Médiathèque – Hervé Bokobza

Le psychiatre outragé

Hervé Bokobza est un voyageur. Il adore la mer, comme il adore le monde de la psychiatrie. De cette navigation dans le monde de la folie, Hervé Bokobza a exploré la quasi-totalité des modes d’exercice. Débutant sa pratique dans un des hauts lieux de la psychothérapie institutionnelle des années 1970 à l’hôpital de Moisselles dans le Val-d’Oise, hôpital psychiatrique marqué par la direction de Jean Ayme qui en a fait un haut lieu d’une transformation importante des pratiques à l’échelle d’un établissement. Puis, il exerce en cabinet à Paris, tout en travaillant dans une institution pour jeunes psychotiques poursuivant un cursus scolaire ainsi que dans un Institut médico-éducatif (IME) pour jeunes enfants. En 1989, c’est l’appel du Sud. Il décide de quitter la région parisienne pour rejoindre la clinique de Saint-Martin de Vignogoul près de Montpellier qui accueille de jeunes adultes. Cet établissement créé par le psychiatre Jean-Marie Enjalbert va être le lieu d’un engagement majeur pour lui, dont il prend la direction à partir de 1995. Un lieu magnifique et ouvert, qu’il va cultiver comme un jardin.

Dans ce cadre élégant, la psychothérapie de groupe structure l’essentiel de l’accueil et des soins. S’y adjoint l’exercice du psychodrame. Tout au long de sa carrière, sa passion de l’institution ne se dément pas, allant même jusqu’à la qualifier de « névrotique et inquiétante », avec son humour qu’il manie avec générosité, intarissable qu’il peut être avec un répertoire inépuisable d’histoires juives. Si la psychanalyse constitue pour lui une référence incontournable, la dimension de la transmission et l’interrogation des pratiques constituent les autres axes essentiels de son engagement clinique et politique. Ainsi, il assure pendant de longues années des formations dans le cadre du psychodrame Balint pour des soignants qui viennent y jouer leurs problématiques personnelles dans leurs rencontres avec les patients. Il maintient aussi son attachement à sa Tunisie natale en formant psychiatres et soignants tunisiens avec cette pratique groupale.

Son engagement dans les institutions psychiatriques se double évidemment d’un engagement politique dans l’association et le syndicat des psychiatres d’exercice privé. En 2002, il sera l’artisan de l’organisation puis de l’animation des États généraux de la psychiatrie en juin 2003 à Montpellier : face à la dégradation de l’accueil et des soins en psychiatrie depuis une dizaine d’années, ces états généraux seront l’occasion d’une mobilisation exceptionnelle de plus de 3 000 personnels soignants, toutes catégories confondues. Mais voilà, malgré cet événement inédit, les politiques gouvernementales successives vont d’un côté rester immuables, poursuivant un grignotage des conditions d’accueil et de soins en psychiatrie. Et de l’autre, un envahissement des techniques de gestion comptable et bureaucratique se fait sentir dans tous les lieux d’exercice. On assiste en outre à une montée en puissance d’un courant scientiste en psychiatrie, avec, en écho, une certaine lâcheté du milieu qui avale sans révolte couleuvres sur couleuvres.

Cinq ans plus tard, en décembre 2008, à la suite du discours du président de la République d’alors engageant une politique sécuritaire plutôt que d’offrir une hospitalité pour les malades mentaux, Hervé Bokobza réagit avec force. Et va susciter la création du « Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire ». Un combat essentiel car pour lui, le domaine de l’accueil et du soin doit s’articuler autour de l’écoute. Inversement, la dimension répressive telle que le développement du recours à l’isolement et à la contention, associé à la folie technocratique reflètent « une pulsion de destruction de l’autre, une deshumanisation des soins psychiatriques ».

Hervé Bokobza n’est pas une blouse blanche, qu’il ne porte jamais. Il est un visage, une présence, une manière de rire au monde comme de se mettre en colère devant les lâchetés de celui-ci. Parfois, il se lasse, se replie. Et se tait longuement pour supporter les folies de ce monde.

Le livre qu’il vient de publier – recueil de ses articles sur quarante ans – a un titre qui lui va à merveille : Manifeste d’un psychiatre outragé. Hervé Bokobza est outragé, il est blessé, mais il est surtout vivant. Nous publions, avec l’autorisation de son éditeur, ce chapitre où il raconte les fameuses visites d’accréditation, où des fonctionnaires de la Haute autorité de santé viennent vérifier la conformité du lieu avec les règlements. Une rencontre explosive (et souvent désespérante) entre les soins et les normes.

Ce qui empêche de soigner

Vendredi 17 juin 2005, milieu de l’après-midi : pendant une heure, une responsable-qualité d’un grand centre hospitalier universitaire parisien, cheftaine de délégation, un psychiatre d’exercice public et une ancienne directrice de clinique vont accomplir leur tâche et leur devoir : méticuleusement, avec neutralité, sans négligence ni émotion, devant la majorité de l’équipe institutionnelle de Saint-Martin, ils nous restituent les conclusions de leur « visite » d’accréditation.

Nous sommes dans la salle polyvalente, superbe espace de création, aménagé et investi avec soin, esthétique et amour par notre monitrice de danse et de théâtre, lieu de représentations théâtrales, lieu où, quotidiennement, des patients psychotiques s’emploient à retrouver sensations de l’espace ou contenant corporel, salle où nous organisons nos colloques, soirées de recherches ou de formation, salle qui narcissise, embellit, tente de déjouer l’inertie, la dépression ou le délire. Nos accréditeurs ont voulu une salle + une vidéo + un écran + de la pénombre. L’ordinateur est maître.

Nos trois experts vont utiliser le système de notation scolaire : A B C D. Ainsi vont défiler, pendant plus d’une heure, devant une assistance stupéfiée et médusée, près de 300 notes puisqu’il faut juger 270 items. Notes qui apprécient les notes que nous nous étions nous-mêmes attribuées puisque l’accréditation, dans sa grande magie, exige une double notation, celle de l’équipe et celle des experts. On compare ensuite les deux, allègrement, sans honte. Précisons qu’à 14 heures, j’ai eu, en tant que PDG de la clinique, la primauté de ce défilement de notes (il faut quand même préserver la direction et espérer leur donner ce petit plus de jouissance qui les fera peut-être se taire).

Je trouvais donc comme remède à l’absurde de la situation de laisser errer ma pensée : meilleur remède à la montée de l’angoisse, surtout quand je croisais le regard abattu ou sidéré de mes collègues confrontés à cet égrènement… Je me rappelais… Depuis un an, toute l’équipe institutionnelle s’était mise au travail, si je puis dire, afin de préparer la version 2 du processus d’accréditation : dizaine de personnes, toutes catégories confondues, inondées de documents qu’il nous fallait traduire en langage commun, des dizaines de réunions dont l’objet était de remplir les cases des 270 items, des centaines d’heures supplémentaires ou d’heures à récupérer ou d’heures passées hors du travail clinique quotidien, des kilos de papier diffusés aux 80 personnes travaillant dans l’institution, des visions de silhouettes se promenant dans les couloirs, croulant sous le poids du manuel d’accréditation, bref une vision de l’inutile, du semblant, de la soumission à la bureaucratie triomphante. Et pendant ce temps-là, les notes claquaient…
Je me souvenais des nombreuses heures passées avec notre directrice à qui j’avais confié le soin de diriger ce travail, des tensions qui immanquablement transparaissaient dans nos échanges car, en permanence, deux questions dominaient les débats : jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’où pouvons-nous céder ? Contradiction parfois insurmontable entre la dimension éthique et le diktat de la machine accréditrice. Combien de promesses devrions-nous faire pour améliorer la qualité de nos réponses à même de nous permettre de passer entre les mailles du filet ?
Je me souvenais que j’avais pris le risque de n’embaucher personne pour effectuer ce travail, contrairement par exemple aux grands groupes qui mettent en place des équipes-qualité, performantes, standardisées et formées à cette novlangue.
Je me rappelais à quel point l’institution avait souffert de cet engagement total de notre directrice dans ce travail au détriment de sa fonction habituelle. Et pendant ce temps-là, les notes claquaient, le défilement continuait, au rythme de pas cadencés… Je me rappelais quels trésors d’intelligence, d’ingéniosité, de compromis nous avions dû déployer pour maintenir notre dignité, notre honneur et surtout, comment l’humour nous avait sauvés, transcendés et avait été un formidable remède à la paranoïa, à la dépression ou au renoncement.
Je ressentais alors un vrai sentiment de fierté de travailler avec cette équipe, une certaine joie apaisante, une conviction formidable en la possibilité du travail collectif. Nous avions plié, mais nous n’avions pas cédé. Notre dossier était prêt, argumenté, solide, nous pouvions les attendre sans crainte ni culpabilité. Et pendant ce temps, les notes continuaient à défiler, leur bruit claquait à la face de tous, mais la résistance commençait à s’organiser, perceptible dans les murmures, les contorsions sur les chaises qui commençaient à couvrir avec légèreté le bruit des notes.
Je me rappelais que le mardi 14 juin, une demi-heure avant qu’ils apparaissent, nous étions tous sur le pont, dans les starting-blocks. À l’abri derrière la fenêtre de mon bureau, nous les vîmes arriver par la fenêtre, croulant sous le poids de leurs sacoches. Nous les observions en silence se diriger vers le bureau que nous devions leur offrir, équipé d’ordinateurs, de photocopieurs et de téléphones, sans oublier trois clés, une pour chacun. Tout ceci est écrit dans le contrat imposé par la Haute autorité de santé. Dans le planning de la visite négocié avant leur arrivée, la première heure est consacrée à une rencontre avec la direction. J’avais préparé une présentation de Saint-Martin, son histoire, son projet et ses objectifs. C’est inutile, me rétorqua-t-on immédiatement, nous ne sommes pas là pour cela, mais pour vérifier que nous sommes d’accord sur le planning. Cela commençait bien… Lors de la nuit d’insomnie qui s’ensuivit, je tentai de rassembler mes idées pour me dégager des mots maintes fois entendus durant cette première journée, harcelants, éprouvants : « Nous sommes des métreurs », « Quels sont vos protocoles ? », « Vos indicateurs sont-ils pertinents ? », « Quels outils mettez-vous en place ? », « Quelles améliorations de la qualité envisagez-vous ? », « Comment mesurer la qualité, quels dispositifs sécuritaires ? » – et tous ces sigles : le PMSI, le CLIN, la CRU, le CLU, le CHSCT, la CME. Ce que je comprenais fondamentalement pouvait se formuler ainsi : « Nous sommes là pour vérifier que vous pouvez vérifier que vous faites ce que vous avez décidé de faire et pour cela, il nous faut contrôler vos indicateurs, la façon dont vous évaluez la pertinence de ces indicateurs. »
Cette première journée fut très difficile. La tension était manifeste. De partout remontaient des sentiments de colère devant le caractère intrusif et policier des entretiens avec plusieurs membres de l’équipe. Ainsi, pour vérifier nos dires, le psychiatre nous impose une simulation : il jouera le rôle d’un malade qui vient d’arriver à la clinique et qui parcourt le circuit de son admission. Je suis ainsi amené à le recevoir dans mon bureau en compagnie d’une infirmière. Il joue si bien son rôle que je suis dérouté, essayant à maintes reprises d’arrêter cette mascarade, mais je n’y parviens pas. Je cède, je joue le jeu ; je m’en veux terriblement, mais je suis pris au piège.
Christelle, l’infirmière, va ensuite lui faire visiter l’institution. Voici quelques extraits de ce qu’elle a pu rédiger après cette épreuve : « C’est une rencontre de troisième type avec l’accréditeur ; des étiquettes se bousculent dans ma tête : psychiatre, malade accréditeur. Durant le temps de la visite, j’ai surfé la vague du vrai ou du faux. Comme les jeunes enfants, j’ai eu envie de dire pouce, c’est de la triche. Une anecdote : dans le couloir, une patiente le prend à partie : « Est-ce normal que les hommes et les femmes soient ensemble dans la même institution car moi, la nuit, on vient me visiter » ? Voyant qu’il est gêné de répondre à cette interpellation, j’interviens. Une minute après, il me dit qu’il est angoissé parce que vient de lui dire cette patiente. La perversité est inouïe. Bien sûr, comme une petite fille devant l’autorité, j’ai dit des absurdités : « Ne vous inquiétez pas, on vous réveillera demain matin, ne vous angoissez pas, on vous préviendra pour la réunion. » Réponse de l’accréditeur, psychiatre, malade : « Vous savez que c’est projectif et qu’avec les psychotiques, etc. » L’apothéose a été lors de la visite de la chambre. Il ne m’était jamais arrivé cela : la lumière ne marchait pas, la porte du placard lui est tombée sur les pieds, la climatisation ne s’est pas mise en marche et le boîtier lui est resté dans la main, faisant apparaître les fils. Non je n’ai rien fait, ce sont les murs qui ont parlé. Blanche et pas très bien, je devais assurer le reste de la journée. Mon atelier avait été retardé à cause de lui, les patients m’attendaient particulièrement ce jour-là. »

Devais-je, le lendemain matin, à la réunion avec les accréditeurs, cesser de me taire et transmettre le côté inadmissible de cette première journée, au risque de provoquer un clash que nous n’avions pas décidé pour le moment de provoquer ? Devais-je au contraire continuer d’arrondir les angles, continuer à être sûr de notre fait et laisser passer l’orage, au risque de mettre l’équipe en grande difficulté ? Je ne réussissais pas à trancher et c’est eux qui me donnèrent la solution. En effet, ce mercredi 15 juin, à 8 heures, ils commencèrent la réunion en nous disant qu’ils étaient tout à fait satisfaits de l’accueil qu’ils avaient reçu et qu’entre autres, Christelle, l’infirmière, « s’en était remarquablement tirée (sic) ».
Je leur rétorquai alors, le plus calmement du monde, que l’équipe n’avait pas eu la même impression, mais que je prenais note du fait qu’ils avaient apprécié la qualité de l’accueil et que cela me réjouissait.
Pendant ce temps, dans notre bel espace de création, les notes continuaient de claquer. Aux contorsions se mêlaient quelques grognements, les apartés devenaient plus nombreux, certaines grossièretés échangées risquaient de franchir le mur du chuchotement. Les trois autres jours se déroulèrent dans le même climat.
Je me souvenais que le deuxième jour, une rencontre avec le PDG était programmée. Enfin, pensais-je, je vais pouvoir parler de Saint-Martin. Or, en me fixant le thème de la rencontre, on me demanda immédiatement ce que je pensais de l’accréditation. Je fus confronté à un vaste exercice de style : Comment parler pour ne rien dire ? Comment parler sans dire ce que je pensais ? Comment faire pour taire mes convictions ? J’avoue que je m’entendis bafouiller, bredouiller avant de me ressaisir car ils m’en donnèrent l’opportunité en me demandant si nous en avions parlé aux États généraux.
Là, je me régalai de les renvoyer à tous nos textes, les énumérant et les commentant. Ils avaient eu le tort, en se permettant outrageusement de rompre le cadre de l’accréditation, de me donner l’occasion de le rompre à mon tour tout en faisant semblant d’être ravi de cette question. Me revint alors à l’esprit une phrase de Claude Olievenstein qui disait qu’il faut parfois savoir être plus pervers que le pervers. Toujours pris dans mes pensées, je n’entendais plus le bruit des notes qui devenait assourdissant car il était accompagné d’un brouhaha de protestation de plus en plus audible. Ils scandaient depuis près d’une heure : le rapport touchait à sa fin. J’eus encore le temps de me souvenir d’un moment d’exquise jouissance quand nous avions abordé le dernier item qui s’intitulait ainsi : « Quels moyens utilise l’institution pour faire campagne pour le don d’organe, celle-ci étant une priorité de santé publique ? » Nous avions noté NC, c’est-à-dire « Non concerné ». Ils nous affirmèrent qu’on ne pouvait pas y échapper et qu’il fallait trouver les moyens de faire de la publicité dans l’institution pour faire passer ce message. Cela tombait bien puisque nous avions reçu quelques semaines auparavant un patient qui s’était émasculé et avait offert son testicule à sa mère… Nos trois accréditeurs furent frappés de stupeur de nous entendre dire : que nous n’étions pas là pour envoyer nos patients au suicide ; que fort souvent, pour les patients psychotiques, le mot c’est la chose ; et, que moi présent, il n’y aurait jamais de propagande à Saint-Martin pour cette priorité de santé publique. Silence, silence…

Ils étaient très embarrassés car ils n’avaient pas le droit de coter NC ni de mettre D puisque D veut dire que nous devons nous améliorer. Or nous affirmions que jamais au grand jamais, nous ne nous améliorerions sur ce point. Ils furent obligés d’inventer une note. Au milieu de ces ABCD, ils promulguèrent un chiffre et ce fut le zéro. Mais l’heure avançait. Je me rappelais que deux heures auparavant, j’avais déjà eu droit au défilement de notes et que passionné par les chiffres, j’avais compté 27 C sur les 270 items, les autres étant des A ou des B. À la fin de la projection, je leur avais confié que j’étais très en colère de comptabiliser autant de C. Ils s’étaient esclaffés en cœur : pour eux, il y en avait très peu et le Rapport était bon.
Je leur avais rétorqué que les C concernaient surtout les EPP. Ils m’avaient répondu que ces notes étaient peut-être sévères, mais que c’était pour nous permettre de ne pas nous endormir sur nos lauriers. Sic ! Avant de rejoindre tous nos collègues, ils me rappelèrent les termes de la loi : la restitution, c’est-à-dire le Rapport qu’ils vont remettre, n’est pas contradictoire, il ne peut y avoir de questions et encore moins de débat quand ils feront défiler ces notes devant tout le personnel. Ils me demandèrent seulement si je voulais dire un petit mot au début ou à la fin de leur Rapport – privilège du PDG.
Je choisis bien sûr « à la fin du Rapport ». La fin était là, le Rapport était terminé. Je pouvais, je devais parler. Il n’était plus question de me replier sur ma chaise, de laisser aller mes pensées, je devais dire. Je vais tenter de vous restituer ce que je pus formuler dans ce contexte.
« Mesdames, Messieurs, chers collègues, Tout d’abord un grand merci à toute l’équipe de Saint-Martin et particulièrement à notre directrice pour avoir accepté de se soumettre à cette redoutable épreuve de l’accréditation. Merci à tous d’avoir accepté des contraintes étrangères à notre fonctionnement habituel. Merci à tous d’avoir fait l’effort gigantesque d’une lecture d’un langage administratif abscons et coupé de votre engagement quotidien.
Mesdames, Messieurs les experts visiteurs, vous m’avez confié combien vous vous étiez sentis bien accueillis. Apprenez que pour nous, le principal critère d’évaluation du bon fonctionnement d’une institution est justement à repérer dans ce champ : celui de l’accueil de l’étranger, de l’étrange, de l’inconnu ; c’est le principal indicateur, pour reprendre votre terminologie, de la créativité indispensable à notre discipline, avec cette fonction essentielle d’empathie et de respect de la singularité de l’autre. Nous pourrions, vous auriez pu en rester là. Qui plus est, comme vous l’avez je l’espère entendu, il est bien plus difficile de vous accueillir que d’accueillir le malade mental le plus gravement atteint. Vous êtes venus essentiellement pour évaluer nos pratiques professionnelles. Et pourtant nous n’avons pas eu le loisir de vous exposer l’essence de notre projet. Or le projet de soins de la psychothérapie institutionnelle repose sur l’évaluation permanente de nos pratiques. Kafka n’est pas loin. Chaque institution crée ses codes, ses procédures, ses protocoles; ils constituent sa trame existentielle, ils dessinent le cadre de travail, essentiel au repérage des contre attitudes négatives ou pathogènes; ils permettent de lutter contre les dérives d’un fonctionnement terrain vague ou à l’inverse d’un fonctionnement machinique. Mais ces constituants ne vous intéressent pas car ils ont pour objet de lutter contre l’homogène, la standardisation ou la stigmatisation. Pas d’étalonnage, mais justement, la mise en place d’un dispositif institutionnel à même de rendre compte de la spécificité de chaque soin, de l’écart qu’il y a entre le protocole et la spécificité de chaque prise en charge.
C’est de l’hétérogène que surgit l’espace créatif dans tout collectif de soins. Or vous souhaitez juger la qualité de l’homogène. Pour revenir à votre cotation, je trouve inacceptable cette série de C qui viennent sanctionner l’EPP. C’est tout simplement la preuve évidente d’une concordance impossible car, tout simplement, votre objet n’est pas le nôtre. Vous avez eu l’outrecuidance de nous dire que le C vient dire qu’il ne faut pas nous endormir sur nos lauriers. Mais nous ne vous avons pas attendu pour évaluer notre travail. Vous avez également émis l’idée que nous devrions envoyer des personnes se former à la notion de qualité, c’est-à-dire former des personnels à une meilleure connaissance de l’attente de l’HAS (Haute autorité de santé), à mieux savoir remplir les cases, mieux savoir comprendre vos items, mieux savoir comment accepter l’encerclement, l’affadissement, l’expropriation de nos expériences imposée par l’HAS, tout simplement de notre position de soignant avec tout ce qu’elle comporte de créativité, de subjectivité et d’effort de pensée.
Avant votre visite j’émettais deux hypothèses :
– Soit il existe une rencontre possible entre deux langages en apparence distincts pour trouver un terrain commun.
– Soit cette rencontre est impossible et il s’agirait alors de tenter de nous arracher, de nous détacher, de nous expulser de notre langue afin qu’elle disparaisse dans les méandres de la standardisation, dans les critères de certification ou autre validation. Ces quatre jours passés en votre compagnie viennent hélas étayer d’une manière éclairante la deuxième hypothèse.

En ce sens, la V2 (validation deuxième) est une colossale machine bureaucratique intrusive, malveillante et destructrice ; vous vous faites les agents d’une œuvre qui entame le projet de soin qu’une équipe doit élaborer patiemment, en toute indépendance et qui doit avant tout lui appartenir. Et pourtant, m’avez-vous dit, nous aurons sûrement un bon Rapport.
Merci, mais que m’importe aujourd’hui. Avant votre arrivée, j’étais déterminé, serein et inquiet.
Aujourd’hui, je suis déterminé, serein et très inquiet pour l’avenir.
Je vous remercie et bon retour.
 »

Éric Favereau et Paul Machto

Manifeste d’un psychiatre outragé, Hervé Bokobza, Éditions du Champ social