Médiathèque – L’assistance psychiatrique à domicile (1912)

C’est la date qui frappe. Le texte qui suit a été en effet prononcé en 1912 par le Dr Manheimer-Gommès, un psychiatre (1870-1936) par la suite devenu l’une des figures de la psychiatrie infantile, après avoir été un des médecins de l’écriture. Il a fait l’objet d’une étude de Denis Tiberghien qui restitue le contexte de ce plaidoyer, qui n’est pas si surprenant que cela, selon ce chercheur : « Le mouvement d’hygiène et de prophylaxie mentale qui se constitue à la fin du XIXe siècle remet en question le modèle asilaire, plus particulièrement l’utilisation systématique de l’internement et de l’isolement thérapeutique, et développe, entre autres, l’assistance familiale. Auguste Marie (1865-1934) était l’apôtre de l’assistance familiale aux malades mentaux… En 1901, avec Marie, Manheimer-Gommès avait attiré l’attention par des articles sur les avantages que pourrait présenter pour les épileptiques la colonisation familiale urbaine telle qu’elle fonctionnait à Berlin pour les aliénés. Ils la réservent non à ceux qui demandent une surveillance médicale constante ni à ceux au caractère impulsif ou difficile, mais à ceux qui « sont sujets seulement à des crises, sans présenter quoi que ce soit d’anormal dans leur intervalle » ».

Le Dr Manheimmer-Gommès a un parcours et un positionnement comme médecin très intéressant. Le chercheur Denis Tiberghien en fait une passionnante étude publiée en 2013, dont nous reprenons ici quelques éléments : après des études brillantes, il entre en médecine à l’automne 1889 ; il a fréquenté successivement plusieurs services, ceux de Descroizilles (Enfant-malades), Schwartz et Debove à Cochin, du 1er février 1892 au 31 janvier 1893. Tous louent son intelligence, son attention et son assiduité. Après un échec au concours de l’internat des hôpitaux en 1894, il est reçu en première ligne au concours de l’internat des asiles de la Seine en 1895. De 1895 à février 1898, il effectue ses trois années de stages à Sainte-Anne dans le service de la Division des hommes de Paul Dubuisson (1847-1908), puis au Bureau d’admission tenu par Valentin Magnan (1835-1916) et enfin à la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale dont le titulaire était Alix Joffroy (1844-1908). Il soutient une thèse sur Le gâtisme au cours des états psychopathiques.

En 1900, Manheimer devient médecin-adjoint de la Préfecture de la Seine. Denis Tiberghien indique que « Manheimer-Gommès proposait au mois de juin 1901 une consultation médico-pédagogique établie au dispensaire Théophile Roussel fondée par le Dr Dupont, médecin inspecteur des écoles ; consultation gratuite pour les enfants nerveux (convulsifs) et cérébralement anormaux (faibles d’esprit, retardés, vicieux) dans le 18e arrondissement. Donnée à la fois à la mère et à l’enfant, elle portait sur des exercices de gymnastique, des massages, des leçons d’hygiène et d’exercices de la parole pour la rééducation des troubles de prononciation. […] »

Philippe Artières

Voir l’article très complet :
« Un pionnier de la psychiatrie de l’enfant : Marcel Manheimer (1870-1936) ou Marcel Gommès, auteur du premier Précis de psychiatrie infantile », Denis Tiberghien, La psychiatrie de l’enfant, vol. 56, no. 2, 2013, pp. 485-520.

L’assistance psychiatrique à domicile
Dr Manheimer-Gommès

L’hôpital de la Pitié en 1912

« Un des faits qui frappent le plus dans l’état actuel de l’Assistance est l’augmentation énorme du nombre des aliénés et arriérés dont il faut s’occuper. Reflet de l’humanitarisme aujourd’hui général, les budgets des établissements consacrés à ce genre de malades se trouvent en augmentation constante, de par la bonne volonté des assemblés départementales.
Mais plus que jamais on a le devoir de chercher aussi le meilleur rendement thérapeutique et économique possible. D’où, dans les asiles, la tendance de plus en plus prononcée à séparer, pour mieux les traiter, les différentes catégories de psychopathes, de spécialiser en quelque sorte. Successivement, ces dernières années, apparaissent les quartiers de buveurs, les pavillons d’observation, la colonisation familiale rurale, les fermes-écoles d’épileptiques, etc.
D’autre part, plus on va, plus on doit convenir qu’il faut tenir également un très grand compte de la manière dont l’individu réagit par son caractère, son éducation, etc., aux troubles cérébraux dont il est atteint. Précautions qui ne se retrouvent pas (ou à peine) en assistance médico-chirurgicale et qui montrent, combien l’assistance mentale est plus complexe.
La spécialisation du traitement – si souhaitable – n’est nulle part plus apparente qu’avec le traitement par l’assistance familiale dans un milieu étranger, dite hétéro-familiale (procédé de Gheel, aujourd’hui appliqué dans tous les pays et réalisé, pour ce qui concerne le Département de la Seine, par les colonies rurales de Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château). Tous ces procédés d’assistance collective sont basés sur le principe de l’isolement des malades. Isolement, à la lois mesure thérapeutique (le changement de milieu ayant une influence favorable) et mesure de nécessité par la mise hors d’état de nuire, quand il se traduit par l’internement, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas, alors même que sont exclus tous actes dangereux, comme suicide, homicide, viol, fugue. Car l’internement apparaît, dans l’opinion médicale actuelle, comme la panacée psychiatrique.
Eh bien, il est des vésanies où l’isolement ne semble pas du tout nécessaire pour la cure et est une stupéfaction. D’autres fois, il est même nuisible. Falret l’avait déjà indiqué : il est bien des cas où le malade peut – ou même doit – être maintenu dans sa propre famille.
Proposition peut-être audacieuse, pour quelques médecins d’asile, trop habitués aux malades de leurs établissements ; pas pour les médecins praticiens. Tous ont dans leur clientèle des malades vésaniques, restant chez eux pendant tout le temps de leur trouble, sans jamais devenir tributaires des asiles ou même des hôpitaux. J’en observe pour ma part un grand nombre de cas, tant dans ma clientèle privée que dans mon service de contrôle des employés de la ville de Paris. Des statistiques parlent dans le même sens. La proportion des aliénés traités dans les asiles serait seulement de 10 à 15% (Russie), 30 à 40% (Autriche), 50% (France), 80% (Ecosse).

Ce mode de traitement dans la propre famille du malade (appelons-le homo-familial, pour le caractériser) est d’ailleurs aussi vieux que les maladies mentales elles-mêmes. Avant la création d’établissements spéciaux, n’était-ce pas le seul connu ?.
La possibilité de l’homo-familialisme – constatée par des faits, en dehors, de toute opinion théorique – amènera tôt ou tard, croyons-nous, à envisager ce mode d’assistance comme à employer systématiquement, en même temps que les autres, d’ailleurs, dont il ne peut être que l’auxiliaire. La question s’en posera certainement, un jour ou l’autre, devant l’opinion médicale.
D’autant qu’il y a tendance de plus en plus à assimiler – très justement – les malades mentaux aux malades organiques (création récente de salles de délirants dans divers services hospitaliers), et, d’autre part, à appliquer ce principe si souvent formulé par la Société des médecins de Bureau de bienfaisance et rappelé par Arnoux, à propos des secours de grossesse, que le traitement chez soi ne doit céder le pas au traitement en collectivité que dans des circonstances strictement déterminées. Et aussi, quel avantage moral, en un temps de désagrégation familiale, au maintien chez lui de celui des membres de la famille que la maladie a frappé !
Aussi nous semble-t-il intéressant pour la Société des médecins des Bureaux de bienfaisance de prendre dès maintenant l’initiative de cette étude.

L’organisation générale de ce mode d’assistance psychiatrique comporterait naturellement : 1° les visites du médecin à domicile ; 2° les consultations au dispensaire, pour les malades pouvant s’y rendre (c’est-à-dire la grande majorité), ce dispensaire donnant, par sa proximité, toutes facilités pour des consultations fréquentes. […]

L’assistance aux convalescents

L’assistance aux convalescents est un des côtés les plus intéressants de cette assistance domiciliaire. Les sortants d’asiles sont dans des situations très différentes des sortants d’hôpitaux, alors que cependant soumis à des nécessités thérapeutiques, hygiéniques, alimentaires à peu près pareilles. L’assistance de ces derniers est fort utile, mais combien plus indispensable, impérieuse même, celle des convalescents d’asiles ! On s’en détourne comme de gens tarés, les ateliers n’en veulent plus, et si cet abandon sans secours est inhumain plus que partout ailleurs, scientifiquement il est déplorable, comme un très puissant facteur de rechutes et de récidives.
Cette situation navrante a amené la création de maisons de secours pour aliénés convalescents dans la plupart des pays d’Europe. Parmi les œuvres les plus connues : l’After Care Association d’Angleterre, et la Société de protection des malades sortis des asiles de la Seine et des quartiers d’hospice, où le Dr et Mme A. Marie déploient de généreux efforts. Tous les médecins d’asile savent cependant que des fois, malgré l’existence de ces œuvres, on retient les malades internés, par peur de les laisser sortir sans soutien suffisant, et surtout dans l’ignorance où l’on est de leur capacité de réadaptation à leur ancien milieu. Comment réagiront-ils à ce brusque changement de vie ? Et, pour certains, quelle est la part exacte de vérité (délire, exagération, réalité ?) dans ce qu’ils alléguèrent sur leur situation familiale ?
Toutes ces questions auraient moins d’acuité avec l’aide d’une assistance domiciliaire, et l’on conçoit très bien, pour ces malades revenus à la vie courante, les soins d’un psychiatre à leur domicile ou au dispensaire, s’occupant de la continuation de leur traitement pharmaceutique et physiothérapique, indiquant les lignes de conduite pour eux et leur entourage, etc. C’est bien celte solution qui donnerait au médecin d’asile la décharge la plus complète envers la société, la liberté individuelle et le malade, aussi, mieux encore, que les maisons de convalescence même, qui forcément ne peuvent s’occuper de leurs clients que pendant un temps limité. Elle apparaît, chaque jour, avec un caractère plus urgent.

L’exemple des vieillards

Lorsqu’il s’est agi de créer en France l’assistance hétéro-familiale, on a calmé quelques craintes de l’opinion publique en montrant combien facilement, par transitions insensibles, on passe des vieillards à certains aliénés, affaiblis et inoffensifs.
Cette même progression est à rappeler, quand il s’agit de l’assistance à domicile, qui, comme la première d’ailleurs, s’adresse à des individus mentalement affaiblis, mais non complètement invalides, ces derniers étant du ressort des établissements collectifs.
On connaît l’assistance des vieillards à domicile. Elle est assurée par la loi de 1905 (Assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables privés de ressources). Beaucoup préfèrent l’allocation journalière de 1 fr., décidée par les Conseils municipaux et généraux, au séjour à l’hospice, où ils seraient de simples numéros, ou même aux colonies éloignées (Lurcy-Lévy) qui les changeraient trop de leurs habitudes. En cas de maladie, ils ont le service à domicile et la consultation (Dispensaire) du Bureau de bienfaisance. Eh bien ! très proches d’eux sont – encombrement classique des hôpitaux et des asiles – les déments à facultés affaiblies par une ancienne hémorragie ou un foyer de ramollissement. Beaucoup ne réclament aucun soin médical particulier. Et tout naturellement on a pensé à leur appliquer cette loi de 1905.
Certains d’entre eux – vieillards ou ramollis – présentent cependant parfois de l’excitabilité, deviennent, sous des influences diverses, turbulents, capricieux, entêtés, au point, dans les hospices, de troubler considérablement le repos de leurs voisins. Il est vrai que c’est souvent parce qu’ils ont été mal « pris ». Avec certains soins appropriés, il ne serait pas du tout impossible d’en garder quelques-uns chez eux.
Un pas de plus, et nous arrivons à d’autres chroniques inoffensifs, en très grand nombre dans les asiles, où ils s’accoutument insensiblement à la vie monotone, sans souci, sans responsabilité, sans effort, souvent employés comme travailleurs s’ils ont quelques capacités professionnelles : hypocondriaques, mégalomanes, inventeurs méconnus, persécutés mélancoliques sans réaction, s’accommodant en quelque sorte peu à peu à leurs conceptions monomaniaques. Bon nombre devraient être rendus à la vie sociale, moyennant précautions, ne serait-ce que pour éviter cette déchéance progressive (démence asilaire) survenant par le seul fait de la séquestration et du contact continuel d’autres malades.

Pour ces cas, il est vrai, l’assistance hétéro-familiale s’oppose à l’homo-familiale, avec cet avantage de la sélection des nourriciers, des mutations possibles des placements dès qu’elles sont reconnues avantageuses, de la supériorité, en général, du contrôle d’un étranger sur celui d’un parent. Néanmoins, c’est ici aussi question d’espèces. L’assistance domiciliaire trouverait bien des applications. Elle permettrait à maint d’entre ces inutiles de s’évader de la vie végétative pour récupérer une petite valeur sociale.
La même méthode pourrait résoudre en partie le difficile problème de l’assistance des épileptiques. Il en existe en France 31 000, dont 3 500 seulement en traitement dans les asiles (délirants, démentiels, etc.). Que faire de ceux (la grande majorité) qui n’ont que peu ou pas de troubles mentaux, rien que des accès convulsifs rares, peu intenses, diurnes, ou nocturnes même exclusivement ? Leurs réactions sociales peuvent être normales : ils sont objet de terreur et de répulsion. Si, par leurs symptômes, ils ne peuvent être rangés parmi les arriérés ou les affaiblis d’asiles, si un médecin ne jette pas sur eux, par un humain subterfuge, « le manteau du délire » (Legrand du Saule), ils restent inassistés. […]

Plus nombreux encore, certains anormaux, soit qu’ils puissent dès leur jeune âge rester dans leur famille, en fréquentant les classes de perfectionnement, conjointement avec les consultations médico-pédagogiques de Bicêtre, de la Salpêtrière, du Patronage Familial, et d’autres qui devraient être créées, soit qu’ils y reviennent après un séjour plus ou moins long dans un institut d’enseignement spécial. Il faut convenir que c’est aussi un puissant milieu éducatif que la famille, incessant producteur de contacts, d’expériences, d’impressions nouvelles pour la jeune intelligence en formation. Les instituts ont leur raison d’être, leur puissant outillage en « leçons de choses » est d’un grand secours. Mais quand leurs pupilles reviennent à la vie familiale, c’est toute une adaptation sociale à commencer, et cette éducation ne le cède pas à l’instruction en utilité. Aussi le système des classes spéciales, où les élèves sont externes, est-il, de même que les internats spéciaux, prévu par la loi de 1909. C’est l’observation soigneuse de chaque anormal qui devra renseigner, non seulement sur son traitement, mais sur son genre d’assistance : elle se ferait aux consultations médico-pédagogiques des dispensaires psychiatriques.

L’assistance domiciliaire doit aussi figurer en bonne place dans la lutte antialcoolique. Le nombre des alcooliques qui deviennent aliénés est considérable : 47% (hommes), 20% (femmes) des entrants, d’après les dernières statistiques de Magnan à l’Admission. Tous les moyens doivent être de mise pour combattre un pareil fléau : hôpitaux, asiles d’aliénés, maisons de cure proposées par Triboulet, etc., et surtout dispensaires.
C’est en effet à des polycliniques médicales que trouveraient un appui solide les œuvres de propagande, seul moyen de lutte sur lequel tout le monde est d’accord, puisque la limitation du nombre des débits ne peut être tenue du Parlement. C’est là, à sa consultation, que le médecin pourra dépister cliniquement les « petits alcoolismes » à formes insidieuses et essayer l’éducation du malade et de ses proches, appelés sous un prétexte au besoin. Sur les murs du local devront être affichés les appels des diverses œuvres (Ligue nationale contre l’alcoolisme, Étoile bleue, Pensée ouvrière, etc.). On essaiera d’affilier le malade, surtout dans les périodes de convalescence, à ces différentes sociétés, on lui enseignera les « bons » restaurants, on affichera (ce que je fais à mon dispensaire de l’Arbre-Sec) les recettes de boissons aromatiques à prendre pendant (froides) ou après (chaudes) chaque repas, on s’efforcera de donner quelques conseils sur un peu plus de méthode, un peu plus de régularité dans la vie professionnelle, etc. Le dispensaire antialcoolique annexé à l’École de psychologie de Bérillon, a déjà amorcé la question. Dès maintenant il serait facile de l’étendre beaucoup plus (et à peu de frais) dans les locaux de l’Assistance publique. […]

Un groupe de cérébropathies où l’Assistance à domicile est, cette fois, affaire de doctrine : les psychonévroses. La grande majorité des auteurs ordonnent l’isolement, presque toujours réalisé par l’internement. Pour d’autres, il faut, au contraire, la cure libre ; car le traitement consiste en une série d’éducations : éducation morale, et de plus vitale (réadaptation aux occupations, aux distractions), et enfin sociale (réadaptation aux proches, à l’entourage, « en milieu humain ») (P.-E. Lévi). En rendant au malade la surveillance de ses désharmonies mentales (Jones), on lui permet de développer son indépendance personnelle, par le pouvoir de volonté et la maîtrise de soi-même.
C’est toute la méthode de psycho-analyse de Freud. L’isolement serait au contraire des plus nuisibles. Il deviendrait même la cause directe de soudaines rechutes. Appartiennent à ce groupe la plupart des neurasthénies, psychasthénies, à forme phobique ou obsédante, gastropathies nerveuses, etc., et aussi un grand nombre de cas d’altération légère des facultés affectives. Nous en soignons beaucoup, et avec succès, soit à notre consultation privée, soit à celle de notre dispensaire (car ces affections sont bien plus fréquentes qu’on ne le croit dans la classe ouvrière), sans aucun isolement, par les procédés psychothérapiques associés aux diverses indications. En surveillant les symptômes organiques (constipation, menstruation exagérée, etc.), on peut ici prévenir un certain nombre de ces paroxysmes mentaux intercurrents, qui occasionnent les internements d’urgence.

Pour ce qui est des hystériques, auxquels depuis Charcot on applique tant l’isolement, soit asilaire, soit hospitalier, l’expérience montre qu’un certain nombre d’entre eux peuvent être soignés de même. Sans doute, très souvent, les cohabitants de ces névropathes, névropathes aussi, mobiles, impressionnables, menteurs, réagissent fâcheusement les uns sur les autres, mais comme on ne peut les interner tous, n’est-ce pas justement un signe qu’il faut surtout traiter, éduquer, conseiller l’ensemble de la famille ? Ici, on réussira surtout si l’on trouve un chef de famille ayant quelque énergie et autorité. Il restera au médecin à se faire comprendre des uns et des autres, et à les aider à ce qu’ils se comprennent mutuellement les uns les autres.

Allons plus loin : la possibilité d’un traitement domiciliaire doit s’envisager même dans les cas de maladies mentales aiguës (confusions mentales particulièrement). Quoi qu’on fasse, un internement constituera toujours une véritable tare, de plus en plus préjudiciable, étant données les croissantes difficultés de la lutte pour la vie. Pour le département de la Seine il faut, de plus, tenir compte du passage fréquent par le Dépôt de la préfecture de police, dont le séjour est terrifiant, de l’aveu de tous. Aussi notera-t-on soigneusement les cas où il n’est pas impossible de garder chez lui un confus mental de peu d’agitation ou criant faiblement.
Il est bien des délires oniriques paisibles, ne s’exerçant que sur des sujets (personnes ou objets) éloignés, ce qui diminue les risques : on peut, on doit les garder à domicile.
D’autre part, même dans les formes d’une extériorisation plus dramatique, les progrès de la thérapeutique moderne permettent une sédation rapide. Qu’on recherche les exo ou les auto-intoxications, les anomalies ou les déchéances de la nutrition, les maladies organiques auxquelles la psychopathie est plus ou moins étroitement liée. Le traitement général, le régime alimentaire, la saignée, les injections de sérum, les bains ou draps mouillés, les hypnotiques par voie buccale, rectale ou hypodermique suivant les cas, joints à la présence d’un personnel de garde assurant la clinothérapie, suffisent souvent.
Que de fois, appelé par des confrères pour pratiquer un internement, dans les cas les plus aigus, nous avons pu, à la surprise générale, guérir le vésanique chez lui-même, au milieu des siens, en relativement peu de temps, quitte à le laisser sortir pour l’hydrothérapie de la convalescence ! Le traitement atteignait, d’ailleurs, dans le milieu familial, une individualisation qui eût été impossible dans un établissement collectif.
Il n’est pas jusqu’à quelques morphiniques (pas tous, bien évidemment) qu’on ne puisse soigner à domicile, par un certain nombre de substitutions thérapeutiques et de petits procédés suggestifs combinés, trop longs à exposer ici. Nous en pourrions également citer des cas.

Les objections

Des objections seront faites à l’assistance homo-familiale. Tout d’abord, on opposera la liste – malheureusement journalière – de tous les crimes et délits commis par les aliénés en liberté, comme on l’a fait lors de la création des colonies hétéro-familiales.
Mais nous ne cesserons de répéter qu’il ne s’agit, pour nous, que d’un procédé accessoire, annexé aux autres, et qu’il exige avant tout une sérieuse sélection d’espèces. D’ailleurs, ce sont surtout les cas défavorables et bruyants qui – comme toujours – attirent l’attention publique. Des bons, on parle peu. Que de sortants d’asile, en particulier, sont favorablement influencés par un accueil familial bien conduit ! La franchise, la prévenance (sur conseils médicaux au besoin) des leurs font céder l’orgueil, le maniérisme, la défiance, et augmenter l’énergie au travail, l’éveil progressif à la vie sociale.
Ce mode d’assistance, qui paraît si élémentaire et si simple, est en réalité d’une extrême difficulté d’application, précisément parce que l’individualisation du traitement y atteint son maximum. Voilà une autre objection. Mais c’est une affaire de soins. Chaque cas doit être envisagé et jugé en lui-même, en tenant compte de tous les éléments du problème. Le choix des malades et des familles doit être aussi minutieux, plus encore, que pour les colonies hétéro-familiales.

Choix des malades

Se décider moins par la forme nosologique de la psychose que par la personnalité de l’individu, son caractère, habituel, sa manière de réagir à son délire et aux impressions extérieures. On peut s’attendre à des surprises et l’expérience de Van Deventer, dans ses placements en Hollande, le confirme. On ne pensera pas que les dociles, les laborieux sont forcément ceux qui donnent les meilleurs résultats, et inversement.
L’expérience personnelle est ici la meilleure garantie préventive : c’est affaire de flair. En tous cas, on exclura absolument les malades dont les sentiments affectifs sont pervertis au point d’être indifférents ou hostiles aux leurs, ceux à idées de suicide trop enracinées, les agités à tendance homicide, les raisonnants, les querelleurs, les récidivistes de l’internement, exploiteurs des asiles, les persécutés-persécuteurs, les persécutés dont le délire s’est souvent préparé au milieu ou par le concours même de circonstances qui continuent à s’exercer (Sollier). On se montrera très difficile sur le choix des idiots, imbéciles, déments précoces, déments paranoïaques.
L’assistance domiciliaire sera en général plus facile à réaliser avec les femmes qu’avec les hommes, en raison de ce qu’elles peuvent être plus facilement maintenues. De plus, quand elles sont atteintes chroniquement, on peut leur trouver dans la couture, la lingerie… du travail à leur domicile même, travail qui a l’avantage de pouvoir être facilement gradué.

Contrôle du milieu familial

Il faut, naturellement, que la famille ait la possibilité de se charger des soins, que tous ses membres ne soient pas retenus par un travail au dehors. La présence d’enfants n’est pas une contre-indication, quelquefois même au contraire. Tenir grand compte de la mentalité de ces familles, éliminer toutes celles qui manquent par trop de jugement, de circonspection, de bienveillance, de fermeté, ou qui font preuve d’un conflit d’opinion entre les différents membres, relativement au malade et aux soins. Tous doivent être instruits – et dès les premiers jours – du genre, de la gravité de l’affection, de la marche à suivre pour un internement dont la nécessité peut se présenter d’une minute à l’autre.
D’ailleurs, quand il s’agira d’un sortant d’asile, le lien avec l’asile devra être conservé (retour aux consultations, etc.). S’inspirer beaucoup du résultat donné par les congés d’essai, qui doivent être multipliés et rendus de plus en plus longs pendant le temps de l’internement.
Adjonction indispensable : appel à des infirmières à domicile que des écoles privées et l’école municipale de la Salpêtrière peuvent former de jour en jour plus nombreuses. Il s’agirait ici d’infirmières rompues à la pratique des malades mentaux par des cours spéciaux et un apprentissage préalable dans les asiles. Ces infirmières, un peu garde-malades, un peu femmes de ménage, seraient en outre un puissant auxiliaire pour la propagande des notions d’hygiène générale (cuisine rationnelle, propreté individuelle et des locaux…) et pour la lutte contre ces préjugés qui pèsent encore si lourdement dans l’opinion publique sur tout ce qui touche de près ou de loin aux maladies mentales et à leur prétendue incurabilité.

Le médecin

Comme chaque fois qu’il s’agit d’aliénés (asiles, maisons de santé, etc.), le traitement doit être tout entier entre les mains d’un médecin compétent en psychiatrie, qui seul peut assurer l’unité de direction. C’est qu’en effet ici, comme dans les asiles, son rôle est capital. Il faut que les malades puissent trouver conseil et appui auprès de lui à tout moment. C’est pourquoi, à rencontre de ce qui se pratique dans l’assistance parisienne, ce serait au même à assurer, par circonscriptions régionales, les visites à domicile et les consultations au dispensaire.

Le rôle des dispensaires

On pourrait aller plus loin et demander, comme Van Deventer, l’adjonction à ces dispensaires de petites salles hydrothérapiques, avec bascules pour peser, et d’un bureau qui servirait ainsi d’une sorte d’office de travail, trait d’union entre les asiles et les différentes sociétés de patronage, d’où les malades pourraient être distribués dans les divers ateliers ou colonies agricoles. La charité privée pourrait s’exercer utilement dans ces « centres de secours », où l’on donnerait aussi du linge, des vêtements, et quelque argent.
En attendant, on pourrait se contenter d’une organisation modeste s’inspirant de celle de l’Assistance publique à domicile actuelle, et même encadrée par elle. Car peu importe, scientifiquement, que l’assistance psychiatrique à domicile dépende de l’Assistance publique de Paris ou de la Préfecture de la Seine. Peut-être pourrait-on rappeler à ce propos que de toutes parts on réclame de sérieuses modifications dans le service des Bureaux de Bienfaisance. Aux modes anciens il faut substituer des moyens de secours modernes : consultations spéciales, distribution d’appareils prothétiques ou orthopédiques et nous ajouterons : surveillance et traitement de quelques malades cérébraux minutieusement choisis.
Les dispensaires psychiatriques pourraient rendre encore d’autres services. Plus on va, plus on apprécie, à côté de la médecine qui guérit, l’hygiène qui prévient ; le rôle de celle-ci grandira encore dans l’avenir. Où, mieux qu’au dispensaire, serait-il le plus facile, pour le médecin, de démêler parmi sa clientèle de consultants ceux qui sont le plus prédisposés ?
Anamnèse des antécédents héréditaires ; recherche des signes morphologiques de dégénérescence, indiquant la vulnérabilité cérébrale ; examen de la profession et des conditions dans lesquelles elle est exercée (métiers se rattachant à l’alcool, intoxications lentes saturnines ou oxycarbonées, caféisme, nicotinisme, etc.) ; étude du caractère individuel (tendances à la psychasthénie, à l’amoralité) ; dépistage de la paralysie générale au début ; mise à l’écart du conjoint dans les cas possibles de délire à deux ; opposition aux pratiques menant aux délires mystiques (religiosité exagérée, spiritisme, etc.), explication des dangers du surmenage physique ou intellectuel, de l’onanisme ; invitation à la résignation devant certains échecs inévitables de la vie, etc. Voilà un immense programme qui est celui de la prophylaxie de l’aliénation, comme de l’arriération mentale.
Le médecin du dispensaire aurait à aider de ses conseils plus particulièrement les déficients mentaux dans le choix d’une carrière, en se rappelant que les oisifs, les vagabonds, les dévoyés sont très aptes aux cérébropathies. Il préconiserait chez beaucoup de citadins et de déracinés le retour à la vie rurale.
Une tâche des plus intéressantes serait la surveillance du début des cyclothymies (moindre capacité de travail professionnel, prodrome des phases dépressives ; instabilité, irrégularité du travail, diminution du sommeil annonçant les phases d’excitation), car des mesures immédiates pourraient être prises. Mieux encore :il n’est pas impossible de prévoir, du même coup, la prophylaxie d’un certain nombre de délits et de crimes, aujourd’hui surtout que les idées sont orientées vers la criminalité scientifique, et pour ainsi dire, clinique. Car ce n’est pas le genre de l’acte qui importe, mais bien la nature, l’organisation de l’individu qui l’a commis, tout un concours de circonstances extrinsèques se trouvant d’ailleurs propice. La nocivité est une question de psychiatrie. Son étude exige au plus haut point la connaissance des états de dégénérescence. Que de méfaits commis chaque jour par des aliénés dangereux pourraient être évités !

Un atout financier

L’assistance psychiatrique à domicile est, on le voit, d’une nécessité scientifique et sociale incontestable. Sa valeur économique n’est pas moindre. Le nombre des aliénés assistés par le Département de la Seine croît chaque année dans de grandes proportions (augmentation de l’agglomération parisienne, extension de l’alcoolisme et de son empreinte dégénérative sur la descendance). L’accroissement du nombre de journées de traitement dans les asiles a été, de 1905 à 1910 (en comptant chaque nombre sur l’année précédente) : + 48 144, – 10 584, + 88 456, + 80 350, + 75 656. Jamais il n’y eut pareille pléthore. Les espoirs fondés successivement sur Maison-Blanche, puis Moisselles, ont été déçus.
C’est ici qu’on peut rappeler le mot de Parchappe que « se trouve détruite par l’encombrement, cette harmonie de combinaison des placements sur lesquels reposent, par la possibilité de réaliser le traitement moral, l’ordre, le calme, la discipline, tout ce qui est de nature à assurer le bien-être des malades. »
Les dépenses augmentent encore davantage proportionnellement : cherté croissante des terrains, augmentation, sur tous les budgets, des frais du personnel administratif, médical et secondaire. Ce dernier, surtout. La loi sur le repos hebdomadaire, les nouveaux règlements sur la suppression du roulement, sur l’augmentation du nombre des veilleurs, ont fait incessamment monter le prix de pension à payer par le Département.
À l’asile clinique, il vient d’arriver à 4 fr. 32 (3) (dont 17% pour les frais généraux, 47% pour le personnel, et seulement 36% pour les malades). En somme, les frais ressortent, pour le département seulement, à 14 millions.
Maintenant qu’un 7e asile étant bientôt en construction, on est déjà obligé de reconnaître avec l’ancien rapporteur du budget des Asiles, M. Navarre, son insuffisance, et qu’on se demande, au Conseil général, quelles mesures financières nouvelles on pourra bien prendre, n’est-ce pas le moment bien choisi pour essayer de diminuer, ne serait-ce qu’en de faibles proportions, un budget aussi formidable, par quelques nouvelles mesures d’assistance s’annexant modestement aux anciennes, et moins coûteuses ? Que n’obtiendrait-on pas avec une subvention familiale de 3 fr. et même 2 fr. par jour !
C’est donc l’heure d’examiner l’assistance psychiatrique à domicile, pour un certain nombre de malades à sélectionner. Quant à la ventilation des dépenses incombant, pour un pareil projet, tantôt à l’Assistance publique (assimilation possible des vésaniques aigus aux malades médico-chirurgicaux, de certains chroniques, aux bénéficiaires de la loi 1905), tantôt au Département, tantôt même à l’État, elle ne serait pas un obstacle pour des administrations prêtes à rajeunir leurs méthodes d’assistance. »