La lecture des traités des médecins du XIXe siècle est toujours précieuse, surtout quand le présent tremble. Lisant la monographie de Paul Garnier, Des idées de grandeur dans le délire des persécutions, publié il y a presque cent cinquante ans à Paris, chez V.-A. Delahaye et Cie, je découvre les observations prises du grand aliéniste Legrand du Saulle sur des cas de mégalomanies. À la page 85, il y a l’exposé d’un certain Jean-Paul C. Toute ressemblance avec des hommes politiques actuels est … comme on veut .
« OBS. XXVI (personnelle).
Idées de persécution. Idées de grandeur. Dissimulation d’identité
Jean-Paul C., âgé de 25 ans, sans profession, d’origine polonaise, a été déjà traité à l’asile de Marseille en 1872. Après avoir servi pendant la guerre de 1870, dans la Légion étrangère, assisté aux combats qui ont eu lieu autour d’Orléans, il fut envoyé en Algérie où il commença à tenir des propos singuliers. Il se disait Jean Ier, roi de Pologne. Il paraît probable qu’il a eu avant ces idées ambitieuses des idées de persécutions.
Quoi qu’il en soit, après un séjour assez court à l’asile de Marseille, il obtient sa sortie… et entreprend de parcourir la Suisse et l’Allemagne. Nous le voyons à Sainte-Anne au mois de novembre 1877, après une démarche faite auprès du maréchal de Mac-Mahon, à l’Élysée, etc.
C. Jean-Paul est un homme vigoureusement constitué, à la physionomie intelligente et d’une tenue fort convenable. Il nous apprend, tout d’abord, qu’il n’est pas Jean-Paul C. et qu’il refusera, dorénavant, de répondre à ce nom. En effet, après avoir été Jean Ier, de Pologne, il est maintenant Louis XIV de Bourbon ; c’est la qualité qu’il s’attribuait sur la carte remise par lui au palais de l’Élysée. Mort dans sa première personnification de Jean Ier, il est ressuscité Louis XIV, et sorti de son tombeau de Saint-Denis. C’est Dieu qui lui a envoyé son fluide.
Il est seulement l’esprit de Louis XIV et n’a de Jean-Paul C. que l’enveloppe matérielle.
Comme il nous voit rire à cette étrange allégation : « Il n’y a rien de risible là-dedans. » Nous lui faisons remarquer qu’il y a au moins quelque chose d’étrange… « Mais, répond-il, ce n’était pas moins étrange, quand on entendit Denis Papin parler de la vapeur, Franklin des paratonnerres.
– Qu’avez-vous fait pour être amené à Sainte-Anne ?
– Oui, parlez-en… ; autrefois nous avions les lettres de cachet, aujourd’hui nous avons les maisons de fous pour se débarrasser des personnes gênantes. »
Pour chacun des deux rôles qu’il a été appelé à remplir, Dieu lui est apparu quelques jours avant, dans toute sa majesté, sous la forme d’un vieillard à barbe blanche en lui disant : « Tu seras Jean Ier roi de Pologne, tu seras Louis XIV. » Sa mission remplie, il redevient Jean-Paul C. Sur la recommandation qui lui est faite de s’occuper au jardin :
« Voyons, ce n’est pas sérieux de proposer une chose pareille à Louis XIV.
– Les souverains ne dédaignent souvent pas, lui est-il répondu, de s’occuper de cette façon.
– Qu’on me mène dans mon palais de Versailles et je m’occuperai sans doute de mes jardins, car je n’ignore pas que Cincinnatus labourait son champ, mais c’était son champ. »
Nous croyons devoir reproduire ici la lettre que Jean-Paul C. adresse à M. Magnan.
« Monsieur le Docteur.
Je vais avoir le plaisir de vous faire quelques observations ; si comme je me plais à croire, vous n’êtes pas de parti pris mon ennemi, vous comprendrez leur justesse. On m’accuse d’être fou, on m’enferme dans une maison de santé ; sous ce prétexte futile, on m’empêche de remplir la mission dont je suis chargé et d’où dépend le salut de la France ; soit : les hommes qui mettent les difficultés entre moi et le but que je veux atteindre seront seuls responsables des malheurs qui en seront la conséquence ; seuls, eux et les premiers ils seront les victimes de leur aveuglement. Je leur suis nuisible ; je les entrave dans leurs plans ; cela peut être juste, car si leur dignité, leur honneur et leurs intérêts étaient mieux compris par eux-mêmes, cela ne serait pas. Pourquoi, puisqu’ils veulent se débarrasser de moi, n’agissent-ils pas en hommes francs et loyaux ? Supprimer un homme est chose si difficile ! Une hache comme à la Tour de Londres, une guillotine comme sur la place de la Concorde ! Douze fusils comme à Querétaro [Expédition du Mexique] leur suffiraient pour me faire passer de vie à trépas. Ils seraient dès lors tranquilles ; je serais dans l’impossibilité de leur nuire. Pourquoi me soumettre à cette mort lente, à cette torture qu’on nomme la réclusion. Je veux bien admettre pour un moment que ma vie leur est chère, mais qu’ils croient que le moment n’est pas venu d’accomplir ma mission. Alors, pourquoi me priver d’air ? Pourquoi m’enfermer dans une salle où l’on vicie l’air par un grand nombre d’organes respiratoires ? C’est insuffisant à des poumons habitués au grand air des déserts de l’Afrique et des steppes de l’Ukraine.
Est-il juste de priver de mouvement un homme qui a toujours été habitué à en faire beaucoup, à un homme qui a besoin d’exercice pour vivre ? Jamais de ma vie je n’ai su ce qu’étaient les maladies. Il y a vingt-deux jours que je suis ici et il n’y a pas de jour où l’air surchauffé des calorifères ne me donne le mal de tête. Donnez-moi de l’air, du mouvement, et vous ne ferez que me donner ce qu’on ne refuse pas aux assassins dans les bagnes de la Nouvelle-Calédonie. Je veux bien croire que vous m’avez compris, que vous finirez par comprendre que je suis un de ces hommes trempés à l’ancienne qu’on ne saurait abattre moralement. Chez moi, pour abattre le moral, il faut tuer le physique. Je veux bien croire, dis-je, que vous n’êtes pas mon ennemi personnel et que vous ferez droit âmes justes réclamations.
Agréez, Monsieur le Docteur, l’assurance de ma considération distinguée.
Louis XIV de Bourbon. »
Dans une autre lettre, Jean-Paul C. explique sa résurrection qui est, tout bonnement, dit-il, une chose miraculeuse. Dieu l’a touché de son doigt, à plusieurs reprises. Après s’être longuement étendu sur la morale, la politique, le rôle de la France, que lui seul peut servir, il prie M. Magnan de transmettre au maréchal de Mac-Mahon ses desseins sur l’avenir du pays. En retour de ce service, il promet à son médecin qu’il lui ouvrira le paradis et il signe toujours Louis XIV de Bourbon.
Du reste, chaque fois qu’il est appelé sous le nom de Jean-Paul C., il refuse de répondre, il faut le nommer Louis XIV. À la visite du 3 décembre, Jean-Paul C. nous raconte que Dieu l’a averti que le Maréchal voulait le faire empoisonner. Mais il ne doit pas s’inquiéter, c’est par ordre supérieur ; il voit que le Maréchal le craint. Le 16 décembre, il n’a pas voulu manger, car Dieu l’a prévenu qu’on voulait l’empoisonner. »
Philippe Artières