Médiathèque – Mon cher confrère…

Voilà des lettres, comptes-rendus de consultation, écrites par un psychiatre aux confrères qui lui ont adressé un patient. Des lettres rédigées entre 1953 et 1963, à un moment où la prise en charge des troubles mentaux se trouvait à une charnière, avec l’arrivée de médicaments qui allaient fortement réduire certains symptômes et la montée en puissance des thérapies de la parole avec la psychothérapie. 
On est entre les deux, les propos de ce médecin oscillent ainsi. Mais surtout, « en quelques lignes, il raconte dans chacune de ces lettres des vies de souffrance ». 

Monsieur le Docteur L., médecin du travail (25 janvier 1957)

« Mon cher confrère,
Je vous remercie vivement de m’avoir adressé Monsieur L. qui est un malade bien intéressant. Je ne sais si on doit le considérer comme un névrosé, ou bien comme un individu ayant des perversions. En tout cas les troubles de sa conduite sexuelle – principalement homosexualité, secondairement fétichisme – me paraissent assez « en surface ». Si vous me permettez une interprétation psychanalytique, j’exposerais ainsi ce que je pense du mécanisme de ce cas. Ce capuchon de caoutchouc qu’on lui met de force sur le visage – et de même, ces cauchemars où il se croit aveugle –, tout cela exprime l’interdiction de voir. Ce qui est interdit de voir c’est la vie sexuelle adulte, et plus particulièrement la castration épouvantable que représente dans l’imaginaire infantile le sexe de la femme. Devenu lui-même adulte, il ne peut avoir de satisfaction qu’aveuglée, fut-ce en imagination. De même il s’est toujours abstenu de voir des femmes et se sent plutôt attiré par des jeunes garçons.
Ce capuchon, qui l’empêche de voir mais aussi de respirer l’angoisse et le ravit à la fois. C’est cette angoisse qu’il éprouve quand il doit travailler dans des espaces étroits, sous-marins ou altiers souterrains. Parallèlement son seul plaisir c’est d’aller sur des lieux élevés, d’où la vue s’étend au loin ; il reste de heures à regarder. Pour la même raison, il préfère le travail haut perché…
Il n’y a là aucune contradiction… Je pense que pour le moment il est cruel et mal venu de faire travailler cet homme dans des endroits resserrés ; il ne peut y avoir un bon rendement. D’autre part si ce malade le désire, je suis à peu près certain qu’une analyse pourra en faire un individu absolument normal tant du point de vue professionnel que du point de vue personnel. Mais ceci implique un traitement de deux ou trois ans à Paris. J’ai indiqué cette possibilité au malade sans lui cacher toutes les difficultés et je le laisse seul juge.
Je vous remercie de votre confiance et aussi de la lettre si complète que vous m’avez adressée.
Veuillez agréer mon cher confrère, l’assurance de mes meilleurs sentiments,
Docteur H. P. 
»

Monsieur le Docteur R. (12 novembre 1957)

« Mon cher ami,
Je viens de voir à l’instant Monsieur D. C’est un malade compliqué et intéressant.Sa personnalité a certainement été depuis longtemps gravement empreinte de névrose. Cette névrose se manifeste dans tout son comportement puérilement masochiste tant social que familial. Ses craintes hypocondriaques sont anciennes – les premières manifestations se sont produites à 18 ans.
Actuellement il y a une floraison des expressions de sa névrose : crise d’angoisse, petits phénomènes psychosomatiques et redoublement de la phobie. À cette accentuation paroxystique, il y a trois causes au moins conjuguées ; 1 la mort du père, 2 une vie sexuelle et sentimentale bridée, inhibée, 3 peut-être un petit surmenage passager. Ces causes sont secondes ; chez un individu affectivement adulte la mort du père n’a pas un retentissement de ce type-là ; sa sexualité est bridée par ses conflits inconscients ; enfin il s’inflige tout à fait volontairement des pensums épuisants.
Il y a trois solutions. Je lui propose d’abord la plus agréable : un mois et demi tout seul, à cent lieues de chez lui, non pas à ne rien faire mais à se divertir. Si échec, électrochoc en clinique. Enfin si rien de ça n’agit, on pourrait peut-être envisager une psychothérapie. Une ombre au tableau, ce sont ces dispositions hypocondriaques ; c’est toujours un élément pessimiste.
Avec mes remerciements, toutes mes amitiés,
Docteur H. P. 
»

Mon cher confrère… Lettres d’un psychiatre (1953-1963), Philippe Artières ( historien et co-fondateur de VIF) et Nicolas Henckes (sociologue), éditions CNRS (180 pages, 19 €)