Les fous de Blida, oubliés de l’Histoire

Le rapport de l’historien Benjamin Stora à la demande du président de la République sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » a été publié le 20 janvier 2021. Si nombre de faits importants et de recommandations concrètes sont exposés, une question est oubliée : celle des malades mentaux français restés enfermés à l’hôpital psychiatrique de Blida après l’indépendance.

Hôpital de Blida, Algérie

Combien de décennies a-t-il fallu pour que soit reconnu l’abandon à la famine et à la mort les 45 000 malades dans les asiles psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale ? Tragédie que plusieurs auteurs, dont le premier, Lucien Bonnafé dès 1948, ont nommé pour faire choc « l’extermination douce » puis « l’hécatombe des fous » par d’autres auteurs engagés1? Il a fallu la ténacité de quelques psychiatres et historiens pour faire aboutir cette reconnaissance qui s’est manifestée en 2016 par l’apposition, sur le Parvis des Droits de l’Homme, d’une plaque par le président de la République, François Hollande. Soixante-et-onze ans après !
La tragédie algérienne n’a certes pas donné lieu à une telle horreur dans l’unique hôpital psychiatrique d’Algérie. Mais je me permets ce parallèle pour souligner le silence et l’oubli à propos de ce que les sociétés font aux malades mentaux.

Le drame de l’oubli

Que sait-on de « l’abandon » en 1962 des malades mentaux dits « européens », internés, hospitalisés parfois en placement libre à « Joinville », l’hôpital psychiatrique de Blida ?
L’hôpital psychiatrique de Blida, nommé Joinville du nom d’un faubourg de cette petite ville à 40 km d’Alger – comme on disait Charenton pour l’hôpital Esquirol en région parisienne –, était l’unique hôpital psychiatrique des trois départements français, quand la loi française du 30 juin 1838 avait décidé la création d’un asile psychiatrique par département. Une autre différence entre la France et l’Algérie dite « française »…
Depuis 1845 et jusque dans les années 1930, nombre de malades étaient transférés, dans des conditions terribles, d’Algérie à l’hôpital Montperrin d’Aix-en-Provence. Ce n’est qu’à partir de 1927 qu’un premier bâtiment ouvrit à Blida. L’hôpital fut terminé et inauguré en 1938.
En 1962, l’hôpital psychiatrique avait une capacité de… 2 220 lits ! Mille cinq cents personnes y étaient employées. Une petite ville comme un certain nombre des asiles en France, dont par exemple, Clermont-de-l’Oise, Ville-Evrard, pour les plus importants.
Le transfert en métropole des patients dits « européens » s’est déroulé à partir de 1963, un an après l’Indépendance. Que sait-on des conditions de leur « rapatriement » en France ? Quelques rares historiens travaillent sur cet événement. Mais combien de familles, de proches de ces malades ont connaissance de ces faits ?
Si toutes les populations de ce pays ont traversé des drames inouïs, ce drame de l’oubli des malades mentaux est oublié, enfoui dans cette mer de douleurs, de souffrances partagées….

Hôpital de Blida

Une histoire personnelle

C’est par une histoire toute personnelle, que je me suis penché tardivement sur la question des malades mentaux en Algérie. Il y a maintenant quatre ans, je me suis demandé quand, comment, pourquoi, un de mes oncles paternels avait été transféré à l’hôpital psychiatrique de Montauban ?
Cet oncle, né en 1897, médaillé de la Grande Guerre, avait été interné en 1961 à l’hôpital psychiatrique de Blida. Un vague souvenir restait présent à mon esprit : un matin de 1961, j’avais 12 ans, il était venu voir mes parents dans notre appartement sur les hauteurs d’Alger pour demander de l’aide. Je me souviens de son état quelque peu exalté, excité et euphorique… et du malaise de mon père, ne sachant trop quoi faire. Mes parents devaient partir pour nous accompagner à l’école, mon frère et moi, et eux se rendre à leur travail.
Un autre souvenir, c’est une visite à Montauban, sur le chemin de nos vacances dans les Pyrénées, l’été 1965. J’avais 16 ans. C’était un sympathique bonhomme âgé mais souriant, dynamique et affable, content de voir notre petite famille, sa famille. Il était hospitalisé, mais libre de sortir de l’hôpital à sa guise. Nous avions été nous attabler à une terrasse. Il avait pris un café, moi je me souviens avoir demandé « une orgeat ».
Ce n’est que plus tard que j’appris qu’il était décédé en 1969, donc à 72 ans, toujours à l’hôpital de Montauban. J’ai retrouvé la correspondance de mon père avec lui, avec le médecin-chef du service, ainsi qu’avec les pompes funèbres. J’ai su que ma famille, mon père, ses autres frères et sœurs avaient maintenu le lien avec lui… mais j’ignore comment ils ont été informés de son transfert de Blida à Montauban.
Comment, dans la tourmente de ces deux derniers mois du printemps 1962, de la décision de partir d’Alger, dans cette conscience d’un départ définitif de notre terre natale, dans l’affolement de ce qui fut un authentique exode, nombre de familles de malades de Joinville n’ont pensé qu’à eux-mêmes et à leurs enfants pour « se sauver » en France, sauver leur peau, tant la peur sur le devenir de l’inconnu qu’ouvrait l’Indépendance envahissait les esprits. D’ailleurs, au cours de ces deux derniers mois, nombre de vieillards allaient décéder, percevant sans doute la fin d’une époque…
Je ne veux pas imaginer ce qu’ont pu ressentir, vivre, penser ces malades hospitalisés qui devaient bien savoir ce qui se passait « dehors ». Car mon expérience de quarante années de psychiatre des hôpitaux m’a bien appris que malgré leurs désordres psychiques, les patients sont bien au courant de l’histoire et des événements politiques et sociaux qui existent de par le monde.
Je ne veux pas imaginer comment ils ont vécu le départ de leurs proches. Comment l’ont-ils su ? Ont-ils pu recevoir des lettres ? Quelles connaissances des événements de ces semaines leur étaient transmises par les infirmiers, par les employés de l’hôpital ? Nous savons bien qu’il était de coutume, dans les asiles de ces années-là que les correspondances soient interceptées, lues, détruites, parfois conservées dans les dossiers sans être envoyées.

« Les infirmiers ont tenu comme ils ont pu »

Quelle fut l’ambiance à l’hôpital dans ces derniers mois de la présence française et dans les premiers mois de l’indépendance ?
Un collègue chef de service de psychiatrie à Blida avec qui j’ai pu entrer en 2016 m’a transmis ce qui m’est apparu comme une débâcle : le départ précipité des quelques psychiatres de l’hôpital – à cette époque les psychiatres des asiles étaient peu nombreux – laissant les services et les malades aux personnels infirmiers. Voici ce qu’il a répondu à ma demande sur l’existence éventuelle d’archives médicales de l’établissement :
« En 1962, il n’y avait plus qu’un seul psychiatre dans tout le pays. Très peu d’administration ; les infirmiers ont « tenu » l’hôpital de Blida comme ils ont pu. Il se sont apparemment très occupés des malades, mais très peu des archives. (Puis) quelques médecins coopérants étrangers sont passés de façon assez peu régulière, ce qui fait que les archives médicales ont été délaissées… »

Hôpital de Blida

Joinville, l’hôpital psychiatrique de Blida, est nommé après l’indépendance « Hôpital Frantz Fanon », en hommage à celui qui arriva en 1953 pour prendre le poste de 5e chef de service tout récemment créé. Il y restera trois ans, démissionnant de son poste en 1956, car de plus en plus engagé dans la lutte pour l’indépendance. En réponse à sa lettre de démission, bien que Français, il reçoit un arrêté d’expulsion d’Algérie ! Il rejoindra Tunis et la direction du FLN dans l’année qui suivit son retour en France.
Frantz Fanon a entrepris au cours de ces trois courtes années de sa présence à Blida une transformation radicale des pratiques de soins. Il avait impulsé la création d’une école de formation pour les infirmiers, où il sollicitera la venue des CEMEA2 pour des stages de formation, entre autres transformations3. Il y avait découvert la ségrégation entre les malades, les « indigènes » dans certains pavillons, les français dans d’autres.

Blida

Toutes ces questions sans réponse

Demeure aujourd’hui tout un champ de travail historique à entreprendre pour tenter de retracer ces événements, ces transferts des malades vers les hôpitaux psychiatriques.
Existe-t-il dans les archives de ces hôpitaux des traces de l’itinéraire de ces personnes ? N’y aurait-il pas d’écrits, des dessins, des créations de ces malades dans leurs dossiers ?
Pourrons-nous entrevoir comment ces femmes et ces hommes ont vécu cette année 1962 ?
Comment ont-ils appris leur départ pour la France ?
Comment se sont déroulés ces départs ?

Histoires de René L., exposition au Mucem

Ont-ils su où ils allaient être emmenés ?
Comment ont-ils pu l’interpréter, pour celles et ceux qui déliraient ?
Comment ont-ils été accueillis dans les hôpitaux psychiatriques français déjà surpeuplés à cette époque avant la mise en œuvre de la sectorisation psychiatrique, en 1972 ?
En fonction de quels critères furent-ils dirigés vers tel ou tel établissement ? Pourquoi furent-ils dispersés dans les différents HP sans cohérence avec les lieux de résidences de leurs proches ? Pourquoi Montauban ? Pourquoi Caen – comme me l’a évoqué un historien ? Pourquoi Grenoble ?
Comment leurs familles ont-elles été informées ?
C’est à toutes ces questions que nous sommes tous, descendants ou non, en droit de pouvoir obtenir quelques réponses.
Si nous savons que les fous, les malades mentaux, sont de tout temps parmi les plus oubliés, nous savons aussi que c’est souvent par quelque scandale, quelque dramatique fait divers qu’ils vont rappeler leur existence à la face du monde !
Parce que ces malades de Joinville méritent de sortir de l’oubli.
Parce que l’histoire de ces êtres humains nous concerne tous.
Parce que, comme l’a énoncé François Tosquelles, ce psychiatre catalan réfugié en France pour fuir le franquisme, admiré par Frantz Fanon, « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme qui disparaît ».
Parce qu’il faut savoir, nommer les faits et choses, se souvenir pour pouvoir oublier ! 

Paul Machto

Une partie des réponses se trouve dans l’exposition « Histoire(s) de René L. », jusqu’au 8 mai au Mucem à Marseille.

  • 1) Max Laffont, Patrick Tort, Armand Ajzenberg, Isabelle von Bueltzingsloewen, Michaël Guyader, Pierre Bailly-Salin, notamment.
  • 2) Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active
  • 3) Frantz Fanon, Portrait, Alice Cherki, Éd. Seuil, septembre 2000