Il y a quelque chose de jubilatoire à voir tous ces fous dans cette exposition au Louvre, « Figures du fou – Du Moyen Âge aux romantiques ». Ces figurines, ces dessins, ces couleurs, ces masques, des habits, ces rires, ces attitudes – 300 œuvres : sculptures, objets d’art (ivoires, coffrets, petits bronzes), médailles, enluminures, dessins, gravures, peintures sur panneau, tapisseries –, tout cela fait sourire et plaisir comme devant un carnaval. Bien loin des images lourdes et douloureuses de la folie d’aujourd’hui.
Certes, tout n’est pas rose. « L’art médiéval est essentiellement religieux. Pourtant, c’est le Moyen Âge qui a donné corps à la figure subversive du fou », note la brochure présentant l’exposition. « Pour l’homme médiéval, la définition du fou est donnée par les Écritures, en particulier le premier vers du psaume 52 : « L’insensé a dit en son cœur : « Il n’y a pas de Dieu ! ». La folie est avant tout méconnaissance et absence d’amour pour Dieu ». Inversement, il existe aussi des « fous de Dieu », tel saint François. Désigné comme « jongleur de Dieu », il est comme les saltimbanques sur les routes. « En ville, il dit l’Évangile monté sur des tréteaux. À la différence du monde des comédiens et autres amuseurs, François incarne au Moyen Âge une folie positive, celle « du fou de Dieu ». Esprit novateur, il est celui qui renverse les valeurs pour s’approcher de Dieu. »
Il n’empêche, le fou est vivant, le fou est agité, le fou est dans la vie. Puis « au XIIIe siècle, la notion est inextricablement liée à l’amour et à sa mesure ou démesure, d’abord dans le domaine spirituel, puis dans le domaine terrestre ». Le thème de la folie de l’amour va hanter les romans de chevalerie, comme Perceval, Lancelot ou Tristan. « Bientôt, le personnage du fou s’immisce entre l’amant et sa dame : il est celui qui dénonce les valeurs courtoises et met l’accent sur le caractère lubrique, voire obscène, de l’amour humain. »
De mystique qu’il était, le fou va se « politiser », voire se « sociabiliser » : ainsi, au XIVe siècle apparaît le fou de cour qui devient l’envers de la sagesse royale, avec sa parole ironique ou critique. « Une nouvelle iconographie se met en place et on reconnaît le fou à ses attributs : marotte, habit rayé ou mi-parti, capuchon, grelots ». Il est drôle, il est amusant, et « au XVe siècle, sa représentation connaît une expansion formidable, liée aux fêtes carnavalesques et au folklore. Associé à la critique sociale, le fou sert de véhicule aux idées les plus subversives. Il joue également un rôle dans les tourments de la Réforme : dans ce contexte, le fou c’est l’autre (catholique ou protestant). Au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, sa figure est devenue omniprésente, ainsi que le montre l’art de Bosch puis celui de Bruegel. Puis bizarrement, il disparaît… ». L’exposition se conclut par le regard porté par le XIXe siècle sur le fou. Il devient tragique, voire cruel.
Ce voyage est ainsi, passionnant, déroutant, tonifiant même. La commissaire de l’exposition remarque que dans les portraits de fous, la plupart du temps, ceux-ci sourient alors que la règle est d’être on ne peut plus grave et sérieux lorsque l’on vous peint. Le fou évolue, change, mais à chaque époque, il a une place et une fonction. Jamais ne sont mis en avant son inutilité sociale ou son manque de productivité. La folie est à part, ni une maladie, ni un handicap. C’est celui qui ne croit pas en Dieu, c’est celui qui se laisse aller à la luxure, c’est celui qui permet aux autres d’être normaux, c’est celui qui distrait le roi. La figure du fou envahit les livres, manuscrits et bréviaires, d’abord dans les marges (marginalia) pour prendre ensuite une place centrale. Avec la révolution de la gravure et de l’imprimerie se déploie une large diffusion des idées : publié à Bâle pendant le carnaval de 1494, La Nef des fous de Sébastien Brant est ainsi, à travers ses traductions et éditions, le deuxième livre le plus vendu au XVe siècle, juste après la Bible !
Tout n’est pas linéaire pour autant. Au même moment, dans le tableau de Jérôme Bosch – La Nef des fous, un nom donné longtemps après – peint au tout début du XVIe siècle, voilà que le fou se détourne : il est sérieux, il fait presque la moue alors que les autres personnages s’enivrent de leurs vices. Il est comme une vigie sur un mât.
Ce n’est finalement qu’à l’heure du romantisme que le fou devient malade, malheureux, et dans les dernières œuvres de cette exposition, il apparaît alors dans la douleur et la souffrance, comme dans le fameux tableau où le Dr Pinel libère les internes de leurs chaînes. Dans cette vaste rétrospective, au fil des siècles, jamais le fou n’apparaît dans son intériorité. On ne sait pas qui il est. Ni ce qu’il pense. C’est le regard des autres qui le définit, c’est la place que lui confère la cour ou la société qui lui permet d’exister. C’est toujours les autres qui parlent de lui. Et de fait, cela n’a pas vraiment changé…
Éric Favereau et Paul Machto
« Figures du fou – Du Moyen Âge aux romantiques »,
jusqu’au 3 février 2025 au Musée du Louvre.