À propos du film Captives d’Arnaud des Pallières (2024)
Le cinéma français aime les aliénées. Il y a dix ans, le film de Bruno Dumont Camille Claudel 1915 sortait sur les écrans ; accompagnée par les malades de l’hôpital psychiatrique des années 2010, Juliette Binoche y interprétait la sculptrice internée à Montfavet non loin d’Avignon. En 2021, c’était la Salpêtrière qui était à l’honneur dans Le Bal Des Folles, réalisé et interprété par Mélanie Laurent, adapté du livre éponyme de Victoria Mas (prix Renaudot 2019), plaidoyer contre la psychiatrie patriarchale de Charcot. Captives, film réalisé par Arnaud des Pallières avec une pléiade de talentueuses comédiennes (Mélanie Thierry, Josiane Balasko. Marina Foïs, Carole Bouquet et Yolande Moreau…) échoue dans son entreprise de restituer la terrible atmosphère du service des femmes de La Salpêtrière.
Arnaud des Pallières a posé sa caméra à l’intérieur du grand asile où sont internées à la fin du XIXe siècles 4 000 patientes (et non 5 000 comme il est dit dans le film). Le réalisateur prend ses aises avec la réalité historique et la chronologie ; pour des raisons scénaristiques, il inscrit son film en 1894 (évitant ainsi de présenter le Pr Charcot, mort en 1893, et d’être accusé de plagiat par Mélanie Laurent) et ressuscite une malade, Hersilie Rouy née en 1814 mais morte en 1881 (Carole Bouquet). Ce ne serait pas grave si les mémoires de cette patiente n’avaient été publiées en 1883, provoquant une affaire comme l’historienne Yannick Ripa l’a montré dans L’Affaire Rouy. Une femme contre l’asile au XIXe siècle (Paris, Tallandier, 2010). Arnaud de Pallières s’affranchit, aussi, de la psychiatrie contemporaine elle-même, en fusionnant les deux grands quartiers de la Salpêtrière, le quartier neurologique, celui de Charcot, et le quartier des aliénées, celui « des folles ». L’infirmière Marguerite Bottard, dite « Bobotte » (Josiane Balasko), ne travailla pas dans ce dernier mais auprès des hystériques.
Ces imprécisions n’auraient pas tant d’importance si elles ne révélaient la difficulté du cinéaste à tenir un point de vue. Il nous livre une galerie de stéréotypes. Il y a l’héroïne (Mélanie Thierry) qui se fait volontairement enfermer pour retrouver sa mère, il y a Héloïse Rouy, avec qui elle partage une complicité sociale, qui vit loin du dortoir, dans un petit pavillon individuel, il y a surtout les « vraies folles », prostituées syphilitiques, vieillardes, anorexiques, dépressives, trisomiques, filles perdues abusées (par un médecin) qui accouchent une nuit sans l’aide du moindre soignant. Une enfant vient rejoindre la troupe sans qu’on sache vraiment pourquoi ; les mineurs n’étaient pas là mais au Service des aliénés de l’Hospice de Bicêtre, dirigé par Bourneville, comme l’a analysé Anatole Le Bras, dans Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), publié à CNRS Éditions. Il y a enfin les « perverses » soignantes qui sont le bras armé des médecins.
Si le tableau est total (suicide, infanticide, brimades…), c’est un monde de femmes qui est peint, sauf lors du fameux bal des folles qui offre la trame utile pour tenter de rassembler toutes ces intrigues. Mais la scène tourne au grotesque (du numéro de chant de Mélanie Thierry à son évasion). Surtout, cet événement a une histoire propre et comme l’a étudié l’historienne Aude Fauvel dans sa thèse soutenue en 2005 à l’Ehess, Témoins aliénés et « Bastille moderne ». Une histoire politique, sociale et culturelle des asiles en France (1800-1914), cette communauté de femmes a laissé des archives, on ne peut donc lui faire dire n’importe quoi. Le plus gênant est sans doute dans cette incapacité à faire entendre ces sujets et à ne regarder que des actrices jouer à faire les folles.
Philippe Artières