Les fous dans les colonies de l’Afrique-Occidentale française en 1912
C’est en juin 1895 qu’est créée une nouvelle entité territoriale coloniale, l’Afrique-Occidentale française. L’AOF a désormais un gouverneur général basé, comme la Banque de l’Afrique-Occidentale qui émet sa monnaie, d’abord à Saint-Louis puis à Dakar. En 1904, les colonies de l’AOF au sein de ce territoire sont le Sénégal, le Haut-Sénégal, le Dahomey, le Niger, la Mauritanie, la Guinée et la Côte-d’Ivoire.
La question de la situation des malades aliénés dans l’AOF fut posée pour la première fois en décembre 1896, dans la séance du conseil général du Sénégal : les aliénés y restaient alors empilés à l’hôpital civil de Saint-Louis, mais en raison de l’absence de place, « on était réduit à donner la liberté à l’un pour en prendre un autre », constata l’auteur du rapport. M. Faure, c’était son nom, s’émut de cet état de choses et exposa la situation misérable de ces malades, indiquant que des négociations entreprises avec une congrégation religieuse, les pères de Thiès, pour la création d’une sorte d’asile, avaient échoué. Le rapporteur suggéra alors l’évacuation des aliénés sur un des asiles du Midi de la France. Cette discussion déboucha sur l’ouverture de pourparlers avec l’asile de Marseille qui aboutirent en mai 1897, par un traité de neuf ans avec cet établissement. L’article premier indiquait que « les indigènes de la colonie française du Sénégal atteints d’aliénation mentale seront admis à l’asile d’aliénés de Marseille moyennant un prix de journée de deux francs par malade. Le directeur s’engage à assurer aux aliénés de la colonie du Sénégal tous les soins médicaux qui leur seront nécessaires, pourvoir à leur nourriture, à leur entretien, à leur habillement dans les conditions stipulées en faveur des aliénés entretenus dans le dit asile à la charge des départements ». Le traité précisait aussi que tous les aliénés guéris devaient retourner au Sénégal. Le 31 juillet 1905, le conseil général renouvelle le contrat.
Au début des années 1910, la loi de 1838, instituant notamment un asile par département, n’avait toujours pas été promulguée, ni au Sénégal, la plus ancienne colonie du groupe, ni dans les autres colonies de l’AOF. L’internement des aliénés et toutes les questions qui s’y rattachent n’était réglementés par aucun arrêté ni aucun décret. Le lieutenant-gouverneur du Sénégal disposait de l’ordre d’internement des aliénés.
En 1912, lors du XXIIe Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, à Tunis, le Dr Carpot décrit en ces termes la situation des aliénés au Sénégal. Il ne dit rien des autres colonies de l’AOF, qui devaient être encore plus terribles, celles-ci n’étant pas incluses dans l’accord avec l’asile de Marseille.
Il n’existe, en effet, dans toute l’Afrique-Occidentale française, aucun établissement spécialement affecté aux aliénés.
« D’une façon générale, les aliénés européens sont soignés dans des cabinets attenants aux salles de médecine et, sauf les cas de tranquillité certaine, sont surveillés sans cesse par un infirmier indigène. Si l’excitation du malade est grande, il reste couché, vêtu de la camisole et toujours sous la surveillance d’un infirmier. Les aliénés indigènes sont reçus dans des chambres ou de petites cellules contenant un lit de fer, un matelas, une couverture ; dans un coin, posé sur un lit de sable, un vase avec couvercle et c’est tout. Assez souvent quand le sujet est très excité ou très violent, on est obligé d’enlever tout mobilier et il dort sur le carreau, roulé dans sa couverture. Ces locaux servent également à enfermer les prisonniers et prévenus malades, évacués de la prison sur l’hôpital. Voici, du reste, la description de ces locaux dans les principales formations sanitaires du Sénégal.
Hôpital colonial de Dakar. Cet hôpital reçoit les militaires européens et indigènes ; les fonctionnaires de toutes les administrations de la colonie ; les civils payants. Les aliénés européens sont placés dans des chambres séparées, attenantes aux diverses salles de malades. Le bâtiment affecté aux aliénés indigènes est le quatrième pavillon à droite de la cour centrale au rez-de-chaussée. Il mesure 7 mètres de large sur 24 mètres de long et est divisé en cinq chambres. De ces cinq chambres, trois seulement sont spécialement aménagées pour recevoir les aliénés. Des barreaux de fer rapprochés, recouverts de treillage métallique assez serré, obturent les fenêtres. Les portes pleines possèdent des serrures et des verrous extérieurs. Une des trois chambres (6m50, 3m50, 3 mètres de hauteur) possède une porte s’ouvrant à l’Est sur la galerie latérale de l’hôpital et deux fenêtres orientées l’une au Nord, l’autre au Sud. Elle est dallée comme toutes les salles de l’hôpital. Servant de cabanon pour les aliénés agités, elle ne contient habituellement qu’un lit en fer avec un matelas et une couverture. Les deux autres chambres sont occupées par les aliénés plus calmes. Lorsqu’il n’existe pas d’aliénés, elles sont utilisées comme locaux d’isolement pour les indigènes à maladies contagieuses peu graves, surtout les maladies cutanées. Ces deux salles peuvent contenir six lits. Elles ont une porte s’ouvrant au Nord et une porte s’ouvrant au Sud. Les deux dernières pièces du rez-de-chaussée ont bien des portes pleines, à verrous extérieurs, mais n’ont pas de barreaux aux fenêtres.
Hôpital civil de Dakar. Il s’agit là d’un hôpital tout nouveau, à peine achevé et reçu et destiné à l’assistance des indigènes de la colonie du Sénégal, seulement. Cet hôpital, situé derrière l’hôpital colonial actuel, entre cet hôpital et le camp des Madeleines, comprend, entre autres, des salles : pour les maladies générales, une maternité et un local complètement indépendant pour les aliénés. Ce local se compose de cinq chambres avec fenêtres à barreaux et accessoires, dont le nombre pourra être augmenté par la suite. Malheureusement, cet hôpital n’a pu encore être ouvert, le Sénégal n’ayant pas voulu jusqu’ici en prendre livraison, se jugeant trop pauvre pour l’exploiter. Il entrerait, paraît-il, dans les vues du gouverneur général d’assurer le fonctionnement de cet hôpital au moyen d’une contribution perçue sur le budget de chacune des colonies de l’AOF. Dans ce projet, les locaux pour aliénés seraient accrus pour y recevoir en observation tous les aliénés de ces colonies.
Hôpital de Gorée. Cet hôpital reçoit les indigents européens (rares) et les indigènes civils ou indigents. Les aliénés indigènes séjournent ordinairement peu de temps à Gorée, avant d’être évacués sur l’hôpital civil de Saint-Louis.Le local qui leur est affecté est très restreint : une cellule située dans la cour de l’hôpital.Dans cette cour, se trouve une sorte de hangar en planches divisé en trois parties, l’une sert de magasin, l’autre de buanderie ; la partie médiane est la cellule d’aliénés. Elle mesure environ 3 mètres de longueur sur 2m50 de profondeur et 2 mètres de hauteur. Elle contient un lit en planches et une paillasse. Elle prend jour par une petite ouverture grillagée placée au-dessus de la porte. Lorsqu’il n’y a pas d’aliénés à l’hôpital, on s’en sert comme lieu d’isolement pour les malades gâteux, ou atteints de maladies cutanées transmissibles.
Hôpital militaire de Saint-Louis. Cet hôpital reçoit les militaires européens, les fonctionnaires des diverses administrations et les civils payants. À l’hôpital militaire de Saint-Louis, les cabanons qui servent aux aliénés sont les mêmes que ceux qui servent aux détenus. Ces cabanons sont situés dans la partie gauche de l’hôpital, dans une cour desservant la morgue, les écuries, les bains, les magasins et le laboratoire de bactériologie. Ils sont au nombre de trois, de plain-pied sur la cour. Un de ces cabanons, le plus spacieux, a une porte pleine verrouillée au dehors, regardant au Nord-Est et une fenêtre grillagée, plutôt soupirail que fenêtre, placée très haut, près du plafond et s’ouvrant au Sud-Est. Un lit en planches, une paillasse, un vase, constituent l’ameublement. Les deux autres cabanons sont plus petits et placés à droite et à gauche d’une chambre de surveillance. Ils reçoivent le jour par un soupirail regardant au Sud-Ouest.
Hôpital civil de Saint-Louis. Est affecté aux indigènes. C’est sur cet hôpital que sont évacués tous les indigènes du Sénégal en attendant leur transfert à l’asile d’aliénés de Marseille. Aussi les cabanons sont-ils plus nombreux, mais non mieux installés que ceux des autres hôpitaux. Ces cellules sont au nombre de cinq, l’une d’elles divisée en deux par une cloison. Ce sont de petites cases en briques recouvertes de tuiles, placées au fond de l’hôpital, près des communs. Chaque cellule mesure 2 mètres de large, 2 mètres de profondeur et 2 m50 de hauteur. Comme ouverture, une porte à verrous extérieurs et au-dessus, une sorte de judas grillagé de 50 centimètres environ. La cellule divisée en deux donne deux cabanons d’un mètre de largeur seulement. Une de ces cellules contient un lit de planches, d’autres contiennent une natte et d’autres rien. Il est facile de voir combien est précaire la situation des aliénés dans ces diverses formations sanitaires et combien peu elle diffère de celle des détenus. Il est juste de dire toutefois que souvent des observations ont été faites sur cet état de choses et des vœux maintes fois exprimés, jamais réalisés. C’est ainsi que pour l’hôpital civil de Saint-Louis, nous trouvons la délibération suivante du conseil général du Sénégal, en date du 8 avril 1905 : « La Commission coloniale renouvelle ses observations de l’année dernière, tendant à l’amélioration du logement des fous, ou mieux leur installation dans un local spécial, en dehors de l’hôpital. Dans le cas où celte dernière solution ne pourrait être obtenue pour des raisons budgétaires, elle exprime le vœu que de promptes améliorations soient apportées au logement actuel des aliénés dans le sens de ses observations de l’année dernière, c’est-à-dire, construction d’une marquise sur la façade du pavillon afin d’abriter les cabanons du soleil qui frappe sur eux pendant toute l’après-midi, capitonnage desdits cabanons et fourniture de literie convenable. La Commission exprime en outre le vœu que ces malheureux soient évacués sans retard au fur à mesure de leur internement, sur l’asile d’aliénés de Marseille.
Signé : CARPOT, président. » »
Philippe Artières
« L’assistance des aliénés aux colonies ». Rapport présenté par les Drs H. Reboul, E. Régis ; Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française. XXIIe session. Tunis, 1er-7 avril 1912 (p. 81-87).