archive ; comme par exemple ceux de patients rapatriés d’Algérie, de Blida exactement, en 1963, un an après l’indépendance. L’histoire individuelle et l’histoire collective s’y croisent. Les fous aussi sont des acteurs de l’histoire.
Il y a des étagères vides ; celles d’avant 1945. Que sont-ils devenus tous ceux qui vinrent avant ? Que s’est-il passé en 1944 ? Il n’y a pas d’autre centre d’archivage dans l’établissement ; tout est là. Ainsi, un siècle au moins de gesticulations, de cris, d’appels au secours a disparu. Un grand blanc ; une ellipse ; un trou de mémoire. Effacées, croit-on, les cent premières années d’une histoire…
La guerre a frappé là aussi. Le Bon-Sauveur, malgré sa grande croix rouge peinte sur les toits, n’a pas été épargné ; il y a eu les bombes incendiaires et le bruit assourdissant des obus ; le vieil asile s’est transformé en champ de ruines ; le feu a détruit la communauté et la chapelle. Et la mort a fait son travail alentour ; certains malades sont décédés, d’autres ont été blessés. Les archives ont brûlé. Les traces de cette histoire surtout ont disparu à jamais.
Alors restent les images. Celles des bombardements. Celles d’une institution éventrée, meurtrie, violentée. Restent aussi le récit des religieuses sur cette catastrophe et les rapports annuels des médecins. Des patients, rien.
Philippe Artières
« Les années précédentes, nous donnions à cette fête toute la solennité possible… aujourd’hui nous assistons à deux messes basses et nous courons aux abris ou voir les pauvres malades afin de les encourager, de les réconforter… Continuation de bombardements. On se demande où aller, où courir, où se réfugier. Le midi, nous insistons encore près des médecins, de Mr Lerosier pour savoir si ce n’est pas s’exposer toute à la mort sous des abris si peu sûrs. On pense tout de même que la cuisine résistera (ciment armé) et on reste ainsi groupées dans la prière. Vers 8 heures, redoublements de bombardements et le Bon-Sauveur est visé, il semble que toutes les bombes, tous les obus sont destinés à écraser le Bon-Sauveur. Chacune remet son âme entre les mains du Bon-Dieu, Mr l’Aumonier renouvelle l’absolution générale… Oui, nous sommes bien visées ; le quartier du Bon-Secours reçoit des bombes incendiaires et les flammes jaillissent de tous côtés. Il y a encore des victimes, Mme Delaunay au Pavillon est la proie des flammes, Hélène Grenier à Bon-Secours et plusieurs de nos pensionnaires sont blessées. L’heure est grave, très grave… Notre Mère demande aux sœurs de se préparer à partir. Mr l’Aumonier ferme le Tabernacle et l’exode commence. » (Journal de Sœur Lenormand, juin 1944)
« Des malades arrivent se bousculant et criant : « Le feu est au Bon-Sauveur »… de par ailleurs l’on crie : « L’immaculée est atteinte » et nous sommes à côté. Un craquement formidable sur nos têtes, ce n’est qu’un cri : « Le clocher est atteint… » (Sœur Toullier qui se trouvait à la chapelle se demande comment elle a pu gagner la sacristie, elle ne voyait que poussière et fumée). Sous le cloître, tout le monde est à genoux, les bras en croix. La mort plane sur nos têtes, c’est évident. Chacune renouvelle le sacrifice de sa vie. Le Dr Hecate demande une personne de bonne volonté pour aller avec lui, représenter aux autorités que c’est vraiment inhumain de s’attaquer à un hôpital et surtout à un hôpital d’aliénés. Il est trop tard d’entreprendre des pourparlers. La Chapelle est touchée, il faut absolument fuir notre abri.
Monsieur l’Abbé Belloir propose de gagner le presbytère, la cave nous défendra peut-être… Les malades du Sacré-Cœur arrivent affolés… Monsieur l’Abbé revenu d’un petit examen au dehors, se concerte avec Notre Mère et le Docteur. Un ordre est donné : « Partons au plus vite à travers la campagne ». Les sœurs qui ont leur valise proche s’en emparent vite et chacune essaie d’entraîner à sa suite un groupe de malades. Ce n’est pas chose facile : les unes au lieu de suivre le mouvement veulent prendre une porte déjà aux trois-quarts arrachée ; d’autres refusent de partir, il faut les traîner de force et le danger devient de plus en plus pressant. Enfin, nous voilà au dehors, entre deux feux, car les Américains sont aux environs et même hier ils se battaient à Étienville dans un village tout proche, il y avait combat au corps-à-corps. L’intention de nos mères est de rester à proximité de la communauté. La maison du frère de Sœur Louise V, sise à un kilomètre, ferait bien un abri, celle de sa sœur, cinq cents mètres plus loin, en ferait un autre, il nous serait ainsi facile de revenir voir ce qui se passe chez nous.
Monsieur l’Aumonier porte le Saint-Sacrement. Quel contraste avec nos belles processions de la Fête Dieu… C’est le cœur navré que nous suivons. À bien des reprises, il faut gagner le fossé, se blottir contre les haies : mitrailles et fusillades sans arrêt. Les premiers groupes ont atteints la maison de A.V. » (Journal de Sœur Viel, juin 1944)
Rapport médical du docteur Louis Anglade, Picauville, le 1er Mars 1945
« Cette année, par suite des événements du mois de juin, de la destruction complète de toutes les archives et des conditions précaires d’existence que nous menons, il me sera difficile de vous donner toutes les précisions que j’aurais désiré sur l’activité des services durant l’année 1944. […] Avant le mois de juin, l’Hôpital maritime de Cherbourg occupait le quartier de Lourdes, soit 100 lits, et les troupes d’occupation allemande le quartier Saint-Joseph, soit 430 lits. Les Allemands avaient organisé un hôpital. Nous avions évacué près de 300 malades et nous nous étions organisés dans les immeubles laissés à notre disposition. Dans la quinzaine qui a précédé le débarquement, les allemands ont déménagé rapidement leur hôpital, annonçant que Pont-l’Abbé était un point stratégique très dangereux. Des batteries de DCA étaient d’ailleurs installées à quelques mètres des murs de l’asile. Devant ces faits, nous demandons à la Préfecture et à l’Inspection de la Santé s’il n’est pas prudent de procéder de toute urgence à l’évacuation des malades. Une certaine lenteur de transmission et les difficultés de transport n’ont pas permis de commencer l’évacuation avant le débarquement.
Le 6 juin, quelques bombes sur l’établissement ; le 9, les premiers obus. Les malades sont mis dans des abris ou des tranchées. Un petit service de premiers soins aux blessés est installé. Près de 2 000 obus vont pleuvoir sur l’hôpital et une dizaine de bombes d’avion. Le 11, les incendies commencèrent à rendre la situation difficile et un premier contingent de malades, accompagné de religieuses, va aller chercher abri dans la campagne. Le 12, nouvelle évacuation. Il ne va plus rester à l’établissement que 77 femmes intransportables et quelques hommes abrités dans les tranchées.
C’est alors le séjour dans les fermes. La surveillance est difficile, les malades sont livrés à eux-mêmes. Ils suivent assez bien la colonne. Quelques-uns en profitent pour s’évader.
Enfin, les malades femmes sont rassemblées à Bethanie, les malades hommes à la ferme Hamelin et Corbin, à Picauville, les 77 femmes intransportables restent au Bon-Sauveur où s’effectue régulièrement la visite et où elles reçoivent régulièrement les soins que nécessite leur état. Les obus allemands continuent encore à tomber sur l’hôpital.
Les malades vont vivre entassés sur la paille pendant plusieurs semaines. On essaie de leur apporter le plus rapidement possible le minimum de confort et d’hygiène. La Direction loue le château de Bernaville laissé à notre disposition, 80 malades l’occupent, mais nous en sommes rapidement chassés par les nécessités de loger les aviateurs anglais. La guerre s’éloigne. On fait de sommaires réparations et on réinstalle des malades au Bon-Sauveur, mais il faut attendre le mois d’août avant de voir tous nos malades installés dans un lit. »
« Nous avons eu durant les événements, 17 tués et 20 blessés. 6 blessés graves ont été évacués sur l’Hôpital Maritime de Cherbourg, les autres ont été soignés sur place. Il n’y a eu que 19 évasions. »
Hommes Femmes
Population au 31 décembre 1940 492 623
Population au 31 décembre 1941 436 578
Population au 31 décembre 1942 393 524
Population au 31 décembre 1943 157 409
Admissions pendant l’année 24 19
Sorties (guérison, évasion, transfert) 40 80
Décès 14 27
Population au 31 décembre 1944 127 321
« Dans le service des femmes, le feu a détruit complètement l’infirmerie Sainte-Marie, le quartier Saint-Venant, la moitié du Bon-Secours et tout le quartier des pensionnaires.
[…] Dans le service des hommes, les dégâts matériels sont moins importants, mais tout le quartier de Saint-Jean-de-Dieu, destiné entièrement aux agités, est encore trop endommagé pour être occupé. D’autre part, la Communauté et les bureaux sont installés dans une partie des bâtiments. On a dû aussi abandonner 3 petits dortoirs pour les vieillards de l’hospice et les employés et sourds-parlants. »
« Nous ne disposons maintenant plus que de 150 lits pour les hommes et 330 lits pour les femmes à l’hôpital, et de 10 lits pour les hommes et 30 lits pour les femmes dans le service libre. […] Profitons de la nécessité de reconstruire pour faire de l’hôpital psychiatrique un hôpital modèle, développons des services libres, organisons l’assistance des psychopathes en organisant correctement les consultations d’hygiène mentale, créons et multiplions les assistances psychiatriques dont le rôle grandit tous les jours. »
« Le jeudi 20 décembre 1945, à la faveur de l’obscurité et au moment de la rentrée des travailleurs, ayant trouvé la porte ouverte (vers 6h30) le soir s’est évadé. Après l’avoir cherché, on nous dit qu’il s’est dirigé du côté des ruines de l’église.
Le lendemain vendredi 21, vers huit heures du soir, les prisonniers allemands travaillant dans la maison nous font prévenir qu’ils l’ont retrouvé ; est rentré au quartier après avoir diné avec ses camarades (qui sont venus le conduire).
Prétend s’être évadé pour éviter l’électro-choc, et pour aller à Cherbourg au dentiste et chercher des peintures pour faire des tableaux pour restaurer la chapelle.
Proteste toujours pour tout et contre son internement parce qu’il est soldat et veut travailler pour réparer les ruines, et surtout faire de beaux tableaux. Dit qu’on l’a fait entrer ici pour le faire mourir de faim, et espère que le bon Dieu punira les français qui n’aiment pas le bon Dieu. »
Rapport médical sur le fonctionnement en 1944 de l’hôpital psychiatrique du
Bon-Sauveur (Rapports et délibérations – Conseil général du Calvados)
« Monsieur le Dr Gosselin donne lecture d’un rapport au nom de la commission d’Assistance et d’Hygiène, sur le fonctionnement en 1944 de l’Hôpital Psychiatrique du « Bon-Sauveur ».
Malgré les événements de 1944, l’hôpital psychiatrique du Bon-Sauveur a su fonctionner au mieux. Sur 203 entrées, il y a eu 108 sorties. Les sœurs méritent des félicitations pour leur belle attitude et leur sang-froid pendant la bataille. L’une d’elles a été tuée, on a aussi à déplorer la mort d’un infirmier.
Il ressort d’autre part de la lecture de ce rapport qu’il est devenu nécessaire de créer un service ouvert, c’est-à-dire un service non soumis à la loi de 1838 sur l’internement (certificat médical timbré concluant à l’internement) qui serait considéré comme un hôpital libre pour maladies mentales. Ce ne serait pas quelque chose de nouveau – ces services existant dans d’autres régions. Il n’en coûterait rien au département en ce qui concerne la construction et l’aménagement, il y contribuerait en participant au prix de journée qu’il paye de toute façon.
Il en résulterait des avantages, car les familles et les médecins répugnent à placer les malades suivant la loi de 1838 et ne les conduisent que lorsqu’ils ne peuvent plus les garder dans les familles, ils sont alors devenus incurables et aussi peuvent vivre des années à l’asile d’aliénés, en attendant leur mort, alors que pris plus tôt, ils auraient pu être rendus à leur famille, à la société, à leur travail. Pour les malades à la charge du département, il en résulterait une économie notable. La commission de la Santé et de l’Hygiène émet à l’unanimité de ses membres le vœu qu’un service ouvert soit créé au Bon-Sauveur. »
« La diminution des maladies mentales pendant la guerre a porté sur les états d’excitation, les mélancolies anxieuses, les confusions, les délires aigus et chroniques (sans modification pour les formes hallucinatoires et les paraphrénies). Les mêmes faits avaient été déjà constatés par Esquirol et Baillarger pendant le siège de Paris. C’est seulement an début des perturbations sociales qu’on observerait la recrudescence des troubles mentaux. Ensuite certaines causes pathogènes disparaissent (moins de conflits sociaux et familiaux), et il y a atténuation adaptative de la tonalité affective : la sensibilité s’émousse. Les suicides se réduisent aussi. Il y a un envahissement d’une mentalité végétative avec sécheresse de cœur. » (X. Abely, Diminution des psychoses affectives pendant la guerre, Presse Médicale ; 5 août 194 4. n°15, p. 227-228)